Jeunesse et mobilité : la fracture rurale

Auteurs

Félix Assouly est diplômé de sciences humaines et sociales à l’Université catholique de l’Ouest. Après plusieurs expériences professionnelles dans le secteur associatif en France et à l’étranger, il dirige aujourd’hui les actions de plaidoyer et d’influence de Chemins d’avenirs.
Salomé Berlioux est entrepreneure sociale. Après des études supérieures à Sciences Po Paris et en master de littérature à l’ENS et à la Sorbonne, elle a travaillé dans le conseil stratégique en communication, comme chargée de mission à la Présidence de la République, puis au sein du cabinet du ministre des Affaires étrangères comme conseillère discours et prospective. En 2016, elle a fondé l’association Chemins d’avenirs pour lutter contre les fractures territoriales en pariant sur les jeunes des zones rurales et des petites villes. Auteure des Invisibles de la République (2019, Robert Laffont), de Nos campagnes suspendues (2020, L’Observatoire) et de La Peau des pêches (2021, Stock), elle a été missionnée en 2020 par Jean-Michel Blanquer sur le thème de l’égalité des chances dans la France des zones rurales et des petites villes, et en 2021 par Olivier Véran et Adrien Taquet pour une stratégie nationale de lutte contre l’infertilité.
Victor Delage est le fondateur de l’Institut Terram. Il est diplômé d’un master of arts en études politiques et de gouvernance européennes au Collège d’Europe à Bruges, et d’un double master en affaires européennes et en sciences économiques à Sciences Po Grenoble. Il a été responsable des études et de la communication à la Fondation pour l’innovation politique entre 2017 et 2023. Il dispense un cours intitulé « Les think tanks dans l’Union européenne : rôles, stratégies, dynamiques » au master Gouvernance européenne de Sciences po Grenoble.

Résumé

Si les ruraux grandissent dans des contextes et des paysages différents les uns des autres, la faible densité de leurs territoires et leur éloignement des métropoles façonnent leur existence. Ces réalités forgent une expérience commune, une communauté de destins entre eux tous. Quand tout est loin, quand les transports sont plus difficiles d’accès, quand chaque déplacement prend du temps, quand la voiture est un impératif, votre existence est nécessairement différente de celle d’un urbain. Cette donne fait de vous un jeune rural, qu’importe que vous grandissiez dans une petite commune isolée ou en pleine campagne, dans la Creuse ou dans les Ardennes. Dans ce contexte, analyser et comprendre la mobilité sociale et géographique des jeunes ruraux s’impose comme une priorité. Cette enquête, menée par l’Institut Terram et Chemins d’avenirs avec l’Ifop, rompt avec l’approche habituelle du rural perçue depuis la ville, au profit d’une classification liée à la faible densité de population des territoires ruraux. Cette méthodologie inédite, d’une grande précision, permet de mieux appréhender les espaces ruraux, qui correspondent ici aux communes « peu denses » et « très peu denses », soit 88 % des communes et un quart des jeunes de 15 à 29 ans (26 %). L’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 2 039 personnes représentatif de la population rurale âgée de 15 à 29 ans, et d’un échantillon de 2 027 personnes représentatif de la population française âgée de 15 à 29 ans, incluant 1 079 citadins. Chiffres à l’appui, l’étude fait état d’une jeunesse rurale dont le quotidien est sous-tendu par l’éloignement et rythmé par les déplacements. Des trajets pour aller vers : vers l’école, vers les amis, vers le médecin, vers la culture, vers les études, vers le travail… Des trajets qui, lorsqu’ils sont contraints pour des raisons économiques ou d’accès difficile aux transports, ferment les portes une à une. Traiter de cet enjeu de la mobilité en ruralité, ce n’est pas faire preuve de misérabilisme à l’égard des territoires ruraux. Bien au contraire, c’est permettre aux acteurs locaux et nationaux de proposer aux jeunes une mise en adéquation entre goût pour la campagne et aspirations professionnelles. C’est tenir compte d’une situation individuelle et collective qui, à ce jour, empêche des millions de jeunes Français de réaliser leur potentiel. C’est enfin pouvoir prétendre à une véritable égalité des chances en France.

Synthèse

Cette étude, menée par l’Institut Terram et Chemins d’avenirs avec l’Ifop, rompt avec l’approche habituelle du rural perçue depuis la ville, au profit d’une classification liée à la faible densité de population des territoires. Ici, les territoires ruraux correspondent aux communes « peu denses » et « très peu denses », soit 88 % des communes et un quart des jeunes de 15 à 29 ans (26 %).

Lorsqu’on interroge les jeunes ruraux sur le lieu où ils souhaitent mener leur vie, une division quasiment équitable apparaît entre ceux qui désirent rester dans leur territoire (48 %) et ceux qui veulent le quitter (52 %). En comparaison, les jeunes urbains sont moins nombreux à vouloir rester dans leur lieu d’origine (41 %, contre 59 % qui souhaitent bouger).

Plus le niveau de vie des jeunes ruraux est élevé, plus forte est la volonté de rester : 55 % des jeunes ruraux aisés expriment leur intention de demeurer dans leur territoire, contre seulement 43 % pour ceux issus de milieux populaires.

Les kilomètres sont lourds de conséquences sur le quotidien des jeunes ruraux, qui doivent composer avec la distance. Parce qu’ils sont loin des opportunités et des services, les jeunes ruraux de 18 ans et plus issus de communes très peu denses passent en moyenne 2 h 37 dans les transports chaque jour. C’est 42 minutes de plus que pour les jeunes urbains majeurs (1 h 55) : près de trois quarts d’heure en moins par jour pour les loisirs culturels, la pratique sportive ou encore le temps en famille.

À la problématique des kilomètres s’ajoute une offre de transports en commun insuffisante. Les transports en commun ne permettent pas de compenser l’éloignement : 53 % des jeunes ruraux déclarent être mal desservis par le réseau de bus, contre seulement 14 % chez les jeunes urbains, soit 39 points d’écart. Même estimation pour le train, avec 62 % des jeunes ruraux qui s’estiment mal desservis contre 24 % des jeunes urbains.

Cette insuffisance des transports en commun provoque mécaniquement une dépendance à la voiture. Les jeunes ruraux sont 69 % à dépendre de la voiture quotidiennement, contre 31 % des urbains. Cette dépendance provoque une fragilité, notamment pour les 7 jeunes ruraux sur 10 de plus de 25 ans (67 %) qui se disent en risque de perdre leur emploi si leur mode de transport actuel est compromis.

Cet enjeu de la mobilité dans la vie des jeunes ruraux se retrouve dans tous les domaines. Ces jeunes sont contraints par la distance pour se rendre en cours, s’engager dans une association, faire les courses, effectuer une démarche administrative, recevoir des soins… Lorsqu’ils ne peuvent pas parcourir cette distance, ils en viennent à se priver : 49 % des jeunes ruraux disent avoir déjà renoncé à la pratique d’activités culturelles en raison de contraintes de déplacement ou de mode de transport. Un pourcentage qui s’élève à 57 % pour les jeunes des territoires très peu denses.

Au moment de construire leur parcours d’orientation, l’enjeu de la mobilité prend un nouveau tournant pour les jeunes ruraux. Parce que 70 % des formations post-bac se situent dans les grandes métropoles, ceux qui souhaitent poursuivre des études supérieures devront nécessairement bouger pour se former. Quand on sait que 8 jeunes ruraux sur 10 (79 %) ont passé les dix premières années de leur vie à la campagne ou dans une petite ville, on comprend qu’ils hésitent à franchir le pas vers une grande ville coûteuse sur les plans financier et matériel. Et, de fait, la grande majorité de ces jeunes se projettent dans un territoire similaire au leur : 63 % d’entre eux disent souhaiter vivre leur vie d’adulte en milieu rural – dans le détail, davantage à la campagne (43 %) que dans une petite ville (20 %). Ces préférences contrastent nettement avec celles des jeunes urbains, beaucoup plus libres dans leur façon d’envisager leur territoire futur : 29 % envisagent de vivre dans une ville moyenne, 22 % dans une grande ville, 18 % à la campagne, 17 % dans une petite ville et 14 % à l’étranger. Les jeunes urbains sont de fait beaucoup plus libres d’aller chercher la formation, puis l’emploi, là où ils se trouvent.

Les jeunes ruraux retrouvent encore le défi de la mobilité et ses conséquences au moment de construire leur parcours professionnel. Ainsi, 38 % des jeunes ruraux en recherche d’emploi disent avoir déjà renoncé à passer un entretien en raison de difficultés de déplacement. C’est 19 points de plus que leurs homologues urbains (19 %). Une fois en poste, la distance moyenne entre leur lieu de travail et leur domicile continue de peser sur les jeunes ruraux : 45 % d’entre eux ont déjà rencontré des difficultés pour se rendre au travail en raison de l’éloignement ou de problèmes de transport. Les frais nécessairement associés aux déplacements viennent alourdir cet état de fait : à titre d’exemple, le budget moyen pour les transports d’un jeune rural s’élève à 528 euros par mois versus 307 euros pour les jeunes urbains du même âge. Un coût qui conduit les jeunes des territoires à renoncer à certaines opportunités professionnelles ou bien à entamer leur reste à vivre.

La mobilité internationale est une illustration supplémentaire du fossé entre les possibles aspirations des jeunes ruraux et leur réalisation concrète. Ainsi, si 77 % des jeunes ruraux affirment qu’ils aimeraient un jour vivre à l’étranger, seuls 13 % ont déjà eu l’opportunité de le faire pour une durée de plus de 3 mois.

Les entraves à la mobilité des jeunes ruraux alimentent le vote en faveur du Rassemblement national (RN). Au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, 39,6 % des jeunes ruraux ont voté pour Marine Le Pen. C’est plus du double des jeunes urbains (18,1 %). À l’inverse, les jeunes ruraux se sont beaucoup moins tournés vers Emmanuel Macron (16,8 %) que leurs homologues urbains (24,3 %), mais aussi moins tournés vers Jean-Luc Mélenchon (16,2 % contre 27,6 %). Il est frappant de constater que ce sont les jeunes ruraux dont la mobilité est quotidiennement difficile qui sont les plus nombreux à porter leur dévolu sur la droite radicale. Plus le temps passé en voiture est long, plus le vote pour la candidate du RN croît : 34 % pour ceux qui sont moins de 30 minutes par jour dans leur automobile, 43 % entre 30 et 59 minutes, 42 % entre 1 et 2 heures et 49 % pour plus de 2 heures. De même, l’isolement géographique perçu joue un rôle déterminant : ils sont ainsi 36 % à avoir voté Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 lorsqu’ils habitent dans une petite ville, 41 % dans un village et 46 % dans un hameau. Enfin, les critères socio-économiques renforcent l’effet de lieu avec un vote RN majoritaire chez les classes défavorisées (57 %), chez les diplômés d’un CAP ou d’un BEP (60 %) et chez les salariés du privé (51 %).

Si la détérioration de la santé mentale de la jeunesse française inquiète légitimement à l’échelle nationale, les ruraux sont les plus affectés : 76 % des jeunes ruraux disent avoir connu des périodes intenses de stress, de nervosité ou d’anxiété. La moitié d’entre eux parlent d’épisodes de dépression (49 %). Plus inquiétant encore, 35 % de ces jeunes affirment avoir déjà eu des pensées suicidaires.

Introduction

Pendant des décennies, les jeunes ruraux sont demeurés un impensé. Impensé politique, impensé médiatique, impensé des secteurs publics et privés : on ne parlait jamais d’eux. Et lorsqu’on en parlait, c’était pour les associer aux fils d’agriculteurs, alors même que ces derniers ne représentent que 5,7 % de la population active rurale1Données Insee, 2019..

Mais depuis quelques années, les jeunes des « territoires » sortent peu à peu de cet angle mort. On a enfin collectivement compris qu’il y avait là un sujet crucial, ne serait-ce que parce que ces jeunes sont 5,3 millions, soit 30 % des 3-24 ans, sans même inclure ceux des petites communes.

Avec cette prise de conscience surviennent les risques inhérents à tout thème que l’on défriche : la caricature, les lieux communs, les raccourcis. Ainsi entend-on souvent dire que ces jeunes manquent d’ambition. L’équation paraît simple : parce qu’ils s’orientent plus volontiers que les autres vers les filières professionnelles, parce qu’on les retrouve peu dans les filières sélectives, comme les grandes écoles de commerce ou d’ingénieur, parce qu’ils visent rarement des carrières à l’international ou encore parce que, lorsqu’ils accèdent aux responsabilités, ils se positionnent peu comme des modèles qui revendiquent leurs origines rurales, on dit qu’ils se contentent de peu.

Les jeunes ruraux, moins ambitieux, voire moins capables que leurs homologues urbains, mais aussi moins dignes d’intérêt ? Peu de rapports, de travaux de recherche, d’enquêtes s’attachent à comprendre ce qui caractérise et traverse cette jeunesse. Pour des organisations comme Chemins d’avenirs et l’Institut Terram, qui travaillent autour des territoires ruraux à travers des actions de terrain et intellectuelles, c’est un non-sens illégitime et dangereux, porteur de conséquences économiques, sociales et politiques pour l’ensemble de la société française.

Dans ce contexte, analyser et comprendre la mobilité sociale et géographique des jeunes ruraux s’impose comme une priorité. La mobilité et son corollaire, l’assignation à résidence, irriguent tous les débats autour de ces jeunes. Eux-mêmes en parlent, entre amis ou avec leurs parents. Les élus et les personnels de l’Éducation nationale s’en inquiètent. Faut-il encourager ces jeunes à partir ? À rester ? À partir pour mieux revenir ? Et s’ils partent, comment ne pas oublier d’où ils viennent ? Et s’ils restent, peuvent-ils le faire sans s’oublier ? Partir sans tout perdre, sans devenir un transfuge géographique, est-ce possible ? Autant de dilemmes qui relèvent de l’injonction contradictoire, à l’heure où chaque jeune devrait pouvoir librement décider de son avenir. 

En effet, il ne faut pas se tromper de sujet. L’enjeu ne se résume pas à une dialectique entre rester pour toujours et partir sans se retourner. Pour les jeunes ruraux, l’enjeu est avant tout de pouvoir bouger. C’est ce qui est mis en lumière dans cette enquête. 

Si les ruraux grandissent dans des contextes et des paysages très différents les uns des autres, la faible densité de leurs territoires et leur éloignement des grandes métropoles façonnent leur existence. Ces réalités forgent une expérience commune, une communauté de destins entre eux tous. Quand tout est loin, quand les transports sont plus difficiles d’accès, quand chaque déplacement prend du temps, quand la voiture est un impératif, votre existence est nécessairement différente de celle d’un urbain. Cette donne fait de vous un jeune rural, qu’importe si vous grandissez dans une petite commune isolée ou en pleine campagne, dans la Creuse ou dans les Ardennes. 

Notre enquête fait état, chiffres à l’appui, d’une jeunesse rurale dont le quotidien est sous-tendu par l’éloignement, rythmé par les déplacements. Des trajets pour aller vers : vers l’école, vers les amis, vers le médecin, vers la culture, vers les études, vers le travail… Des trajets qui, lorsqu’ils sont contraints pour des raisons économiques ou d’accès difficile aux transports, leur ferment les portes une à une. 

Traiter de cet enjeu de la mobilité géographique et sociale en ruralité, ce n’est pas faire preuve de misérabilisme à l’égard des territoires ruraux. Bien au contraire. C’est permettre aux acteurs locaux de proposer aux jeunes une mise en adéquation entre goût pour la campagne et aspirations professionnelles. C’est tenir compte d’une situation individuelle et collective qui, à ce jour, empêche des millions de jeunes Français de réaliser leur potentiel. C’est, enfin, pouvoir prétendre à une véritable égalité des chances en France.

Une méthodologie inédite et de grande précision pour mieux appréhender les espaces ruraux

Cette étude, menée par l’Institut Terram et Chemins d’avenirs avec l’Ifop, rompt avec l’approche habituelle du rural, centrée sur la ville – où les communes rurales sont définies comme celles n’appartenant pas à une unité urbaine –, au profit d’une classification liée à leur faible densité de population. Ici, les territoires ruraux correspondent aux communes « peu denses » et « très peu denses », soit 88 % des communes et un quart des jeunes de 15 à 29 ans (26 %). Avec cette approche fondée sur des calculs de densité et de population selon un principe d’agrégation de carreaux de 1 kilomètre de côté, le rural est défini comme le territoire des espaces les moins densément peuplés selon des seuils choisis au niveau européen. 

Cette définition permet : 

  • de dépasser l’approche morphologique habituelle du rural qui définit les territoires ruraux en creux par rapport à l’urbain. Reposant sur une délimitation du territoire en unités urbaines (UU)2Commune ou ensemble de communes présentant une zone de bâti continu (pas de coupure de plus de 200 mètres entre deux constructions) qui compte au moins 2 000 habitants. En outre, chaque commune concernée possède plus de la moitié de sa population dans cette zone bâtie. à partir de critères de continuité du bâti et de population, cette dernière approche définit en effet le rural de façon résiduelle par rapport à l’urbain. Trop binaire, elle a pour défaut de surestimer le territoire urbain tout en manquant de nuance dans les degrés d’urbanisation ; 
  • de reprendre les bases d’une typologie européenne qui offre des possibilités de comparaison internationale. Issue des travaux de la Commission européenne, cette nouvelle typologie européenne permet des approches très riches sur les espaces très peu denses, notamment en mesurant l’éloignement et l’enclavement et de décrire ces espaces très divers. Les seuils de densité et de population ayant été fixés pour tous les pays européens de manière homogène, cette approche autorise à comparer les situations entre pays membres ;
  • d’adopter une grille fixant des degrés d’urbanisation, ce qui permet de dépasser l’approche binaire marquant une commune comme étant rurale ou urbaine, tout en permettant de cartographier à un échelon infracommunal cohérent, l’utilisation de données au carreau offrant la possibilité de repérer la présence de carreaux de différentes natures au sein d’une même commune.

Cette approche, fondée sur la densité, permet de mieux appréhender la diversité de la ruralité : elle réunit 88 % des communes en France et 33 % de la population en 2017 (dont 26 % des jeunes âgés de 15 à 29 ans).

Définition adaptée à l’étude des mobilités

Ces espaces issus de la typologie européenne dite « degré d’urbanisation » se caractérisent par une population plus âgée, aux revenus plus modestes et avec une moindre accessibilité aux équipements et services. En effet, d’après des données de l’Insee, la plupart des communes très peu denses sont à plus de 10 minutes des services quotidiens, voire à plus d’une demi-heure pour un lycée général ou un service d’urgence. 

Outre l’approche par densité, la méthodologie de l’étude permet également une analyse fine des ressentis, des perceptions et des attentes des jeunes ruraux, prenant en compte :

  • leur taille d’unité urbaine (moins de 1 000 habitants, 2 000 à 5 000 habitants…) ; 
  • leur type d’agglomération perçu (une ville de taille moyenne, une petite ville, à la campagne…) ; 
  • leur type d’habitat (bourg, village, hameau…) ; 
  • leur région.

L’échantillon 

2 027 personnes représentatif de la population française âgée de 15 à 29 ans, incluant 1 079 citadins3Les citadins correspondent aux habitants d’agglomération de plus de 100 000 personnes, habitants dans des « communes densément peuplées » ou de « densité intermédiaire » (niveaux de densité de l’Insee)., et d’un échantillon de 2 039 personnes représentatif de la population rurale âgée de 15 à 29 ans4Les communes rurales correspondent aux « communes peu denses » et aux « communes très peu denses » de l’Insee..

Représentativité

La représentativité de l’échantillon global de jeunes âgés de 15 à 29 ans a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, niveau de diplôme et profession), après stratification par région, catégorie d’agglomération et densité de communes.

Mode de recueil

Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 1er au 8 mars 2024 pour l’échantillon global de jeunes âgés de 15 à 29 ans et du 1er au 10 mars 2024 pour l’échantillon de jeunes ruraux âgés de 15 à 29 ans.

I. La mobilité des jeunes ruraux : entre ambitions et injonctions contradictoires

Lorsqu’on interroge les jeunes ruraux sur le lieu où ils souhaitent mener leur vie, une division quasiment équitable apparaît entre ceux qui désirent rester dans leur territoire (48 %) et ceux qui veulent le quitter (52 %). En comparaison, les jeunes urbains sont moins nombreux à vouloir rester dans leur lieu d’origine (41 %, contre 59 % qui souhaitent bouger).

1. L’impact des conditions économiques et sociales sur l’envie de rester à la campagne

Dans leurs projections, les jeunes ruraux sont plus enclins à se retrouver en territoire familier. À la question : « Quand vous serez totalement installé dans votre vie d’adulte, si vous aviez la possibilité de vivre où vous vouliez, vous iriez vivre… ? », près des deux tiers d’entre eux (63 %) choisissent un milieu rural – dans le détail, davantage à la campagne (43 %) que dans une petite ville (20 %). Seuls 18 % d’entre eux se disent prêts à privilégier un jour une ville de taille moyenne, 11 % une grande ville et 8 % un pays étranger. Ces préférences contrastent avec celles des jeunes urbains, qui se voient vivre de façon beaucoup plus libre dans tout type de territoires : 29 % d’entre eux désignent la ville moyenne comme lieu idéal pour s’installer sur le temps long, puis, de façon assez proche, 22 % optent pour la grande ville, 18 % la campagne, 17 % la petite ville et 14 % l’étranger. 

Au sein de la jeunesse rurale, la volonté de rester vivre là où l’on est né, de construire sa vie au sein d’un territoire connu, s’ancre dans la continuité de l’enfance : 8 jeunes sur 10 (79 %) disent avoir passé les dix premières années de leur vie à la campagne ou dans une petite ville. Les jeunes urbains déclarent avoir grandi dans des proportions relativement proches dans une ville moyenne (29 %), une métropole (27 %), une petite ville (20 %) ou à la campagne (18 %). On voit se confirmer un profil de jeune rural qui connaît essentiellement la ruralité versus un profil de jeune urbain qui a des expériences variées en termes de territoires.

Les données révèlent que les jeunes ruraux qui souhaitent rester sont ceux qui disposent des conditions les plus favorables pour le faire. Un niveau socio-économique confortable, une vie sociale riche et une mobilité fluide forment un tout incitant un jeune rural à ne pas quitter son environnement d’origine. A fortiori quand cet accomplissement lui serait impossible en ville, ou quand le mouvement serait signe de déclassement. 

À la campagne, on vit mieux avec moins. On peut, par exemple, accéder à la propriété plus facilement que dans les grandes métropoles, où le prix de l’immobilier a depuis longtemps explosé. Une forte majorité de jeunes propriétaires ruraux (59 %) disent vouloir rester là où ils vivent, soit 13 points de plus que les jeunes locataires (46 %). C’est ce que décrit avec justesse le sociologue Benoît Coquard : « On retrouve dans les zones éloignées des grandes villes un taux élevé de propriétaires et souvent plusieurs voitures par ménage. Autant de signes qu’une partie des classes populaires rurales trouve un certain confort de vie et se réalise dans ce contexte pourtant de déclin. […] “Rester ici”, c’est vivre dans une sorte d’entre-soi populaire. […] Ceux qui restent peuvent perpétuer un style de vie qui leur convient et à partir duquel ils tirent des valorisations qu’ils n’auraient pas ailleurs5Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte, Paris, 2019, p. 37-38.. »

Plus le niveau de vie des jeunes ruraux est élevé, plus forte est la volonté de rester : 55 % des jeunes ruraux aisés expriment leur intention de demeurer dans leur territoire, contre seulement 43 % pour ceux issus de milieux populaires.

Nos données révèlent que, contrairement à des idées reçues, vivre à la campagne n’est pas vécu comme une frustration sociale, tant s’en faut. Plus les jeunes résident dans des territoires peu densément peuplés, plus ils sont nombreux à déclarer avoir une vie sociale importante (71 % pour les jeunes ruraux, contre 66 % pour leurs homologues urbains). L’envie de maintenir des relations sociales enrichissantes, qui pourraient être compromises par un déménagement loin du lieu où l’on a grandi, influe sur la décision de demeurer dans un environnement familier.

Chez les jeunes ruraux en âge de travailler, l’impact du statut professionnel s’avère manifeste dans la perception de sa vie sociale. La plupart des jeunes dirigeants d’entreprise (78 %) disent en être satisfaits. Ce chiffre baisse jusqu’à 69 % chez les salariés et à 59 % chez les chômeurs. 

Le revenu s’avère lui aussi déterminant. Les trois quarts des jeunes ruraux (77 %) percevant plus de 2 500 euros par mois affirment jouir d’une vie sociale riche, soit 10 points de plus que ceux gagnant moins de 900 euros (67 %). Naturellement, un niveau de vie élevé permet d’accueillir plus facilement chez soi, mais aussi de surmonter les freins à la mobilité pour accéder à d’avantage d’activités sociales, de loisirs, de voyages. On est bien chez soi quand on a les moyens concrets d’injecter un peu d’ailleurs dans son quotidien. 

La combinaison de l’âge et du genre indique des niveaux de sociabilisation évolutive. Ainsi, la proportion de jeunes femmes rurales à être satisfaites de leur vie sociale diminue fortement au fil du temps, passant de 74 % entre 22 et 24 ans à 64 % entre 25 et 29 ans. La tendance pour les hommes est similaire, mais à un degré moindre : de 76 % entre 22 et 24 ans à 70 % entre 25 et 29 ans. Ces données corroborent là aussi les thèses de Benoît Coquard : « La position souvent dominée qu’elles [les femmes] occupent dans les rencontres “chez les uns, chez les autres”, reflète les inégalités plus générales entre hommes et femmes : ces dernières s’inscrivent souvent dans le réseau amical et dans l’espace de leur conjoint – elles s’installent souvent dans la maison dont le conjoint a hérité –, leur situation professionnelle est plus précaire, elles ont donc moins la possibilité d’orienter les sociabilités du couple autour de leurs propres relations6Josette Debroux, compte rendu « Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019) », Sociologie, vol. 13, n° 4, octobre 2022, p. 469-472.. » 

Dans toutes ces configurations, la possession d’une voiture au foyer se révèle essentielle : ceux qui en possèdent une sont 70 % à estimer avoir une vie sociale importante, soit 14 points de plus par rapport à ceux qui n’en ont pas (56 %).

2. Le désir de partir à l’épreuve de la réalité

L’envie de vivre ailleurs évolue avec l’âge. Au sortir du collège, 45 % des jeunes ruraux expriment ce désir. Puis ce chiffre augmente progressivement, atteignant 59 % chez les élèves de terminale. Une proportion stable, qu’importe la filière. La fin du lycée cristallise l’enjeu : faudra-t-il quitter le foyer familial pour poursuivre des études, le plus souvent situées loin de la campagne et des petites villes ? Le temps de l’orientation agit alors comme un couperet. Chez les jeunes ruraux, vouloir poursuivre ses études après le bac induit nécessairement un départ : dans 7 cas sur 10, la formation visée se situe dans une grande ville et les 30 % de formations situées en zone rurale ont peu de chances d’être à proximité immédiate de leur domicile7« Éducation et enseignement supérieur, approches territoriales », fiche d’analyse de l’Observatoire des territoires 2017, janvier 2018.. Selon Fanny Jedlicki : « À “l’âge étudiant” (15-19 et 20-24 ans), les soldes migratoires sont négatifs, quel que soit le sexe, dans les communes rurales et les petites villes pauvres en formations supérieures, tandis qu’ils sont positifs dans les grandes villes et grandes métropoles (dont Paris). Autrement dit, afin d’étudier, les jeunes quittent les premières pour aller dans les secondes8Fanny Jedlicki, « Aller plus loin : la fabrique familiale de la mobilité socio-spatiale », Formation emploi, n° 155, juillet-septembre 2021, p. 64.. » 

Cette nécessité de quitter son territoire pour étudier a des implications directes sur les choix d’orientation des jeunes ruraux. Toujours selon Fanny Jedlicki, « les coûts financiers d’une poursuite d’études, impliquant une décohabitation familiale, des frais de transport ainsi qu’une hausse du coût de la vie en ville, concourent à l’intériorisation d’un véritable évitement des filières les plus considérées, qui sont également les plus urbaines9Ibid., p. 62-63. ». Les jeunes ruraux qui peuvent partir le font ; ceux qui ne le peuvent pas alignent leurs aspirations sur cet empêchement. Ils feront partie de ceux qui restent et se convainquent que c’est le bon choix.

Cette mécanique participe à l’autocensure des jeunes ruraux. Ils sont ainsi 48 % à choisir des études supérieures qu’ils qualifient d’ambitieuses, contre 67 % chez leurs camarades d’agglomération parisienne10Salomé Berlioux, Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier, Jeunes des villes, jeunes des champs : la lutte des classes n’est pas finie, Fondation Jean-Jaurès, novembre 2019, p. 2., soit 19 points d’écart. Ce phénomène, bien moins visible que les barrières économiques ou institutionnelles, n’en est pas moins influent. Il est le produit d’une internalisation des limites perçues, réelles ou imaginaires. Il contribue largement à freiner les aspirations des jeunes à quitter leur milieu d’origine et à poursuivre des études supérieures ou une carrière dans des contextes géographiques ou socio-économiques différents.

Cette autocensure peut également se traduire par un sentiment d’incompétence ou d’impuissance, voire favoriser des moments d’anxiété liés aux interrogations sur l’avenir. La souffrance psychologique chez les jeunes ruraux se révèle particulièrement alarmante : près de 8 jeunes ruraux sur 10 disent avoir connu des périodes intenses de stress, de nervosité ou d’anxiété (76 %). La moitié d’entre eux parlent d’épisodes de dépression (49 %). Plus inquiétant encore, plus de 1 jeune rural sur 3 affirme avoir déjà eu des pensées suicidaires (35 %). Si la détérioration de la santé mentale de la jeunesse française dans son ensemble inquiète légitimement11David Gourion, Santé mentale des jeunes : il est temps d’innover !, Institut Montaigne, février 2024., nos données montrent que les ruraux sont, comme souvent, les plus affectés.

3. La mobilité internationale, modélisation du déterminisme territorial

Contrairement à un préjugé courant, le désir de s’ouvrir au monde n’est pas l’apanage des jeunes urbains. Il s’avère significatif chez les jeunes habitants des campagnes et des petites villes, avec près de 8 jeunes ruraux sur 10 (77 %) qui affirment qu’ils aimeraient un jour « vivre à l’étranger ».

Le souhait des ruraux de connaître une expatriation évolue à la hausse durant une partie de leur jeunesse. S’ils sont 73 % à le souhaiter entre 15 et 17 ans, cette proportion s’accroît entre 18 et 21 ans (86 %) et reste haute chez les 22-24 ans (80 %). Les trajectoires sont similaires chez les jeunes urbains jusqu’à l’âge de 24 ans, avant que s’opère un décrochage. Ainsi, entre 25 et 29 ans, 76 % des urbains aspirent à vivre hors de France, soit 8 points de plus que les jeunes ruraux du même âge (68 %). À cet âge, vouloir vivre à l’étranger devient un projet concret. Il s’agit de passer à l’action. Le peut-on ou ce projet restera-t-il un fantasme ?

Dans les zones urbaines, la concentration des réseaux et des ressources matérielles mais aussi la proximité des cultures qui y cohabitent simplifient la recherche d’informations et rendent une expatriation plus accessible. C’est aussi le cas de la concentration des modes de transport connectant le territoire français à l’étranger. Un Parisien ayant accès à l’Eurostar pour Londres percevra le coût psychologique et matériel de son expatriation plus faible qu’un jeune de la Nièvre qui, pour retourner voir sa famille, devra prendre l’Eurostar, puis changer de gare à Paris, avant d’attendre un train de deux heures pour Nevers et, probablement, de compléter son périple par un trajet en voiture.

La forte envie d’expériences internationales exprimée par la jeunesse rurale témoigne d’une volonté de s’émanciper des limites géographiques et culturelles de son cadre d’origine. Toutefois, elle se heurte dans la réalité à de puissantes barrières12Salomé Berlioux, Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier, op. cit..

Bien sûr, la quasi-totalité des jeunes ruraux (92 %) ayant déjà eu la chance de vivre hors de leur pays natal sont désireux de renouveler l’expérience. Mais seul 1 jeune rural sur 10 a déjà eu cette opportunité pour une période excédant 3 mois (13 %). Même chez les jeunes les plus matures, ce chiffre reste bas : 17 % des 25-29 ans, soit 10 points de moins que les jeunes urbains du même âge (27 %). Par ailleurs, les jeunes ruraux disent avoir voyagé en moyenne dans 3,5 pays, chiffre là encore inférieur à ceux de la jeunesse citadine (4,7 pays).

La libre circulation de la jeunesse est loin d’être une réalité pour tous. Malgré la notoriété et l’engouement pour Erasmus+, à peine 5 % du nombre total des diplômés ont profité de ce programme d’échanges en 202213Cyprien Caddeo, « Erasmus, un remède très limité au désintérêt des jeunes pour l’Europe », humanité.fr, 18 avril 2024.. La focalisation du débat public sur une jeunesse urbaine privilégiée, mobile à l’international, véhicule l’illusion que tous peuvent se mouvoir aisément. Ce décalage peut engendrer de la frustration, de l’humiliation et de fortes inégalités pour ceux qui demeurent éloignés des mobilités internationales et pour qui la mondialisation se résume souvent à de la K-pop écoutée sur YouTube depuis leur chambre.

Les jeunes ruraux, tout en partageant des aspirations de mobilité similaires à leurs pairs urbains, se heurtent à une forme d’assignation à résidence qui façonne leurs expériences et les opportunités auxquelles ils accèdent réellement. Le désir souvent inassouvi de mobilité, en France et à l’international, renforce le déterminisme territorial – qui peut lui-même être renforcé par des déterminismes sociaux et/ou de genre. Dans la pratique, la mobilité – ou son absence – reste vecteur d’inégalités. Celles-ci limitent les chances et les choix de vie des jeunes ruraux, poussant souvent ces derniers à rester vivre dans leur territoire d’origine et à se déclarer alignés avec ce choix.

II. Les jeunes ruraux et la mobilité du quotidien : dépendances, empêchements et inégalités

Être un jeune rural, c’est habiter partout sur le territoire français, tant que ce n’est pas en ville. Dans les montagnes du Jura, sur le littoral au creux des vignes de la côte Vermeille, dans les plaines de la Beauce, proches des frontières ou au coeur de la diagonale du vide, les jeunes ruraux grandissent dans des contextes et des paysages très différents. Mais cette variété des paysages ne change rien à une réalité partagée : si vous êtes un jeune rural, vous êtes loin. Pour accéder à un service, à un emploi, à un lieu de vie ou à une institution culturelle, vous devrez faire de longues distances. Ces déplacements influent sur vos journées, sur votre mode de vie, sur votre façon d’être au monde et de le considérer. Les jeunes ruraux ont une existence influencée par la faible densité de leurs territoires et l’éloignement des grands centres urbains. Ils doivent s’adapter à la nécessité de bouger pour faire.

1. L’absolue nécessité de posséder une voiture

Grandir à la campagne, c’est vivre avec la distance et ce qu’elle implique de transports quotidiens. C’est ce qu’il y a de plus banal au sein de la jeunesse rurale. Votre journée est grignotée par le temps que vous passez dans les transports pour aller d’un point A à un point B. Cette dynamique commence très jeune : 94 % des jeunes ruraux sont scolarisés hors de leur commune de résidence. La distance moyenne de ces trajets augmente avec leur progression scolaire. En moyenne, ces jeunes habitent à 11,3 kilomètres du collège et à 23,2 kilomètres du lycée14Chantal Brutel, « Entre ville et campagne, les parcours des enfants qui grandissent en zone rurale », Insee Première, n° 1888, janvier 2022.. Cet éloignement s’applique à tout : aux institutions culturelles, aux loisirs, à la pratique sportive comme aux associations, aux soins, aux commerces et aux services. Il crée une forte dépendance vis-à-vis des transports. Or, une grande partie des jeunes ruraux estiment que l’endroit où ils vivent est mal desservi par les transports en commun. Plus ils résident dans une commune à faible densité, plus ils sont isolés des moyens de transports publics. 

Dès leur majorité, la voiture s’impose comme le principal moyen de transport des jeunes ruraux. Les trois quarts d’entre eux (77 %) passent leur permis de conduire entre 18 et 24 ans15« Études, emploi, ressources : les jeunes ruraux sont-ils différents des jeunes urbains ? », Études & Résultats, n° 115, juillet 2020, tableau 3, p. 7.. Plus des deux tiers des 18 ans et plus (69 %) disent utiliser quotidiennement la voiture – c’est 31 points de plus que leurs homologues urbains (38 %).

Le temps passé derrière le volant augmente en vieillissant. Entre 18 et 24 ans, la moitié des jeunes ruraux (53 %) utilisent la voiture plus de 30 minutes par jour. Cette proportion atteint 60 % chez les 25-29 ans. Les trajectoires sont similaires chez les jeunes urbains, mais à des niveaux beaucoup plus bas : un quart des 18-21 ans (27 %) utilisent la voiture plus de 30 minutes par jour, contre un tiers des 22-24 ans (33 %) et 36 % des 25-29 ans.

Pour les jeunes ruraux, posséder une voiture est obligatoire pour se déplacer. Seulement 5 % des jeunes ruraux interrogés déclarent n’avoir aucune voiture à la maison (19 % au sein des foyers les plus défavorisés). En comparaison, ils sont 20 % chez les jeunes urbains (39 % chez les plus défavorisés). Dès lors que le foyer est composé de plusieurs personnes en âge de travailler, il se dote même d’une voiture supplémentaire. Une évidence quand 57 % des jeunes actifs ruraux passent plus de 30 minutes dans la voiture par jour. En ruralité, les deux tiers des foyers (64 %) détiennent deux voitures ou plus, contre seulement 34 % chez les urbains. Ce poste de dépense est prioritaire en ruralité, même quand l’argent manque. Avec de fortes conséquences sur le portefeuille lorsque les frais associés à l’usage de la voiture augmentent.

2. L’éloignement géographique, source de privations

Quand on est un jeune à la campagne, il faut bouger, et parfois bouger loin. Cette nécessité de se déplacer n’est pas sans conséquences. 

Deux tiers des 15 à 17 ans vivant en zone rurale (67 %) mettent plus de 15 minutes pour accéder à leurs loisirs ou à une sortie culturelle (contre 49 % pour leurs homologues urbains), 54 % pour atteindre des services administratifs (contre 41 %) et 41 % pour un rendez-vous médical (contre 32 %). Faute d’avoir le permis de conduire et une offre de transports en commun suffisante, une partie significative de ces mineurs affirment avoir déjà renoncé à leurs loisirs ou à une pratique sportive (35 % contre 20 % chez les urbains du même âge), à rendre visite à un proche (32 % contre 24 %), à se rendre à un rendez-vous administratif (15 % contre 11 %) ou à un rendez-vous médical (15 % contre 10 %). 

Malheureusement, les conséquences de cet éloignement ne s’estompent pas à la majorité, alors que l’accès aux droits se doit en théorie d’être équitable pour tous les citoyens où qu’ils se trouvent sur le territoire.

L’éloignement géographique limite la participation à des activités sociales et culturelles. Les jeunes ruraux tendent à fréquenter moins souvent des lieux tels que des bars, des cafés et des restaurants, et sont moins enclins à s’engager dans des clubs sportifs ou des activités culturelles. Si ne pas aller une fois au cinéma n’est pas un drame, ces privations ne sont pas isolées au sein de cette jeunesse rurale. Selon notre étude, plus de la moitié des jeunes issus de zones rurales très peu denses (57 %) a déjà dû renoncer à des activités culturelles en raison de contraintes de déplacement et 16 % d’entre eux affirment devoir y renoncer très régulièrement. Les jeunes urbains ne sont que 40 % à avoir déjà renoncé à des activités culturelles pour des raisons d’éloignement… et seuls 8 % disent devoir le faire très régulièrement.

Pour toutes ces raisons, un tiers des jeunes ruraux (32 %) ne pratiquent aucune activité extrascolaire16Salomé Berlioux, Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier, op. cit., p. 13.. Cette régularité dans l’empêchement façonne le mode de vie des jeunes ruraux, leurs expériences, leur curriculum vitae et, in fine, leurs trajectoires. Ces renoncements dus à l’éloignement sont par ailleurs renforcés par un contexte économique : plus un jeune rural vient d’un foyer aux revenus faibles, plus il expérimente cette privation, plus les conséquences sur son avenir sont marquées. 

En bref, plus on est loin, plus on se prive. Une évidence lorsque l’on sait que les jeunes ruraux de 18 ans et plus issus de communes très peu denses passent en moyenne 2 h 37 dans les transports chaque jour. C’est 42 minutes de plus que pour les jeunes urbains majeurs (1 h 55) : près de trois quarts d’heure en moins par jour pour les loisirs culturels, la pratique sportive ou encore le temps en famille. 

3. La jeunesse rurale : une identité modelée par l’éloignement

L’éloignement des opportunités, les contraintes rencontrées dans leur mobilité quotidienne ou encore l’autocensure qui découle de leur ancrage géographique impactent le parcours des jeunes ruraux. L’enjeu de la distance s’impose à ces jeunes dès le plus jeune âge, et souvent à bas bruit.

Jusqu’à récemment, il n’existait pas en France de documents concernant l’éloignement des établissements afin de pouvoir les comparer du point de vue de cet éloignement et fournir ainsi une approche relative de la situation des élèves qui y étudient. Depuis 2020, la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) propose un « indice d’éloignement des collèges et des lycées », élaboré à partir de critères comme l’éloignement des élèves scolarisés dans l’établissement (éloignement moyen entre la résidence des élèves et leur établissement, proportion d’élèves résidant dans une commune rurale éloignée), l’éloignement de l’établissement par rapport à l’offre d’enseignement (densité en collèges ou lycées aux alentours, éloignement aux formations de niveau collège, lycée ou de l’enseignement supérieur les plus proches…) ou encore l’éloignement de l’établissement par rapport à certains équipements (théâtres, gymnases, gares…)17Voir Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, « L’indice d’éloignement des collèges et des lycées », education.gouv.fr, novembre 2023.. C’est ainsi reconnaître l’impact des temps de trajet sur les élèves, qui rythment le quotidien des jeunes ruraux dès le plus jeune âge.

La question de l’éloignement ne peut être réduite au rural mais, sans surprise, les collèges les moins éloignés se situent très majoritairement dans les grandes agglomérations, et les collèges les plus éloignés le long de la « diagonale du vide », ainsi que dans les zones de montagne et en outre-mer. Pour la plupart, ces collèges éloignés sont implantés dans une commune rurale (près de 7 sur 10 parmi les collèges les plus éloignés). Plus encore, l’orientation des élèves en fin de classe de troisième semble en partie corrélée à cet éloignement : plus un collège est éloigné, moins le passage en classe de seconde générale ou technologique est fréquent (57,2 % des élèves de classe de troisième passent en seconde générale ou technologique dans les 10 % des collèges publics les plus éloignés, contre près de 70 % pour les collèges du premier décile). A contrario, les collèges les plus éloignés se caractérisent par une orientation plus fréquente vers les lycées agricoles et en apprentissage. 

Dès la fin du lycée, la faible prévalence des formations post-bac en dehors des grandes villes induit pour les jeunes ruraux une plus forte difficulté d’accès aux études supérieures. Leur éloignement kilométrique est bien souvent aggravé par un éloignement symbolique : parce qu’ils viennent de la campagne, parce qu’autour d’eux peu de personnes ont fait ces études, parce que les anciens de leur lycée n’ont pas exploré ces filières, celles-ci ne leur semblent « pas faites pour eux ».

À catégories socioprofessionnelles équivalentes, le territoire pèse sur les jeunes ruraux, qui se considèrent toujours moins capables que les jeunes urbains18Les Inégalités en matière d’orientation scolaire, Afev, Article 1, Chemins d’avenirs, Job IRL, Tenzing, 100 000 entrepreneurs, ViaVoice, janvier 2024.. À titre d’exemple, chez les CSP+, 48 % des jeunes ruraux s’estiment en capacité d’intégrer une grande école, contre 56 % chez leurs homologues urbains. Même constat chez les CSP– : 18 % des jeunes ruraux s’estiment capables d’intégrer une grande école, contre 37 % chez les jeunes urbains. Ces données sont indépendantes des résultats scolaires. À résultats équivalents, les jeunes ruraux envisagent moins la poursuite d’études supérieures – notamment dans les filières sélectives et les grandes écoles19Amaël André et Catherine Delarue-Breton, « Inégalités scolaires : les élèves des territoires ruraux manquent-ils vraiment d’ambition ?», theconversation.com, 1er juin 2021.

Au fil des ans, les effets dus à l’éloignement provoquent chez les jeunes ruraux une moindre adéquation de leurs profils aux critères de sélection. Ces jeunes, éloignés des centres d’opportunités, pratiquent moins d’activités extrascolaires et s’engagent moins. Leurs journées étant principalement occupées par les cours et les transports, leurs familles ne percevant pas toujours l’utilité de formations supplémentaires, ils accèdent moins fréquemment, par exemple, à des cours de langues vivantes20Salomé Berlioux, Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier, op. cit., p. 2.. En 2019, seuls 21 % des jeunes ruraux âgés de 17 à 23 ans déclaraient avoir suivi de tels cours à l’école primaire, au collège ou au lycée, soit deux fois moins qu’en agglomération parisienne (42 %). Un écart qui renforce les difficultés des jeunes ruraux, qui n’ont alors pas la maîtrise des langues vivantes attendues par les recruteurs, dans leurs projets de mobilité vers l’international, créant ainsi un écart entre leur rêve d’étranger et la probabilité que celui-ci se concrétise.

C’est ce que vient par exemple étayer l’exemple d’un jeune homme, rapporté dans un ouvrage de 2019 : « Plusieurs mois plus tard, la question du jury choque encore Simon. L’étudiant s’était-il contenté pendant toutes ces années de rentrer de l’école et de “prendre son goûter devant une série ?” l’avait interpellé l’un des examinateurs d’une école de commerce de Reims, à la vue de son CV vierge de tout engagement associatif. “Non monsieur, je faisais une heure de route pour rentrer du lycée. Ensuite, j’aidais mon père au garage. Je m’occupais de mes quatre petits frères et soeurs. Ensuite j’ai fait deux années de prépa, j’ai bossé comme un taré pour rattraper mon retard. Et aujourd’hui, je suis là, c’est ça qui compte, non ?” Mais cette réponse n’est pas venue dans la bouche du jeune homme, qui a suivi sa scolarité dans une petite commune de Corrèze, puis une prépa à Bordeaux ; et Simon a été recalé21Salomé Berlioux et Erkki Maillard, Les Invisibles de la République, Robert Laffont, Paris, 2019, p. 50.. » 

Les effets de l’éloignement, tant kilométrique que symbolique, se manifestent également lors de la recherche d’un emploi. Selon notre étude, 4 jeunes ruraux sur 10 cherchant un travail (38 %) ont déjà renoncé à un entretien d’embauche en raison de difficultés de déplacement. C’est 19 points de plus que leurs homologues urbains (19 %). Une donnée corroborée par une enquête du Laboratoire de la Mobilité Inclusive : en France, en 2018, près d’un jeune rural sur deux (46 %) déclarait avoir refusé un travail ou une formation faute d’avoir un moyen de transport pour se déplacer22Secours catholique-Caritas France, Territoire ruraux : en panne de mobilité, avril 2024, p. 37..

De plus, face à la nécessité d’utiliser une voiture pour se rendre au travail, ces jeunes évaluent leur « coût d’accès à l’emploi ». Ils calculent le coût quotidien d’un aller-retour domicile-travail, ce qui, une fois déduit du salaire proposé, peut les dissuader de considérer certains postes. Plus l’emploi est éloigné, plus ce coût sera élevé, plus son reste à vivre sera entamé. Ce facteur est d’autant plus fragilisant que le carburant (24 %) et l’assurance des véhicules (17 %) sont les plus gros postes de dépenses du budget mobilité mensuel moyen des jeunes ruraux. Si l’assurance peut avoir des modalités stables, le carburant est quant à lui très volatile en fonction du contexte économique et géopolitique. Une hausse du prix du carburant peut occasionner une explosion du budget mobilité mensuel des jeunes ruraux et entamer lourdement leur reste à vivre. Les différentes crises sociales récentes, à l’exemple du mouvement des Gilets jaunes, ont mis en évidence cette profonde fragilité des campagnes françaises face à l’inflation du coût du carburant.

Une fois en poste, la distance moyenne entre leur lieu de travail et leur domicile continue de peser sur les jeunes ruraux : près de la moitié d’entre eux (45 %) ont déjà rencontré des difficultés pour se rendre au travail en raison de l’éloignement ou de problèmes de transport, contre seulement 31 % des jeunes urbains. 

Cet éloignement du lieu de travail induit une fragilité supplémentaire : les jeunes actifs ruraux ont une faible résilience en ce qui concerne leur mobilité. Ils sont 67 % des 25 à 29 ans à déclarer risquer de perdre leur emploi si leur mode de transport actuel était compromis. Une donnée qui dénote avec celle des jeunes urbains du même âge (51 %).

4. L’impact des enjeux de mobilité sur le vote des jeunes ruraux

La situation des jeunes de la ruralité est peu visible. Elle suscite rarement l’indignation. Sans doute parce que ces jeunes vivent loin des centres de décision et de manière trop éclatée sur le territoire pour peser à l’échelle du pays. Invisibilisée, souvent définie de manière caricaturale ou en creux, par rapport à la ville, cette jeunesse est prise en étau entre des injonctions contradictoires – rester, partir, revenir. Elle ne se sent pas représentée, ni dans ses inquiétudes ni par quelqu’un qui lui ressemblerait. Elle estime que ses besoins concrets ne sont pas suffisamment compris par les décideurs, les candidats aux élections successives ou les médias. 

Ce sentiment de décalage voire d’abandon n’est pas sans conséquence politiquement. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, 39,6 % des jeunes ruraux ont voté pour Marine Le Pen. C’est plus du double des jeunes urbains (18,1 %). À l’inverse, les jeunes ruraux se sont beaucoup moins tournés vers Emmanuel Macron (16,8 %) que leurs homologues urbains (24,3 %) mais aussi moins tournés vers Jean-Luc Mélenchon (16,2 % contre 27,6 %), candidat des banlieues populaires et rassemblant alors l’électorat de gauche des métropoles et des villes moyennes. 

Selon nos données, les entraves à la mobilité des jeunes ruraux alimentent le vote en faveur du Rassemblement national (RN). Il est frappant de constater que ce sont les jeunes ruraux dont la mobilité est quotidiennement difficile qui sont les plus nombreux à porter leur dévolu sur la droite radicale. À titre d’exemple, plus le temps passé en voiture est long, plus le vote pour la candidate du RN croît : 34 % pour ceux qui sont moins de 30 minutes par jour dans leur automobile, 43 % entre 30 et 59 minutes, 42 % entre 1 et 2 heures et 49 % pour plus de 2 heures.

L’isolement géographique perçu joue également un rôle déterminant : ils sont ainsi 36 % à avoir voté Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 lorsqu’ils habitent dans une petite ville, 41 % dans un village et 46 % dans un hameau. Moins d’un quart des jeunes ruraux (24 %) ayant déjà vécu plus de trois mois dans un autre pays déclarent avoir voté pour Marine Le Pen en 2022, soit 19 points de moins que ceux qui n’ont pas eu cette opportunité (43 %). 

Enfin, les critères socio-économiques renforcent l’effet de lieu avec un vote RN majoritaire chez les classes défavorisées (57 %), chez les diplômés d’un CAP ou d’un BEP (60 %) et chez les salariés du privé (51 %). Ces jeunes pour qui le terrain d’action est restreint à une commune ou un département perçoivent intuitivement combien leurs déplacements sont limités par rapport aux urbains, riches d’une société « en mouvements » et acteurs de ces mouvements. Cette « conscience rurale23Kevin Brookes, « Comment le ressentiment nourrit le vote RN dans les zones rurales », latribune.fr, 30 septembre 2023. » , fondée sur l’identification sociale à un lieu de vie et un ressentiment vis-à-vis des habitants des zones urbaines, nourrit un profond malaise qui produit des effets corrosifs dans le temps.

Certaines récentes séquences, comme la fuite des Parisiens vers leurs résidences secondaires « à la campagne » lors de la pandémie de Covid-19, cristallisent ce sentiment de frustration chez les jeunes ruraux. Soudain, des urbains privilégiés se mettent à valoriser le quotidien loin des grandes métropoles, sous un angle contemplatif, « authentique », une vie où l’on peut aller chercher ses oeufs à pied à la ferme d’à côté, entre deux séances de télétravail, avant de plonger dans sa piscine, puis, sitôt la crise finie, sauter dans le train pour regagner la capitale. Cette liberté de mouvements et d’opportunités entre brutalement en conflit avec les contraintes quotidiennes vécues par les jeunes ruraux, à l’horizon circonscrit par le calcul des coûts et des kilomètres, quels que soient leurs talents et leurs motivations. 

La mobilisation de tous sur l’enjeu de la mobilité sociale et géographique de la jeunesse rurale, de l’appareil d’État à la société civile en passant par le secteur privé et les médias, apparaît plus que jamais indispensable.

Conclusion

Vouloir comprendre les jeunes ruraux, c’est nécessairement s’intéresser aux liens qu’ils entretiennent avec leurs territoires. Assignés à résidence ou prêts à quitter leur campagne à la moindre opportunité ? Coincés dans la ruralité ou désintéressés par les grandes métropoles au point de ne jamais vouloir y vivre ? Limités par le déterminisme géographique et social ou simplement attachés à leur territoire d’origine ? D’une façon plus ou moins objective, selon que l’on y projette ses propres préoccupations, de ministre, d’élu local, de chef d’entreprise ou de parents, l’enjeu de la mobilité devrait s’imposer comme la pierre angulaire d’une réflexion autour de ces jeunes et de leur avenir. 

Cette problématique n’est pas simple à traiter, ne serait-ce que parce que le terme n’est pas autoportant. Parle-t-on de mobilité sociale ou de mobilité géographique ? De mobilité du quotidien à travers les besoins de transports dans la ruralité, comme la voiture ou le ramassage scolaire, ou de capacité pour ces jeunes à bouger au moment de se former et de travailler ? Quand on dit que la mobilité est le grand sujet de la jeunesse rurale, ne fait-on pas plutôt référence au risque d’immobilité pour des jeunes qui, comme tous les autres, devraient avoir le choix ? Autant de thèmes que nous avons voulu aborder dans cette vaste enquête afin d’apporter un éclairage inédit sur le sujet. 

Ce qui ressort très clairement de ces travaux, c’est que grandir dans un territoire rural, c’est être loin d’un grand nombre d’opportunités. Cet éloignement oblige à parcourir des kilomètres pour se rendre au lycée, à un rendez-vous médical, à un entretien d’embauche, pour accéder à la culture ou suivre des études qui n’existent pas à proximité. Or, lorsque pour des raisons de distance, de carence de l’offre de transports, de contraintes financières ou de manque de temps, ces déplacements deviennent impossibles, les renoncements se multiplient. Les jeunes ruraux sont alors contraints de se priver de culture, de faire un trait sur la poursuite de leurs études, de renoncer à une expérience à l’étranger, d’orienter leur premier emploi en fonction des trajets, de choisir entre loisirs et carburant quand ils font leurs comptes. Cette accumulation d’entraves façonne leur présent et leur avenir. 

Éclairer cette problématique des jeunes ruraux, ce n’est pas faire preuve de misérabilisme à l’égard des territoires qu’ils habitent. Ce n’est pas dire qu’il ne fait pas bon grandir et vivre à la campagne – là n’est pas le sujet. C’est plutôt regarder froidement les données, analyser leurs conséquences individuelles et collectives et appeler à un changement de paradigme, pour que ces paramètres soient enfin pris en compte par les pouvoirs publics et les dispositifs d’égalité des chances. Car, encore aujourd’hui, faute de données, d’intérêt, de représentants ou de place dans l’imaginaire collectif, les jeunes ruraux et leurs contraintes ne sont presque jamais intégrés dans la conception et la mise en place des politiques publiques ou des dispositifs privés. Tout le monde gagnerait pourtant à tenir compte de ces territoires et de leur jeunesse, afin de ne pas reproduire des inégalités et d’éviter des mécanismes d’exclusion.

Prenons, à titre d’exemple, la mesure du pass Culture proposé par le gouvernement depuis 2019. Ce dispositif public vertueux vise un accès aux activités culturelles plus égalitaire pour tous les jeunes, indépendamment de leur origine sociale ou géographique. Or, s’il est indéniable que ce pass dote la jeunesse de France de nouveaux moyens pour découvrir des contenus culturels, il ne permet pas pour autant de compenser l’éloignement des jeunes ruraux des lieux concernés et échoue ainsi à remplir son objectif d’égalité. En réalité ceux-ci dépensent la dotation du pass pour consommer principalement du contenu culturel à domicile. Les abonnements à des plateformes de streaming (Canal +, Deezer premium, OCS…) sont par conséquent les produits culturels les plus consommés chez les jeunes des campagnes, quand les jeunes urbains, eux, utilisent en priorité le pass pour accéder à des salles de cinéma ou de spectacles. Le fossé s’accentue entre les jeunes qui peuvent accéder à une culture riche et variée et ceux qui n’y ont, de fait, pas le droit. Avec des conséquences en termes d’enrichissement personnel, mais aussi, par la suite, lors de processus de sélection académiques ou professionnels. Une nouvelle formule du pass Culture intégrant une pondération d’un budget mobilité individuel en fonction de la distance kilométrique des grandes métropoles serait, en ce sens, une piste de solution. 

Il en va de même pour tous les dispositifs, publics ou privés, qui se doivent de considérer les jeunes ruraux comme un public massif, avec des enjeux partagés, tels que la mobilité. En l’absence d’une telle logique, ces jeunes continueront de se sentir victimes d’inégalités, incompris par des institutions qui ne s’adaptent pas à leur quotidien. Ce sentiment ne manquera pas d’être renforcé par les discours délétères de ceux qui veulent opposer les métropoles, présentées comme des puissances nombrilistes, et les campagnes « oubliées ». Au risque de fragiliser plus encore la cohésion nationale.

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