Synthèse
Les régions frontalières intérieures couvrent 40 % du territoire de l’Union européenne, représentent 30 % de sa population (150 millions d’habitants vivent dans ces zones), produisent près du tiers de son produit intérieur brut et recèlent un fort potentiel de dynamisation de ses économies. L’Union européenne compte au total 2,09 millions de travailleurs frontaliers, c’est-à-dire travaillant dans un autre pays que leur pays de résidence et rejoignant leur domicile au moins une fois par semaine. La France est le pays de l’Union européenne qui compte le plus grand nombre de ces travailleurs (443 825 en 2020).
Depuis 1957, l’histoire de la construction européenne s’est organisée autour de l’effacement des frontières entre les États : union douanière (1968), espace Schengen (depuis 1990), marché unique (1993). Ce mouvement a conduit à l’émergence de bassins d’activités transfrontaliers, témoignant de la nécessité d’une meilleure prise en compte des difficultés spécifiques des populations frontalières souvent maltraitées du fait de la conciliation de droits et d’administrations aux compétences strictement territorialisées. Le texte fondateur est la convention-cadre européenne sur la coopération transfrontalière des collectivités ou autorités (21 mai 1980) qui vise à favoriser la coopération des collectivités transfrontalière dans des domaines tels que le développement régional ou l’amélioration des infrastructures et des services offerts aux citoyens. La coopération s’exerce strictement dans le cadre des compétences attribuées à chaque collectivité telles que définies par le droit interne. Cette convention a servi de base à la signature d’accords bilatéraux entre la France et des États voisins : l’Italie (1993), l’Espagne (1995), le Luxembourg, l’Allemagne et la Suisse (1996), et la Belgique (2002). Trois de ces accords ont permis la création de structures juridiques novatrices : le traité de Bayonne (1995), qui a ouvert à certaines collectivités et autorités locales à la frontière espagnole la possibilité de créer une structure de coopération régie par le droit espagnol, le consorcio, et les accords de Karlsruhe (1996) et de Bruxelles (2002), qui ont permis d’établir des groupements locaux de coopération transfrontalière (GLCT).
L’Union européenne a d’abord restreint son intervention à un soutien financier dans le cadre du programme Interreg (1er programme 1991-1993) qui concerne spécifiquement les régions transfrontalières. Un nouveau règlement Interreg soutient les programmes de coopération transfrontalière pour la période 2021-2027. Ensuite, cet accompagnement de l’Union européenne s’est traduit par la création d’une nouvelle structure transfrontalière (le groupement européen de coopération territoriale, GECT) et par le renforcement d’une assistance juridique et informationnelle afin de résoudre les difficultés juridiques rencontrées par les collectivités territoriales (création de la Mission opérationnelle transfrontalière-MOT et « b-solutions »).
Le GECT (2006) a pour objet de promouvoir la coopération territoriale entre les États membres dans le but de renforcer la cohésion économique, sociale et territoriale. Peuvent en être membres les États membres mais aussi les collectivités locales, les entreprises publiques ou une entreprise chargée de l’exploitation de service d’intérêt économique général. Ce groupement peut porter des projets de coopération dans les domaines communs de compétence de ses membres (GECT Hôpital de la Cerdanya ou GECT Parc naturel européen Plaine Scarpe Escaut). Il peut également assumer le rôle d’autorité de gestion des programmes de coopération territoriale européenne (GECT Autorité de gestion programme Interreg Grande Région). Des membres français participent à vingt-cinq GECT, dont certains correspondent dans les faits à l’équivalent d’États membres de l’Union européenne, tel le GECT Pyrénées-Méditerranée qui compte près de 15 millions d’habitants, soit une population supérieure à celle de dix-neuf des vingt-sept pays de l’Union européenne, et qui a un PIB de 440 milliards d’euros, équivalent à celui de l’Autriche.
La Commission européenne a donc également aidé à la création d’une sorte d’agence technique, la MOT, qui diffuse des informations sur la coopération transfrontalière et conduit des études générales ou sur des cas particuliers, et elle a aussi lancé « b-solutions », une initiative qui fournit un soutien juridique aux autorités publiques dans les régions frontalières afin de déterminer les causes profondes des obstacles juridiques ou administratifs qui entravent les interactions transfrontalières.
Depuis 2019, certains États membres se sont engagés dans la relance de la coopération transfrontalière. Le traité d’Aix-la-Chapelle entre la France et l’Allemagne (22 janvier 2019) reconnaît ainsi la spécificité des territoires frontaliers et la nécessité de s’engager pour faciliter l’élimination des obstacles. Les deux pays se sont engagés à doter les collectivités territoriales transfrontalières des compétences et des ressources leur permettant de surmonter les obstacles à la réalisation de projets transfrontaliers. Des dispositions juridiques peuvent être accordées en vue d’adopter des dérogations. Deux réalisations ont déjà été mises en oeuvre : une convention bilatérale franco-allemande en faveur de l’apprentissage transfrontalier et le partage d’une méthodologie de travail innovante franco-allemande (le projet Moro), qui repose sur une méthode allemande de simulation sur la base de jeux de rôle. Ce premier traité bilatéral a connu deux « répliques » reprenant la matrice générale du traité d’Aix-la-Chapelle : le traité franco-italien du Quirinal du 26 novembre 2021 et le traité franco-espagnol de Barcelone du 19 janvier 2023.
La Commission européenne a renforcé ce mouvement en engageant trois initiatives : la réforme du code Schengen (notamment en imposant aux États de notifier ce qu’ils considèrent comme région transfrontalière), la relance du projet de règlement relatif à la création d’un mécanisme visant à lever les obstacles juridiques et administratifs dans un contexte transfrontalier, et l’adoption d’un règlement assurant une meilleure interopérabilité des services en Europe.
Les difficultés rencontrées par les populations frontalières dans leur prise en charge sanitaire sont un bon exemple de ce qui peut conduire les transfrontaliers à considérer leur statut comme défavorable. Les problématiques identifiées touchent des thématiques très diverses. Les cinq thématiques qui ressortent sont les suivantes : problèmes liés à l’affiliation, problèmes liés au versement des cotisations sociales, problèmes liés aux arrêts maladie, problèmes liés à l’accès aux soins à l’étranger, problèmes liés au remboursement des soins à l’étranger. Des expériences de coopérations transfrontalières ont été menées dont les résultats ont été analysés en vue de généralisation à d’autres zones au sein de l’Union européenne.
Dix recommandations concluent l’étude. Elles visent à assurer la pleine mise en oeuvre de la coopération transfrontalière au bénéfice des populations concernées : détermination des zones transfrontalières, généralisation en matière de santé de la procédure des zones d’accès aux soins frontaliers (Zoast), actuellement spécifique à la frontière franco-belge, renforcement du bilinguisme dans chacune des frontières, reconnaissance du rôle du préfet de région comme chef d’orchestre de la dynamique transfrontalière, mobilisation les acteurs régionaux pour une meilleure assise de la coopération transfrontalière…
Au-delà du cocktail innovant de droit national, de droit conventionnel classique et de droit de l’Union européenne qui caractérise la coopération transfrontalière, les États membres gardent la responsabilité et la capacité de trouver les solutions adéquates aux difficultés du quotidien que doivent affronter leurs citoyens frontaliers en matière d’accès aux structures de santé, aux marchés du travail ou d’utilisation des modes de transport les plus commodes. L’Union européenne n’est qu’un facilitateur financier (financement Interreg, financement d’études « b-solutions ») ou juridique (règlement sur le GECT, code frontières Schengen et récent règlement sur l’interopérabilité des services publics en Europe). Il est temps que les quelque 8 millions de Français vivant dans les régions frontalières prennent conscience que les difficultés qu’ils rencontrent ne sont pas à imputer à un Bruxelles chargé de tous les maux mais plutôt de l’inconséquence de leur gouvernement ou de leurs collectivités locales. La solution viendra non pas de l’exercice solitaire et unilatéral du pouvoir national mais de la combinaison intelligente d’initiatives provenant des acteurs territoriaux, étatiques et européens.
Introduction
Comme l’indique une résolution du Parlement européen, « l’Union européenne et ses voisins immédiats de l’Association européenne de libre-échange (AELE) comptent 40 frontières terrestres intérieures et régions frontalières intérieures, […] couvrent 40 % du territoire de l’Union, représentent 30 % de sa population, produisent près d’un tiers de son PIB et recèlent un fort potentiel de dynamisation de ses économies1« Régions frontalières de l’UE : des laboratoires vivants de l’intégration européenne », résolution du Parlement européen du 15 septembre 2022, p. 4. ». Tout ceci peut aussi s’appliquer à l’espace Schengen (vingt-cinq États membres, l’Irlande et Chypre n’en faisant pas partie) : près de 1,7 million de personnes résident dans un pays de l’espace Schengen tout en travaillant dans un autre et, chaque jour, quelque 3,5 millions de personnes franchissent une frontière intérieure de l’espace Schengen2« Stratégie pour un espace Schengen pleinement opérationnel et résilient », communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, 2 juin 2021..
Selon Eurostat, l’Union européenne compte 2,09 millions de travailleurs frontaliers, c’est-à-dire travaillant dans un autre pays que leur pays de résidence et rejoignant leur domicile au moins une fois par semaine. « La France est le pays de l’UE qui compte le plus grand nombre de travailleurs transfrontaliers. D’après les données de l’Insee portant sur l’année 2020, elle en compte très précisément 443 825. La Suisse, en raison des salaires élevés qui y sont proposés, est le premier pays de destination des frontaliers français. Elle en accueille 215 178, soit deux fois plus qu’en 2000. Viennent ensuite le Luxembourg (95 838), l’Allemagne (50 773), la Belgique (45 736), Monaco (31 388) et l’Espagne (4 912). […] Enfin, dans le sens inverse, le nombre de frontaliers venant de pays voisins pour travailler en France est quant à lui estimé à environ 15 000 seulement, dont 8 500 originaires de Belgique, 4 000 d’Allemagne, 1 500 d’Italie et 1 100 d’Espagne3P.D., « La France, championne d’Europe des travailleurs frontaliers » lepoint.fr, 18 octobre 2023.. »
Le lointain fondement de la coopération transfrontalière trouve un écho, très atténué, dans le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) : « Afin de promouvoir un développement harmonieux de l’ensemble de l’Union, celle-ci développe et poursuit son action tendant au renforcement de sa cohésion économique, sociale et territoriale. En particulier, l’Union vise à réduire l’écart entre les niveaux de développement des diverses régions et le retard des régions les moins favorisées. Parmi les régions concernées, une attention zones où s’opère une transition industrielle et aux régions qui souffrent de handicaps naturels ou démographiques graves et permanents telles que les régions les plus septentrionales à très faible densité de population et les régions insulaires, transfrontalières et de montagne4Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (version consolidé), art. 174, Journal officiel de l’Union européenne, 23 octobre 2012, p. C 326/127.. »
En 2017, la Commission européenne a mis en évidence des difficultés persistantes concernant de nombreux aspects de la vie transfrontalière : le manque de transports publics transfrontaliers, les difficultés liées à la reconnaissance des compétences et des diplômes, l’accès limité aux services publics dans les environs ou encore l’absence fréquente de véritables systèmes de gouvernance transfrontalière pour gérer conjointement les ressources partagées, les défis et les possibilités5« Stimuler la croissance et la cohésion des régions frontalières de l’Union européenne », communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen, COM(2017) 534 final, 20 septembre 2017.. Les ambitions des régions transfrontalières ont souvent été entravées par des règles nationales divergentes en raison de différences dans la mise en oeuvre du cadre juridique de l’Union européenne, notamment par ses différentes directives.
Actuellement, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), avec le soutien de la Commission européenne, étudie les procédures administratives qui posent le plus de problèmes aux citoyens vivant à la frontière. Sur la base des résultats de cette enquête, l’OCDE recommandera des priorités pour simplifier les procédures administratives, ciblant les « procédures les plus irritantes pour les citoyens transfrontaliers6« Répondez à l’enquête de l’OCDE à la frontière franco-allemande », espaces-frontaliers.org, février 2024. ».
En 2020 et 2021, la pandémie de Covid-19 a montré à quel point les États membres et les régions de l’Union européenne sont interdépendants et la rapidité avec laquelle les États membres ont rétabli les contrôles aux frontières intérieures et interdit l’accès à leurs territoires aux voisins. Ces mesures ont paralysé des services, y compris dans les établissements de soins, parce que les travailleurs frontaliers n’ont pas pu accéder à leur lieu de travail. Les entraves à la libre circulation des marchandises ont perturbé l’approvisionnement en équipements médicaux indispensables. Les fermetures de frontières augmentent leur perception de la frontière comme un obstacle.
En 2022, une résolution du Parlement européen a pointé les difficultés principales – et récurrentes – auxquelles la coopération transfrontalière s’efforce de répondre : l’amélioration de l’accès à l’emploi, la promotion du multilinguisme frontalier, l’insuffisance de l’offre de transports et la mise en commun d’établissements de soin de santé. Pour le Parlement européen, « la plupart des obstacles à la coopération transfrontalière sont de nature juridique, découlant de divergences entre les législations nationales ou les dispositions générales de l’Union7« Régions frontalières de l’UE : des laboratoires vivants de l’intégration européenne », résolution du Parlement européen du 15 septembre 2022, Parlement européen, P9_TA(2022)0327, p. 8. ». Il « invite la Commission et les États membres à veiller d’urgence à la mise en oeuvre et à l’application correctes de la législation pertinente de l’Union en ce qui concerne les droits des travailleurs transfrontaliers et frontaliers, à améliorer leurs conditions d’emploi, de travail, de santé et de sécurité, à répondre à la nécessité de réviser le cadre législatif existant, y compris le règlement (CE) n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (22), afin de renforcer la portabilité des droits et d’assurer une coordination adéquate de la sécurité sociale, et à revoir le rôle des agences d’intérim, des agences de recrutement, des autres intermédiaires et des sous-traitants en vue de recenser les lacunes en matière de protection à la lumière du principe d’égalité de traitement ; invite instamment les États membres et la Commission à reconnaître la réalité de l’augmentation du télétravail et les difficultés qui y sont liées, à garantir que les personnes qui télétravaillent depuis leur pays de résidence ont accès aux droits en matière de sécurité sociale, aux droits des travailleurs et aux régimes fiscaux, et une certitude quant à l’autorité responsable de leur protection8Ibid., p. 12. ».
Dans cette même résolution, le Parlement européen « reconnaît que, dans les régions frontalières, il est nécessaire d’assurer une reconnaissance plus rapide et plus complète des diplômes et autres qualifications obtenus après la formation, d’améliorer les soins de santé, de développer les transports locaux et à longue distance et de faciliter l’accès aux informations sur les offres d’emploi ; souligne la nécessité d’augmenter les fonds pour faciliter une meilleure coordination entre les systèmes juridiques et administratifs nationaux voisins, notamment en ce qui concerne l’échange d’informations sur la législation applicable aux travailleurs et la collecte de données sur les travailleurs frontaliers, afin de combler les lacunes dans les pratiques nationales, d’améliorer l’accès aux informations disponibles et de créer un marché intérieur du travail prévisible et accessible ; souligne que ces problèmes représentent une menace encore plus grande pour les travailleurs frontaliers en provenance et à destination de pays tiers9Ibid. ». Une terminologie partagée par tous les acteurs européens concernés définit bien l’enjeu de la coopération transfrontalière : le « bassin de vie »10À ce sujet, voir Jean Coldefy, Jacques Lévy, Réforme territoriale : pour une démocratie locale à l’échelle des bassins de vie, Institut Terram, avril 2024., qui se situe de part et d’autre d’une frontière donnée.
Ces dernières années, les initiatives bilatérales se sont multipliées, telle la convention signée à Mulhouse le 27 septembre 2023 entre le Bas-Rhin et le Land de Rhénanie-Palatinat permettant aux pompiers français et allemands d’intervenir ensemble sur toute la zone transfrontalière le long du Rhin en cas d’incendie ou de catastrophe. Les initiatives multilatérales visent à prendre en charge la situation spécifique des travailleurs transfrontaliers, à l’exemple de l’accord-cadre de 2023 qui prévoit ainsi que, « sur demande, une personne qui pratique habituellement le télétravail transfrontalier au sens de l’article 1er du présent Accord-cadre et qui est couverte par l’article 2 [c’est-à-dire que la résidence du travailleur soit située dans un État signataire et le siège social ou le siège d’exploitation de l’entreprise ou de l’employeur soit situé dans un autre État signataire] sera soumise, sur la base de l’article 16, paragraphe 1 du règlement de base, à la législation de l’État dans lequel l’employeur a son siège social ou son siège d’exploitation, à condition que le télétravail transfrontalier dans l’État de résidence représente moins de 50 % du temps de travail total11Accord-cadre en application de l’article 16, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 883/2004 en cas de pratique habituelle du télétravail transfrontalier, 30 juin 2023, art. 3. ». Par suite, si les conditions de l’accord-cadre sont réunies, le maintien du régime de sécurité sociale du pays où est établie l’entreprise est accordé. Les États frontaliers de la France – et cette dernière – sont signataires de l’accord-cadre : la Belgique, l’Allemagne, le Luxembourg, la Suisse, l’Espagne et, à compter du 1er janvier 2024, l’Italie12Cet accord-cadre a fait l’objet d’une instruction ministérielle du 27 septembre 2023 relative à sa mise en oeuvre..
Les initiatives bilatérales s’articulent avec des mesures purement nationales visant à répondre à une difficulté propre à une zone transfrontalière : ainsi, le 28 septembre 2023, le ministre de la Transformation et de la Fonction publique a annoncé l’octroi d’une indemnité de résidence de 3 % du salaire fixe des agents publics exerçant dans l’une des soixante-deux communes de l’Ain et de la Haute-Savoie directement impactées par la pression immobilière liée au voisinage direct avec le bassin genevois.
La présente étude vise à donner la vision la plus complète possible des différents textes applicables à la coopération transfrontalière. Nous commencerons par la présentation des premiers pas de la coopération transfrontalière dans le cadre du Conseil de l’Europe et ses déclinaisons nationales, puis nous examinerons les mesures prises par l’Union européenne pour accompagner la marche des États membres vers l’approfondissement de la coopération transfrontalière. Nous traiterons ensuite des initiatives convergentes des États membres et de l’Union européenne pour relancer la coopération transfrontalière. Nous poursuivrons par l’examen des questions de prise en charge des problèmes de santé rencontrés par les populations transfrontalières en donnant un aperçu précis de l’imbrication des réglementations nationales et européennes et en soulignant les éléments du débat de la coopération transfrontalière. Enfin, nous terminerons par dix recommandations visant à assurer la pleine mise en oeuvre de la coopération transfrontalière au bénéfice des populations concernées.
I. Les premiers pas de la coopération transfrontalière sous les auspices du Conseil de l’Europe
1. Le texte fondateur : la convention-cadre européenne sur la coopération transfrontalière des collectivités ou autorités territoriales ouverte à la signature le 21 mai 1980 à Madrid sous l’égide du Conseil de l’Europe
Ce texte constitue l’élément précurseur de l’organisation européenne dans le domaine de la coopération transfrontalière13Plusieurs États (Espagne, Italie) ont assorti la ratification de la convention de Madrid d’une déclaration subordonnant l’application de la convention à la conclusion d’accords interétatiques.. Son objectif est de favoriser la coopération des collectivités frontalières dans des domaines tels que le développement régional, urbain et rural, la protection de l’environnement, l’amélioration des infrastructures et des services offerts aux citoyens et l’entraide en cas de sinistre. Elle rappelle que la coopération s’exerce strictement dans le cadre des compétences attribuées à chaque collectivité, telles qu’elles sont définies par le droit interne. Elle ne contient pas de dispositions contraignantes à l’égard des États signataires, qui sont simplement invités à encourager ou à faciliter les initiatives des collectivités. Le droit, pour ces dernières, de passer des accords de coopération n’est pas formellement reconnu, les États signataires ayant la faculté de les subordonner à la conclusion préalable d’un accord bilatéral fixant le cadre, les formes et les limites de l’action des collectivités.
Ce texte fondateur, complété par trois protocoles additionnels, a servi de base à la signature d’accords bilatéraux entre la France et des États voisins : l’Italie (accord de Rome, 1993), l’Espagne (traité de Bayonne, 1995), le Luxembourg, l’Allemagne et la Suisse (accord de Karlsruhe, 1996), la Belgique (accord de Bruxelles, 2002)14Voir à ce propos les deux rapports parlementaires du sénateur Michel Alloncle : le rapport n° 20 sur l’accord de Karlsruhe, déposé le 9 octobre 1996, et le rapport no 132 sur le traité de Bayonne, déposé le 11 décembre 1996.. Ces accords permettent notamment de mettre en place des conventions de coopération transfrontalière, outils qui engagent les collectivités et autorités signataires à entreprendre un projet ou une démarche transfrontalière.
Trois de ces accords ont permis la création de structures juridiques novatrices :
- le traité de Bayonne (1995), qui a, en outre, ouvert à certaines collectivités et autorités locales à la frontière espagnole la possibilité de créer une structure pérenne de coopération régie par le droit espagnol, le consorcio ;
- les accords de Karlsruhe (1996) et de Bruxelles (2002), qui ont permis de mettre en place des groupements locaux de coopération transfrontalière (GLCT).
2. Les trois déclinaisons nationales de la convention de Madrid de 1980
L’accord franco-italien de 1993
L’accord franco-italien concernant la coopération transfrontalière entre collectivités territoriales, signé à Rome le 26 novembre 1993 et publié par décret du 2 janvier 1996, concerne l’ensemble des Régions et collectivités frontalières des deux pays, y compris la Corse, mais son champ géographique est limité pour la partie italienne à une zone de vingt-cinq kilomètres en deçà de la frontière.
Il énumère des domaines très larges de coopération : développement urbain et régional, transports et communications, énergie, protection de l’environnement, traitement des déchets, collecte des eaux usées et épuration, enseignement et recherche, formation, santé, culture et sport, assistance mutuelle en cas de catastrophe, développement économique et social, amélioration des structures agraires, tourisme. Enfin, il précise que les accords conclus entre collectivités doivent respecter des procédures internes de chaque État.
Le traité de Bayonne de 1995 et la création de la structure franco-espagnole des consorcios
Le traité franco-espagnol signé à Bayonne le 10 mars 1995 reconnaît la liberté des collectivités françaises et espagnoles frontalières de passer des conventions et permet leur participation à des organismes publics de l’autre pays. La principauté d’Andorre est partie au traité de Bayonne en vertu de son protocole d’amendement et d’adhésion du 16 février 2010.
Le champ d’application géographique du texte, défini à l’article 2, est très vaste puisqu’il recouvre une zone s’étendant à deux cent cinquante kilomètres de part et d’autre des Pyrénées constituée, côté français, par les régions Aquitaine, Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon (qui ont fusionné en 2016 en une seule région Occitanie) et, côté espagnol, par les communautés autonomes du Pays basque, de Navarre, d’Aragon et de Catalogne.
Les collectivités françaises concernées sont la région précitée et les départements, les communes et leurs groupements compris dans le territoire de ladite région. Côté espagnol, le traité couvre les quatre communautés autonomes frontalières ainsi que les territoires historiques, les provinces et les communes qui y sont incluses. La notion de territoire historique correspond à celle de province dans les communautés autonomes disposant d’un statut particulier, notamment le Pays basque et la Catalogne.
Le traité de Bayonne rappelle que la coopération transfrontalière suppose le respect du droit interne, les collectivités locales ne pouvant créer de droit supérieur aux lois des pays concernés, ainsi que le respect des engagements internationaux de chacune des parties. Il pose également le principe de la compétence commune, selon lequel l’accord entre des collectivités ne peut porter que sur un domaine relevant de leurs compétences en vertu du droit interne.
La coopération s’exerce par le biais de conventions de coopération transfrontalière qui doivent permettre aux collectivités territoriales, dans les domaines d’intérêt commun, de créer et de gérer des équipements ou des services publics et de coordonner leurs décisions. Elles peuvent prévoir la création d’organismes de coopération dotés ou non de la personnalité juridique. Les pouvoirs de police et de réglementation ainsi que ceux exercés au nom de l’État sont expressément exclus du champ de ces conventions. La convention détermine le droit qui lui est applicable, qui peut être soit le droit espagnol, soit le droit français.
S’agissant des organismes de coopération, le traité ouvre aux collectivités espagnoles la possibilité de participer aux groupements d’intérêt public de coopération transfrontalière ou au capital des sociétés d’économie mixtes locales dont l’objet est d’exploiter des services publics d’intérêt commun, que ces organismes aient déjà été créés en France ou qu’ils soient mis en place conjointement.
Par ailleurs, il autorise des collectivités locales françaises à participer à des consorcios espagnols, ces derniers étant des groupements dotés de la personnalité juridique, associant des personnes publiques et des personnes privées à but non lucratif en vue de gérer des services d’intérêt public.
L’accord quadripartite de Karlsruhe de 1996 et la création d’un nouvel instrument de coopération transfrontalière : le groupement local de coopération transfrontalière (GLCT)
L’accord quadripartite de Karlsruhe, signé entre la France, l’Allemagne, le Luxembourg et la Suisse le 23 janvier 1996, présente la particularité, outre d’associer quatre pays, de prévoir la création d’un nouvel instrument de coopération transfrontalière, qui s’ajoute à ceux déjà autorisés par le droit interne : le groupement local de coopération transfrontalière.
L’accord ne définit pas précisément les types d’action qui peuvent être mis en oeuvre, laissant aux collectivités locales une large liberté de choix des domaines de la coopération, sous réserve, bien entendu, que ces domaines entrent dans leur compétence, conformément aux législations nationales. Le champ d’application est donc essentiellement géographique puisque l’accord énumère les collectivités locales concernées : France (Région Alsace, Région Lorraine et les départements et communes), Allemagne (trois Länder frontaliers : Bade-Wurtemberg, Rhénanie-Palatinat et Sarre, et les communes et Landkreise), Luxembourg (communes et leurs établissements publics), Suisse (cantons de Soleure, de Bâle-Ville, de Bâle-Campagne, d’Argovie et du Jura).
Selon l’accord de Karlsruhe, les conventions de coopération15Elles sont également prévues par les traités de Bayonne (Espagne, Andorre) ou l’accord de Bruxelles (Belgique). conclues entre collectivités territoriales dans les domaines de compétence commune doivent « permettre aux partenaires de coordonner leurs décisions, de réaliser et de gérer ensemble des équipements ou des services publics d’intérêt local commun16Décret n° 97-798 du 22 août 1997, op. cit., art. 3, §2. ». Ces conventions doivent respecter les procédures et les contrôles résultant du droit interne, ce qui, pour la France, implique la transmission au préfet.
Ces conventions ne peuvent porter sur les pouvoirs qu’une autorité locale exerce au nom de l’État, ni les pouvoirs de police, ni ceux de réglementation. Elles ne peuvent davantage avoir pour effet de modifier le statut ou les compétences d’une collectivité. La convention doit définir un régime de responsabilité de chacune des collectivités concernées vis-à-vis des tiers. Elle doit également préciser le droit applicable, notamment en cas de contentieux, qui est nécessairement celui de l’une des parties.
Dans le cadre de la convention de coopération, une collectivité peut procéder au profit d’une autre collectivité partie à une délégation ou une concession de service public, dans les conditions prévues par le droit interne.
L’accord stipule que, quel que soit le type d’organe de coopération envisagé, une autorisation préalable à la participation d’une collectivité est nécessaire si cet organisme se situe dans un État étranger. Cette autorisation préalable est prévue dans le droit français17Loi n° 2007-147 du 2 février 2007 relative à l’action extérieure des collectivités territoriales et de leurs groupements, dite loi Thiollière. lorsqu’une collectivité locale souhaite adhérer à un
organisme de droit public étranger ou participer au capital d’une personne morale de droit étranger18Sur l’action extérieure des collectivités, voir les articles L.1115-1 à L.1115-7 du Code général des collectivités territoriales.. La convention ne permet pas de créer des organes autonomes de décision et de gestion budgétaire et financière du projet transfrontalier. Chaque signataire applique son propre régime juridique aux actions qu’il met en oeuvre dans le cadre de la convention, ce qui peut être une source de complexité dans la réalisation du projet transfrontalier.
L’article 8 de l’accord de Karlsruhe prévoit la possibilité de créer un nouvel organisme de coopération : le groupement local de coopération transfrontalière. Le GLCT est une personne morale de droit public, dotée de l’autonomie budgétaire. Créé par les collectivités territoriales et les organismes publics locaux parties à la convention, il doit réaliser des missions et des services qui présentent un intérêt pour chacun d’entre eux. Il relève du droit interne applicable aux établissements publics de coopération intercommunale de la partie où il a son siège (article 11 de l’accord de Karlsruhe). La création du GLCT est autorisée par arrêté du représentant de l’État dans la région où le groupement a son siège19Code général des collectivités territoriales, op. cit., art. L.1115-4..
Les statuts du GLTC doivent définir les modalités de contribution financière des différents membres et les règles budgétaires et comptables. Ses organes, à savoir l’assemblée, où chaque collectivité dispose d’un siège au moins, sans pouvoir dépasser la majorité, et le président assisté de vice-présidents issus des autres pays que le sien, sont définis dans l’accord de Karlsruhe.
L’accord de Bruxelles de 2002 : l’extension de GLCT à la frontière franco-belge
Toujours en application de la convention-cadre de Madrid (1980), les gouvernements français et belge ont ensemble, avec les autorités locales, négocié et ratifié un accord définissant les modalités de la coopération transfrontalière entre les collectivités territoriales et organismes publics franco-belges. Signé à Bruxelles le 16 septembre 2002, il est entré en vigueur en juillet 2005. Cet accord donne un cadre juridique aux actions de coopération transfrontalière des acteurs locaux de la frontière franco-belge (Grand Est, Hauts-de-France, Flandre et Wallonie). Côté français, il s’applique aux Régions, aux départements, aux communes, à leurs groupements et à leurs établissements publics ; côté belge, aux provinces, aux communes, aux structures de coopération intercommunale flamandes et wallonnes, ainsi qu’à certains établissements publics.
L’accord permet également aux signataires, notamment les communautés et régions belges, d’être parties aux conventions de coopération conclues entre les collectivités locales françaises et belges.
Deux modalités d’organisation des collectivités territoriales sont à envisager :
- soit une participation à une structure déjà constituée ou création ex nihilo d’une structure trouvant sa source dans le droit interne, telles, côté belge, les structures de coopération intercommunale flamandes et wallonnes et certaines associations ainsi que les groupements européens d’intérêt économique (GEIE)20Le règlement (CE) 2137/85 de 1985 permet de créer un groupement européen d’intérêt économique (GEIE), personne juridique de droit privé ayant vocation à développer l’activité économique de ses membres. Il ne peut servir à l’exercice de nouvelles activités. Il ne peut employer plus de 500 personnes. Sa capacité juridique est distincte de celle de ses membres. Son siège social doit obligatoirement se situer dans l’un des États membres de l’Union européenne. Il doit comporter au minimum deux membres (sociétés, personnes physiques, organismes publics) appartenant à des États membres différents., et, côté français, les groupements d’intérêt public (GIP) et les sociétés d’économie mixte locales (SEML)21Les sociétés d’économie mixte locales transfrontalières pour lesquelles les collectivités étrangères ne peuvent pas détenir plus de la moitié du capital et des voix dans les organes délibérants sont régies par l’article L1522-1 du Code général des collectivités territoriales. ;
- soit la possibilité de création de GLCT qui disposent de la capacité juridique et de l’autonomie financière. Les établissements publics locaux sont régis par le droit du lieu du siège. Ces GLCT pourront notamment réaliser et gérer des équipements ou des services publics de coopération intercommunale de la partie où ils auront leur siège. L’accord de Bruxelles étend à la frontière franco-belge la possibilité de création de GLCT22Un GLCT a été créé en 2006 (GLCT « Lille, Eurométropole franco-belge ») qui a pris ensuite la forme juridique d’un GECT en 2008. jusqu’alors cantonnées aux frontières françaises avec l’Allemagne, le Luxembourg et la Suisse.
Cet accord est évolutif. Il prévoit que l’accord sera applicable aux organismes de coopération non prévus dans l’accord qui seraient ouverts aux collectivités territoriales étrangères par le droit français ou par le droit belge postérieurement à la date d’entrée en vigueur de l’accord.
L’accord confie aux préfets des régions et départements frontaliers, la capacité d’étudier, avec les autorités belges compétentes, toutes questions relatives à la coopération transfrontalière. Dans le cadre des contrôles exercés sur les structures de coopération, les préfets et les autorités belges compétentes doivent se tenir mutuellement informés et prendre leur décision après concertation (article 8).
Une intervention de la Communauté européenne limitée durant les années 1990 à un soutien financier : le programme Interreg
Au début des années 1990, la Commission européenne n’est pas restée inactive. Elle a lancé le programme Interreg23Interreg est un programme européen visant à promouvoir la coopération entre les Régions européennes et le développement de solutions communes dans les domaines du développement urbain, rural et côtier, du développement économique et de la gestion de l’environnement., qui concerne spécifiquement les régions frontalières, afin de répondre à leurs problèmes spécifiques de développement économique et de les préparer à l’achèvement du marché unique. Le programme Interreg I (1991-1993) a permis de mettre en oeuvre trente et un projets frontaliers concernant la France. Cet apport financier est réel, mais ses ressources sont limitées en comparaison avec l’ensemble de la politique de cohésion (Interreg représente moins de 3 % du Feder).
Pour la France, l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT)24Pour en savoir plus sur les programmes Interreg dans lesquels la France est impliquée, voir « Les programmes Interreg 2021-2027 : la coopération territoriale européenne en France », europe-en-france.gouv.fr. est l’autorité de coordination nationale des fonds de la politique de cohésion et à ce titre, le Pôle politique de cohésion européenne (PPCE) anime, coordonne et suit la mise en oeuvre des programmes de coopération territoriale européenne (Interreg). Sur la programmation 2021-2027, sept programmes Interreg concernent la coopération transfrontalière aux frontières françaises de métropole, des programmes spécifiques à l’outre-mer étant prévus. Les travaux d’appui conduits par l’ANCT ont vocation à aider à la bonne compréhension des règlements européens, à la mise en réseau des acteurs, à leur accompagnement méthodologique et au partage de bonnes pratiques via des groupes de travail et réseaux dédiés. La valorisation des réalisations de projets Interreg constitue aussi un axe de travail.
Le nouveau règlement Interreg visant à soutenir les programmes de coopération transfrontalière pour la période 2021-2027 est entré en vigueur le 1er juillet 202125Règlement (UE) 2021/1059 du Parlement européen et du Conseil du 24 juin 2021 portant dispositions particulières relatives à l’objectif « Coopération territoriale européenne » (Interreg) soutenu par le Fonds européen de développement régional et les instruments de financement extérieur, Journal officiel de l’Union européenne, 30 juin 2021, p. 94-158.. Il comprend un nouvel objectif propre à Interreg en faveur d’« une meilleure gouvernance de la coopération » qui renforce la capacité des programmes de coopération transfrontalière Interreg (le long des frontières aussi bien intérieures qu’extérieures) à remédier activement aux obstacles aux interactions transfrontalières dans ces régions. Parallèlement, le nouveau règlement relatif au Feder26Règlement (UE) 2021/1058 du Parlement européen et du Conseil du 24 juin 2021 relatif au Fonds européen de développement régional et au Fonds de cohésion, Journal officiel de l’Union européenne, 30 juin 2021, p. 60-93. encourage vivement les États membres et les régions à utiliser leurs propres programmes nationaux et régionaux au titre du Feder pour investir dans des initiatives et des projets d’infrastructures transfrontaliers. Le recours aux synergies avec les investissements dans les régions voisines constituerait une étape importante pour accroître l’efficacité de la politique de cohésion dans les régions frontalières.
Cet accompagnement s’est traduit par la création d’une nouvelle structure transfrontalière et par le renforcement d’une assistance juridique et informationnelle afin de résoudre les difficultés juridiques rencontrées par les collectivités territoriales.
II. L’accompagnement par l’Union européenne de la marche des États membres vers l’approfondissement de la coopération transfrontalière
1. Les groupements européens de coopération territoriale (GECT)27La création d’un GECT est autorisée, en France, par arrêté du représentant de l’État dans la région où ledit groupement a son siège (article L.1115-4-2 du Code général des collectivités territoriales). Il s’agit du préfet de région. Le GECT a été créé par le règlement (CE) no 1082/2006 du 5 juillet 2006 relatif à un groupement européen de coopération territoriale (GECT). Depuis le 22 juin 2014 est appliqué le règlement (UE) no 1302/2013, qui modifie le texte de 2006.
Les pouvoirs et les compétences d’un GECT
Le GECT est une structure, dotée de la personnalité juridique (avec la capacité de conclure des contrats, d’employer du personnel, de disposer d’un budget, de lancer des appels d’offres, d’acquérir et d’aliéner des biens mobiliers et immobiliers), de droit public ou privé. Comme pour toute structure transfrontalière, le recours au GECT nécessite le choix d’un droit de rattachement (le droit du lieu du siège), ce qui exclut l’application d’un droit transnational. Peuvent être membres d’un GECT : État membre, collectivité régionale, collectivité locale, entreprise publique au sens de la directive 2004/17/CE, entreprise chargée de l’exploitation de service d’intérêt économique général.
Le GECT a pour objet de faciliter et de promouvoir la coopération territoriale entre les États membres de l’Union européenne dans le but de renforcer la cohésion économique, sociale et territoriale. Il peut être utilisé aux frontières internes de l’Union européenne et sur les frontières externes (sous certaines conditions). Ce règlement fait l’objet de mesures d’application dans le droit interne des États membres de l’Union européenne, qui déterminent le caractère de personne morale de droit public (comme en France, Italie, Espagne, Allemagne, Luxembourg28Au Luxembourg, il s’agit d’associations sans but lucratif (ASBL).) ou privé de cette structure, ainsi que les règles nationales s’appliquant à cette structure. Les GECT ayant leur siège en France relèvent du régime des syndicats mixtes ouverts29Code général des collectivités territoriales, op. cit., art. L.5721-1 et ss..
Cet instrument vise à « faciliter et promouvoir la coopération territoriale ». Il peut porter des projets de coopération immatériels (y compris de gouvernance transfrontalière) ou matériels (équipements, infrastructures ou services conjoints), dans les domaines communs de compétence de ses membres. Il peut également assumer le rôle d’autorité de gestion (ou bien d’organisme intermédiaire) des programmes de coopération territoriale européenne (comme le programme Interreg).
Grâce à ce nouveau règlement, les entreprises chargées de l’exploitation de services d’intérêt économique général pourront désormais faire partie de GECT. À la suite du dépôt d’une demande de création d’un GECT, le silence gardé pendant six mois de la part des autorités nationales vaudra approbation (art. 4, §3). L’approbation formelle sera toutefois nécessaire dans l’État où le GECT aura son siège. L’approbation par les autorités nationales portera uniquement sur la convention du GECT (art. 4, §3).
Concernant les statuts, les autorités approbatrices vérifieront uniquement s’ils sont compatibles avec la convention. En cas de refus de la convention, l’État membre doit exposer les motifs de son refus et, le cas échéant, proposer des modifications à la convention (art. 4, §3).
À la suite du règlement de 2013, une plus grande souplesse est prévue quant au droit applicable aux GECT. La convention devra désormais préciser « le droit de l’Union applicable et le droit national de l’État membre où est situé le siège du GECT aux fins de l’interprétation et de l’application de la convention, […] le droit de l’Union applicable et le droit interne de l’État membre dans lequel opèrent les organes du GECT, […] les dispositions du droit de l’Union et du droit national applicables directement liées aux activités du GECT menées dans le cadre des missions définies dans la convention, […] les règles applicables au personnel du GECT, ainsi que les principes régissant les modalités relatives à la gestion du personnel et aux procédures de recrutement » (art. 8, §2).
Un GECT doit disposer au moins d’une assemblée constituée par les représentants de ses membres et d’un directeur qui représente le GECT et agit au nom et pour le compte de celui-ci. Les statuts peuvent prévoir des organes de direction supplémentaires dotés de pouvoirs clairement définis.
La variété des structures de coopération transfrontalière
Parmi les divers outils existants, les conventions de coopération et les GECT sont les structures les plus fréquemment répandues le long des frontières françaises, mais dont les usages diffèrent selon les territoires et les collectivités concernées.
La variété se trouve en premier lieu dans les domaines de coopération : transport, urbanisme, santé, environnement ou encore sécurité civile. Ainsi, un GECT peut-il servir de support à un hôpital transfrontalier, comme celui de Cerdagne à la frontière franco-espagnole. Mais ce même outil peut également constituer la base juridique du rapprochement entre deux parcs naturels, à l’image du Parc naturel régional Scarpe-Escaut de chaque côté de la frontière franco-belge ou du Parc marin International des Bouches de Bonifacio à la frontière franco-italienne.
La coopération transfrontalière des collectivités territoriales implique une coordination importante entre les collectivités de plusieurs niveaux (par exemple une métropole, une région et des départements) du versant français, qui se double souvent d’une intervention de l’État. Généralement les coopérations nécessitent également l’intervention de l’État (soit comme membre d’un GECT ou présent comme observateur) aux côtés des collectivités territoriales.
Enfin, certains GECT correspondent à des territoires comparables à des États membres de l’Union européenne. Ainsi le GECT « Pyrénées-Méditerranée » compte près de 15 millions d’habitants en 2019, soit une population totale supérieure à celle de dix-neuf des vingt-sept pays de l’Union européenne, sur un territoire de 110 000 kilomètres carrés (plus étendu que seize d’entre eux), et son PIB s’élevait à plus de 440 milliards d’euros en 2019, soit l’équivalent de celui de l’Autriche. Il ne s’agit pas d’un exemple unique : le GECT Eurorégion Nouvelle-Aquitaine–Euskadi–Navarre couvre ainsi un territoire de 101 678 kilomètres carrés pour une population de près de 9 millions d’habitants.
L’articulation entre le droit de l’Union européenne et le droit national
Il a fallu attendre les lois du 6 janvier 1992 sur l’administration territoriale de la République et la loi d’orientation du 4 février 1995 pour l’aménagement et le développement du territoire pour que soient prévus, dans le droit français, les principes et les instruments de la coopération transfrontalière entre collectivités locales.
Depuis, le droit interne français s’est enrichi et prévoit des outils de coopération transfrontalière. Le Code général des collectivités territoriales (CGCT) met ainsi en oeuvre le règlement européen sur les GECT (art. L.1115-4-2). Il permet également la création de de sociétés d’économie mixte (SEM) transfrontalières (art. L.1522-1). Ce point a été complété par la récente loi du 22 février 2022 relative à la décentralisation, la différenciation, la déconcentration et la simplification (dite loi 3DS)30Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale., dont l’article 189 modifie l’article L.1531-1 du CGCT afin de permettre aux collectivités territoriales étrangères et à leurs groupements de participer au capital des sociétés publiques locales (SPL) dont l’objet social est exclusivement dédié à la gestion d’un service public d’intérêt commun transfrontalier pouvant comprendre la construction des ouvrages ou des biens nécessaires au service.
2. Le renforcement d’une assistance juridique et informationnelle pour résoudre les difficultés juridiques rencontrées parles collectivités territoriales
La mission opérationnelle transfrontalière
La Commission européenne a mis en évidence l’importance de la circulation de l’information et de l’appui technique, de façon pratique et opérationnelle, pour faciliter la mise en oeuvre des actions de coopération transfrontalière. C’est le sens de la proposition de point focal institué dans chaque État membre dans le projet de règlement relatif au mécanisme transfrontalier européen (European Cross-Border Mechanism-ECBM) de 2018, modifié en décembre 2023, qui sera évoqué plus loin dans cette note.
En France existe depuis vingt-cinq ans la Mission opérationnelle transfrontalière (MOT). Elle est à présent une association qui emploie une dizaine de personnes, pour un budget de l’ordre de 1,2 million d’euros et qui compte environ 90 adhérents, y compris étrangers (dont le Luxembourg, Andorre, Monaco, la Wallonie, la Catalogne ou Genève), et de nombreuses structures transfrontalières. Elle constitue le seul centre de ressources français spécialisé sur la coopération transfrontalière, l’un des rares outils européens, et son apport est apprécié au niveau international et par nombre d’acteurs présents sur les frontières françaises. La MOT a cependant constaté que si elle était souvent considérée comme un partenaire utile, voire incontournable par différents interlocuteurs qu’elle a rencontrés, elle demeure parfois méconnue ou ignorée.
Sorte d’agence technique, la MOT centralise donc l’information disponible sur les questions transfrontalières, produit une documentation riche, largement accessible via son site Internet, mais conduit aussi des études générales ou sur des cas particuliers, à la demande de ses adhérents. Son bureau est présidé par un élu, les représentants des collectivités territoriales y étant logiquement majoritaires, mais aussi des représentants de l’État (ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, direction générale des collectivités locales, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, ANCT) et de la Caisse des dépôts-Banque des territoires. La MOT constitue le lieu privilégié des échanges entre les collectivités transfrontalières, même si certaines d’entre elles ne travaillent pas ou trop peu avec elle, et le niveau national et européen – la MOT coopérant de plus en plus avec la Commission européenne (Direction générale de la politique régionale et urbaine-DG Régio), le Parlement européen et le Comité des régions.
L’appel à projets permanent « b-solutions »
En 2018, la Commission européenne a présenté une proposition législative relative au mécanisme transfrontalier européen (ECBM) afin de proposer un instrument juridique permettant de trouver des solutions pratiques pour lever les obstacles juridiques et administratifs dans un contexte transfrontalier31Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la création d’un mécanisme visant à lever les obstacles juridiques et administratifs dans un contexte transfrontalier, COM(2018) 373 final, 29 mai 2018.. En 2019, afin d’ouvrir la voie aux travaux devant permettre de surmonter ces obstacles, la Commission a lancé « b-solutions », une initiative qui fournit un soutien juridique aux autorités publiques dans les régions frontalières afin de déterminer les causes profondes des obstacles juridiques ou administratifs qui entravent les interactions transfrontalières et d’explorer la ou les solutions possibles32Lancée en 2017 par la DG REGIO et mise en oeuvre par l’Association des régions frontalières européennes (Arfe), dont le siège est à Berlin, association regroupant les régions européennes frontalières ou transfrontalières, l’initiative pilote « b-solutions » a pour objectif de surmonter les obstacles juridiques et administratifs spécifiques qui entravent la coopération transfrontalière le long des frontières terrestres intérieures de l’Union européenne.. Ce processus a permis de régler quatre-vingt-dix cas d’obstacles aux interactions transfrontalières, concernant vingt-sept régions transfrontalières situées dans vingt et un États membres et relevant principalement des secteurs de l’emploi, des transports publics, des soins de santé et de la coopération institutionnelle.
Les principaux enseignements tirés de l’initiative « b-solutions » montrent que :
- les solutions doivent être adaptées à chaque contexte spécifique, même si l’expérience dans la gestion d’obstacles similaires dans d’autres régions frontalières peut souvent se révéler utile ;
- la mise en oeuvre de solutions est généralement un processus complexe et long, qui n’est possible qu’avec la participation et l’engagement politique des autorités de décision à plusieurs niveaux ;
- une série d’outils peuvent être utilisés pour trouver des solutions, certains pouvant être européens, d’autres pouvant déjà être disponibles au niveau national (toutefois, ces solutions nécessitent souvent des modifications du cadre juridique).
Dans l’ensemble, le succès de l’initiative « b-solutions » est également dû au fait qu’elle ouvre la voie à des accords à plus long terme entre les États membres et les Régions afin de lever définitivement les obstacles. Cette méthode, qui repose sur l’accompagnement et la pédagogie plutôt que sur une forme d’obligation, a le mérite de la souplesse et du pragmatisme.
L’usage de la procédure « b-solutions » n’est pas limité à une frontière particulière. Aussi est-il possible de relever différentes difficultés opérationnelles sur une seule frontière, par exemple, pour la frontière franco-belge (l’entité conseillée était l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai) ayant fait l’objet d’études « b-solutions » :
- transport public transfrontalier – ceintures de sécurité : la perspective de créer ou simplement d’étendre des lignes de bus à la frontière franco-belge est entravée par de multiples exigences de chaque pays. Par exemple, l’obligation légale française de porter la ceinture de sécurité dans les véhicules entrant et sortant entrave le développement des lignes de bus transfrontalières. De telles disparités doivent être résolues afin de permettre un transport public transfrontalier plus important et de meilleure qualité, au bénéfice de la région frontalière et de ses habitants ;
- reconnaissance mutuelle franco-belge des maîtres-nageurs sauveteurs : dans les villes voisines de Lille, Courtrai et Tournai, plusieurs écoles françaises avaient l’habitude de se rendre dans les centres de natation belges pour y suivre des cours de sport. Cependant, les écoles ont été dissuadées de le faire parce que le statut des sauveteurs belges n’est pas reconnu par le système éducatif national français. La reconnaissance automatique des qualifications professionnelles des maîtres-nageurs sauveteurs au niveau transfrontalier permettait d’accroître la sécurité des élèves et d’offrir davantage de possibilités pour un enseignement de qualité.
La signature d’accords bilatéraux s’est poursuivie récemment avec le traité Aix-la-Chapelle sur la coopération et l’intégration franco-allemandes de 2019, débouchant sur la création d’un comité de coordination transfrontalier franco-allemand, et le traité du Quirinal avec l’Italie en 2021. La déclaration franco-espagnole de Montauban (2021) s’est traduite par le traité de Barcelone en janvier 2023 (nous traiterons de ces trois traités plus loin dans cette note). Toutefois, ces traités ont une logique différente des accords présentés jusqu’à maintenant. Ils n’ont notamment pas pour objet d’autoriser les collectivités territoriales frontalières à signer des conventions et à créer des structures juridiques entre elles. Ils s’inscrivent plutôt dans une démarche globale de coopération entre tout type d’acteur aux frontières et introduisent l’idée de dérogations normatives au profit des bassins de vie transfrontaliers.
III. La relance conjointe de la coopération transfrontalière par les États membres et par l’Union européenne
1. Les trois récents traités bilatéraux entre la France et ses principaux voisins (Allemagne, Italie et Espagne)
Le traité d’Aix-la-Chapelle du 22 janvier 201933Décret n° 2020-108 du 10 février 2020 portant publication du traité entre la République française et la République fédérale d’Allemagne sur la coopération et l’intégration franco-allemandes, signé à Aix-la-Chapelle le 22 janvier 2019.
Le chapitre 4 du traité d’Aix-la-Chapelle porte sur la coopération régionale et transfrontalière. Il comprend les articles 13 à 17. Les deux articles majeurs sont les articles 13 et 14. Ce traité reconnaît la spécificité des territoires frontaliers et la nécessité de s’engager pour faciliter l’élimination des obstacles (art. 13, §1). L’article 13, §2, quant à lui, comprend deux règles :
- les États doivent d’abord doter les « collectivités territoriales des territoires frontaliers et les entités transfrontalières, […] de compétences appropriées, de ressources dédiées et de procédures accélérées permettant de surmonter les obstacles à la réalisation de projets transfrontaliers » ;
- ensuite, « si aucun autre moyen ne leur [aux États] permet de surmonter ces obstacles, des dispositions juridiques et administratives adaptées, notamment des dérogations, peuvent être accordées ». Il s’agit d’une clause d’expérimentation pour les territoires frontaliers34À ce sujet, voir « Rapport d’expertise sur le champ d’application d’une clause d’expérimentation dans le Rhin supérieur », Euro-Institut, 17 novembre 2021.. Le terme « expérimentation » ne doit pas être mal interprété : la solution apportée trouvera à s’appliquer dans le temps.
L’article 14 institue un comité de coopération transfrontalière (CCT) comprenant des parties prenantes telles que l’État et les collectivités territoriales (Länder, Région Grand Est, départements, Eurométropole de Strasbourg), les parlements nationaux et les entités transfrontalières (Eurodistricts). Il est chargé de coordonner tous les aspects de l’observation territoriale transfrontalière entre la République française et la République fédérale d’Allemagne, de définir une stratégie commune de choix de projets prioritaires, d’assurer le suivi des difficultés rencontrées dans les territoires frontaliers et d’émettre des propositions en vue d’y remédier, ainsi que d’analyser l’incidence de la législation nouvelle sur les territoires frontaliers. Il s’agit de renforcer la prise de conscience (dans les deux États) des effets de frontière35« Étude pour analyser l’incidence de la législation nouvelle sur les régions frontalières (Art. 14, phrase 2 du Traité d’Aix-la-Chapelle) », Euro-Institut–ITEM Université Maastricht–MOT, 30 novembre 2022. par les ministères et le parlement national. Concernant la France, cet engagement volontaire pourrait se traduire par l’intégration dans l’étude d’impact accompagnant un projet de loi d’une appréciation sur l’effet transfrontalier potentiel de nouvelles dispositions législatives pour attirer l’attention du législateur sur ce point. Le Secrétariat général du gouvernement devrait intégrer cette préoccupation dans une nouvelle version de la circulaire sur les études d’impact.
Coprésidé par les deux secrétaires généraux pour la coopération franco-allemande (les ministres en charge des Affaires européennes en France et en Allemagne), le CCT se réunit au moins deux fois par an pour évaluer la mise en oeuvre de son programme de travail.
Mais l’une des innovations du traité d’Aix-la-Chapelle, celle des clauses d’expérimentation, n’a pas réellement connu de mise en oeuvre. Certains soutiennent que lesdites clauses « qui permettent des exceptions au droit national, ont été boudées36Voir notamment la tribune d’un collectif, « Relations entre la France et l’Allemagne : “Le traité d’Aix-la-Chapelle risque d’être dépassé par l’évolution de la politique mondiale” », publié dans Le Monde, 22 janvier 2024. Voir aussi infra l’exemple du projet Corridor Mosar. ». Toutefois, cette critique académique doit être tempérée : certaines dispositions de la loi 3DS s’appuient sur cet article.
Une première réalisation du laboratoire franco-allemand : l’apprentissage transfrontalier
Le 21 juillet 2023, la France et l’Allemagne ont signé, un accord bilatéral sur l’apprentissage transfrontalier. Les apprentis français et allemands pourront désormais réaliser, dans un cadre juridique sécurisé, la partie pratique ou théorique de leur apprentissage de part et d’autre de la frontière. Cet accord inaugure également une série d’autres accords actuellement en préparation avec nos voisins belges, luxembourgeois, suisses, italiens et espagnols, pour construire demain, autour de la France, un véritable « espace européen de l’apprentissage », parfois évoqué mais pas encore en préparation.
Concrètement, grâce à cet accord, les apprentis en formation dans un centre de formation d’apprentis (CFA) situé partout en France pourront réaliser leur formation pratique dans une entreprise située sur le territoire des Länder allemands frontaliers (Bade-Wurtemberg, Rhénanie-Palatinat et Sarre). De la même façon, les élèves apprentis en formation dans une école de formation allemande implantée dans ces Länder pourront réaliser leur formation pratique dans une entreprise établie sur le territoire français.
Cet accord a été rendu possible par l’article 186 de la loi 3DS qui a inséré un chapitre V au Code du travail, chapitre relatif « au développement de l’apprentissage transfrontalier » qui prévoit que « l’apprentissage transfrontalier permet à un apprenti d’effectuer une partie de sa formation pratique ou théorique dans un pays frontalier de la France » (art. L.6235-1) et que « les modalités de mise en oeuvre de l’apprentissage transfrontalier sont précisées dans le cadre d’une convention conclue entre la France et le pays frontalier dans lequel est réalisée la partie pratique ou la partie théorique de la formation par apprentissage » (L.6235-2)37L’ordonnance n° 2022-1607 du 22 décembre 2022 relative à l’apprentissage transfrontalier précise par ailleurs les conditions de mise en oeuvre et de financement de l’apprentissage transfrontalier et les adapte pour l’outre-mer.. D’autres innovations en matière de coopération transfrontalière sont envisageables dans le cadre des apports de la loi 3DS.
Une méthodologie de travail franco-allemande innovante : le projet Moro
Sur les questions transfrontalières, dans le cadre de la dynamique du traité d’Aix-la-Chapelle, un projet pilote d’aménagement du territoire, mené pour la première fois entre la France et l’Allemagne et intitulé « Renforcer l’aménagement et le développement territorial dans les régions frontalières : deux jeux de simulations franco-allemands », a été piloté, du côté français, par l’ANCT et la Région Grand Est ; du côté allemand, par le Bundesinstitut für Bau-, Stadt- und Raumforschung (BBSR, « Institut fédéral allemand de recherche sur la construction, la ville et l’aménagement du territoire ») et le syndicat d’aménagement de Sarrebruck pour une mise en oeuvre en transfrontalier.
Le projet Moro a pour ambition d’étudier comment le développement territorial des régions frontalières peut être rendu plus cohérent et intégrateur, grâce à la méthode allemande de simulations sur la base de jeux de rôle (Planspiel) entre les responsables techniques et politiques de la planification et du développement territorial en Allemagne et en France38Projet pilote d’aménagement du territoire (Moro). Renforcer l’aménagement et le développement territorial dans les régions frontalières : deux jeux de simulations franco-allemands, BBSR-ANCT, juin 2023.. Deux Planspiel se sont déroulés, l’un dans la région du Rhin supérieur, un autre dans la Grande Région. Les travaux relatifs à l’Eurodistrict SaarMoselle ont permis de jeter les bases pour un projet d’agglomération transfrontalier. De leur côté, les participants de Rhin supérieur ont défini les conditions pour créer un pôle d’activités multisite transfrontalier en engageant des réflexions en faveur d’une politique commune du foncier à vocation économique.
Le traité entre la République française et la République italienne pour une coopération bilatérale renforcée (traité du Quirinal)39Décret n° 2023-68 du 6 février 2023 portant publication entre la République française et la République italienne pour une coopération bilatérale renforcée, signé à Rome le 26 novembre 2021.
Signé le 26 novembre 2021 à Rome, ce traité tend à reproduire entre la France et l’Italie le traité d’Aix-la-Chapelle précédemment évoqué.
Son article 10 porte sur la coopération transfrontalière. Il précise les objectifs concrets de la coopération franco-italienne :
- le premier alinéa reconnaît la frontière franco-italienne comme « bassin de vie continu, où les populations française et italienne partagent un destin commun » ;
- le deuxième alinéa prévoit de doter les acteurs « des compétences appropriées pour dynamiser les échanges et la coopération », de soutenir « les projets qui favorisent l’intégration de cet espace et la réalisation de son potentiel humain, économique et environnemental », de « renforcer notamment la coopération transfrontalière en matière de santé et d’interventions de secours aux personnes », d’adopter « les modifications réglementaires et [soumettre] à leur parlement les modifications législatives qui sont nécessaires pour lever les obstacles à la coopération frontalière, y compris pour la création de services publics communs en matière sociale, sanitaire, environnementale, énergétique, éducative, culturelle et de transports » ;
- le troisième alinéa porte sur l’approfondissement de la coopération en matière de sécurité ;
- le quatrième alinéa vise le « développement toujours plus intégré d’un réseau de transport transfrontalier ferroviaire, routier et maritime » ;
- le cinquième alinéa précise que « les Parties favorisent la formation de locuteurs bilingues en français et en italien dans les régions frontalières » ;
- le sixième alinéa indique que « les Parties étudient les évolutions de l’espace frontalier, dans une mise en réseau de leurs organismes d’observation territoriale » ;
- le septième alinéa acte la création d’un « Comité de coopération frontalière, présidé par les ministres compétents des Parties, [qui] rassemble les représentants des administrations locales, des collectivités frontalières et des organismes de coopération frontalière, des parlementaires et des représentants des administrations centrales ». Ce Comité, « qui se réunit au moins une fois par an, peut proposer des projets de coopération frontalière dans tous les domaines de politiques publiques, et toute solution pour leur réalisation, y compris le cas échéant conventionnelle, législative ou réglementaire. […] [Il] peut se réunir […] en cas de crise susceptible d’affecter les deux côtés de la frontière ».
Le CCF franco-italien s’est réuni pour sa première séance le 31 octobre 2023. Cette réunion a vu le lancement du projet Interreg ALCOTraité (Alpes latines coopération transfrontalière) qui réunit la MOT et cinq Régions de l’espace de coopération franco-italien dans sa dimension alpine. Il s’agira d’identifier les principaux obstacles à la coopération à la frontière franco-italienne, de mener un travail de priorisation, ainsi que d’élaborer des solutions à apporter pour les résoudre.
Le traité d’amitié et de coopération entre la République française et le royaume d’Espagne signé à Barcelone le 19 janvier 2023
Signé le 19 janvier 2023 à Barcelone, il tend à reproduire entre la France et l’Espagne le traité d’Aix-la-Chapelle et du Quirinal précédemment évoqués.
Son article 30 porte sur la coopération transfrontalière. Il précise les objectifs concrets de la coopération franco-espagnole :
- le premier alinéa reconnaît la frontière franco-espagnole comme « bassins de vie partagés, afin de faciliter la vie quotidienne de leurs habitants » ;
- le deuxième alinéa prévoit de doter « les collectivités frontalières et organismes de coopération frontalière de compétences appropriées pour dynamiser les échanges et la coopération, y compris pour la création et prestation de services publics communs, en matière sociale, sanitaire, environnementale, énergétique, éducative, culturelle et de transports » ;
- le troisième alinéa tend à favoriser « l’apprentissage de la langue du voisin et son utilisation dans la vie quotidienne des espaces transfrontaliers » ;
- le quatrième alinéa précise que « les Parties encouragent le dialogue entre administrations et parlements sur la transposition du droit de l’Union européenne afin d’éviter les divergences de droit préjudiciables aux échanges dans les espaces transfrontaliers » ;
- le cinquième alinéa précise que « si les Parties rencontrent des différences de législation qui entravent la réalisation de projets de coopération frontaliers, elles s’efforcent d’élaborer une solution juridique ad hoc, dans le respect de leurs systèmes nationaux de répartitions de compétences, qui permette de dépasser cette difficulté ».
L’article 31, §3, du traité prévoit la création d’« un comité de coopération frontalière à caractère facultatif associant les administrations compétentes et d’autres parties prenantes, notamment pour suivre la mise en oeuvre de la stratégie de coopération frontalière prévue par le présent Traité, proposer des projets concrets et suggérer des solutions pour permettre leur réalisation ».
2. Les trois initiatives législatives récentes de la Commission européenne pour conforter la coopération transfrontalière
La réforme du code Schengen
En 2021 a eu lieu une proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil européen pour modifier le règlement concernant un code de l’Union européenne relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes40Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil pour modifier le règlement (UE) 2016/399 concernant un code de l’Union européenne relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes, COM(2021) 891 final, 14 décembre 2021. Le 14 février 2024, le Parlement européen et le Conseil européen sont parvenus à un accord provisoire sur la réforme du code frontières Schengen.. L’effet de la réintroduction des vérifications aux frontières a été particulièrement visible aux frontières terrestres intérieures, avec une incidence sur les multiples liens économiques et sociaux qui existent dans les régions transfrontalières du fait des 150 millions de personnes qui vivent dans ces régions41Environ 150 millions d’Européens vivent dans des régions frontalières, soit 30 % de la population de l’Union européenne. Les régions transfrontalières représentent 40 % du territoire de l’Union européenne et produisent 30 % du PIB de l’Union européenne. Par conséquent, toute modification concernant la possibilité de franchir les frontières sans contrôles est importante sur les plans social et économique. et des quelque 3,5 millions de personnes qui franchissent chaque jour les frontières intérieures de l’espace Schengen. La proposition de révision du code frontières Schengen prévoit que des garanties continuent d’être appliquées afin de limiter l’effet négatif de la réintroduction temporaire des contrôles aux frontières intérieures, si cette réintroduction est inévitable, notamment pour limiter l’incidence de ces contrôles sur le fonctionnement des régions transfrontalières, sur les transports et, partant, sur le marché unique.
Parmi les articles de la proposition, certains méritent d’être rappelés :
- l’article 26, qui précise les critères qui devraient être pris en considération et mentionnés par les États membres lors de la notification ultérieure des contrôles aux frontières intérieures. À cet égard, l’incidence sur les régions transfrontalières figure parmi les nouveaux critères. Afin de mieux tenir compte des intérêts des régions transfrontalières lors de l’application des articles 26 et 28 du code frontières Schengen, le nouvel article 42 ter impose aux États membres de notifier les régions transfrontalières désignées à la Commission ;
- l’article 39, dans sa version modifiée du code frontières Schengen, complète l’article 2 de la proposition de règlement et prévoit l’obligation pour les États membres de notifier les régions transfrontalières à la Commission, afin de déterminer la portée des éventuelles mesures d’atténuation à prévoir dans un règlement d’exécution au titre de l’article 28 et les zones à prendre en considération lors de l’estimation de l’incidence au titre de l’article 26 du code frontières Schengen.
Un mécanisme européen visant à lever les obstacles juridiques et administratifs dans un contexte transfrontalier
La proposition de règlement relatif à la création d’un mécanisme visant à lever les obstacles juridiques et administratifs dans un contexte transfrontalier42Proposition modifiée de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la création d’un mécanisme visant à lever les obstacles juridiques et administratifs dans un contexte transfrontalier, COM(2023) 790 final, 12 décembre 2023. vise à la suppression des obstacles transfrontaliers, ce qui améliorerait considérablement le fonctionnement du marché unique de l’Union européenne : on estime que la suppression de 20 % des obstacles juridiques et administratifs actuels augmenterait le PIB de 2 % (par rapport à la période de référence de cinq ans de l’étude, 2008-2013) dans les régions transfrontalières et créerait plus de 1 million d’emplois.
La Commission européenne propose que les États membres mettent en place des points de coordination transfrontalière, un nouveau service qui évaluera toute demande présentée par les acteurs frontaliers sur les obstacles potentiels et assurera la liaison entre eux et les autorités nationales. Le règlement garantit que les acteurs recevront une réponse après l’évaluation de chaque demande et qu’il leur sera expliqué comment elle sera traitée.
S’il y a effectivement un obstacle et s’il n’existe pas d’accord de coopération bilatérale ou internationale susceptible d’être utilisé pour mettre en oeuvre une solution, les États membres peuvent alors appliquer l’outil de facilitation transfrontalière, une procédure standard volontaire destinée à lever les obstacles administratifs et juridiques dans les régions transfrontalières par des échanges entre les points de coordination transfrontalière des deux pays voisins. Si toute demande recevra bien une réponse, la décision de lever ou non un obstacle reste du ressort des autorités nationales compétentes.
Le règlement propose également de créer un réseau de points de coordination transfrontalière aux côtés de la Commission, afin de créer un forum d’échange de bonnes pratiques et de partage des connaissances.
Une meilleure interopérabilité des services publics en Europe
Le règlement du Parlement européen et du Conseil du 13 mars 2024 établit des mesures visant à promouvoir l’interopérabilité transfrontière des services publics numériques transeuropéens, contribuant ainsi à l’interopérabilité des réseaux et systèmes d’information sous-jacents en fixant des règles communes43Règlement (UE) 2024/903 du Parlement européen et du Conseil du 13 mars 2024 établissant des mesures destinées à assurer un niveau élevé d’interopérabilité du secteur public dans l’ensemble de l’Union (règlement pour une Europe interopérable), Journal officiel de l’Union européenne, 22 mars 2024.. Ce règlement et la communication qui l’accompagne ont pour objet de renforcer l’interopérabilité et la coopération transfrontières dans le secteur public dans l’ensemble de l’Union européenne.
Ce règlement soutiendra la création d’un réseau d’administrations publiques numériques souveraines et interconnectées, et accélérera la transformation numérique du secteur public européen. Il aidera l’Union européenne et ses États membres à fournir aux citoyens et aux entreprises des services publics de meilleure qualité, ce qui constitue une étape essentielle pour atteindre les objectifs numériques de l’Europe à l’horizon 2030 et favoriser les flux de données fiables.
Selon la Commission européenne, il devrait permettre de réaliser des économies, puisque les économies résultant de l’interopérabilité transfrontière se situent entre 5,5 et 6,3 millions d’euros pour les citoyens et entre 5,7 et 19,2 milliards d’euros pour les entreprises en relation avec les administrations publiques.
IV. Focus sur les difficultés rencontrées par les populations situées dans les zones transfrontalières en matière de santé
1. L’état du droit de l’Union européenne
Dans le domaine de la santé, la compétence de l’Union européenne est limitée. Toutefois, les traités indiquent explicitement que l’Union européenne peut encourager davantage la coopération entre les États membres, notamment pour « améliorer la complémentarité des services de santé dans les zones transfrontalières44Texte reproduit sur la page (en ligne). ». Comme le rappelle très bien le texte de l’alliance pour la santé transfrontalière franco-allemande (voir infra la présentation du projet Corridor Mosar) : « Comme pour tant d’autres territoires, mais sans doute encore davantage qu’ailleurs, les habitants de nos bassins de vie transfrontaliers sont durement touchés par les phénomènes qui limitent l’accès aux soins et notamment la désertification médicale et les difficultés à se faire soigner de part et d’autre de la frontière. L’intégration européenne a permis d’estomper peu à peu les frontières économiques, commerciales et culturelles, a facilité les échanges quotidiens pour les habitants et leurs familles, leurs amis, l’emploi, le tourisme et l’environnement. Cependant, il n’en va pas du tout de même dès lors qu’il s’agit de la santé des populations frontalières. »
Par suite, les systèmes de sécurité sociale et de soins de santé varient considérablement d’un pays à l’autre de l’Union européenne, tant concernant les prestations de santé et de sécurité sociale que de la manière elles sont organisées et financées. Mais l’Union européenne a pris des mesures pour assurer une couverture pour les travailleurs ayant exercé leur droit à la libre circulation par le règlement 883/2004 (coordination de la sécurité sociale) et la directive 2011/24 (relative aux droits des patients).
Le règlement de coordination de la sécurité sociale45Règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2024 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, Journal officiel de l’Union européenne, 7 juin 2004.
Les patients qui sont des travailleurs migrants sont couverts par le règlement 883/04 sur la coordination de la sécurité sociale. Le règlement définit les principes de la coordination de la sécurité sociale, notamment l’exportabilité des prestations (une personne ayant droit à des prestations dans un pays les recevra également lorsqu’elle vivra dans un autre pays). Ce règlement est majeur pour les travailleurs frontaliers et la procédure de « double affiliation ». La révision de 2009 du règlement a ajouté le principe de bonne administration, à son article 76 selon lequel « les institutions, conformément au principe de bonne administration, répondent à toutes les demandes dans un délai raisonnable et fournissent à cet égard aux personnes concernées toute information nécessaire à l’exercice des droits qui leur sont conférés par le présent règlement ».
Le règlement 987/200946Règlement (CE) n° 987/2009 du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 fixant les modalités d’application du règlement (CE) n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, Journal officiel de l’Union européenne, 30 octobre 2009. définit les procédures de mise en oeuvre du règlement 883/04, notamment au moyen d’un échange électronique de données entre les autorités compétentes sur les dossiers de sécurité sociale. Cet échange doit se faire à l’aide de l’Electronic Exchange of Social Security Information (EESSI), un système informatique permettant d’échanger des documents électroniques structures. Ce système est au coeur de la procédure S1. Pour bénéficier d’un traitement médical à la fois dans le pays de travail et dans le pays de résidence, le travailleur frontalier doit essentiellement s’inscrire deux fois (auprès de deux assureurs, l’un du pays de résidence, l’autre de celui du pays de travail). Pour ce faire, il devra demander et obtenir de son assureur un certificat attestant qu’il est assuré et qu’il a donc droit aux prestations en nature dans le pays de résidence. Ce certificat est délivré soit à la demande de la personne assurée elle-même, soit à la demande de l’assureur du lieu de résidence. L’assureur du pays de travail peut délivrer au citoyen un document portable S1, qui est une condition préalable à l’enregistrement dans le pays de résidence. L’assureur peut soit envoyer le formulaire S1 directement à l’assureur du pays de résidence via l’EESSI, qui devra alors s’adresser à l’assureur du pays de résidence.
Les travailleurs frontaliers et les membres de leur famille ont le droit de recevoir des soins médicaux dans les deux pays – pays de travail et pays de résidence – dans les mêmes conditions que les autres personnes assurées dans ces pays. Les soins de santé dispensés dans le pays de résidence seront ensuite remboursés par l’assureur de l’État membre compétent, conformément aux tarifs applicables dans l’État de résidence. Une personne doit s’inscrire auprès des organismes d’assurance maladie des deux pays, qui constituent le cadre juridique applicable. Cette inscription auprès de deux organismes d’assurance dans les deux pays (« double affiliation ») constitue une option pour les travailleurs frontaliers.
La procédure S1 ne vise pas seulement les travailleurs frontaliers et les membres de leur famille. Elle concerne toutes les personnes qui résident dans un État membre autre que celui où elles sont assurées et couvrira également, entre autres, les travailleurs détachés, les travailleurs saisonniers et, sous certaines conditions, les retraités (par exemple, les travailleurs frontaliers à la retraite).
La directive relative à l’application des droits des patients en matière de soins de santé transfrontaliers sur les droits des patients47Directive 2011/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2011 relative à l’application des droits des patients en matière de soins de santé transfrontaliers, Journal officiel de l’Union européenne, 4 avril 2011.
La directive 2011/24/UE pose un principe général selon lequel l’État membre d’affiliation, c’est-à-dire d’origine du patient, doit rembourser les frais des patients qui reçoivent des soins de santé à l’étranger. Mais certaines limitations existent :
- les prestations de soins de santé reçues à l’étranger doivent faire partie des prestations auxquelles la personne assurée a droit dans l’État membre d’origine ;
- la directive permet aux États membres de prévoir un système d’autorisation préalable48La France et l’Allemagne ont fait ce choix. pour les traitements à l’étranger et inclut une liste relativement large de cas dans lesquels une telle autorisation sera requise : « Les soins de santé susceptibles d’être soumis à autorisation préalable sont limités aux soins de santé qui : a) sont soumis à des impératifs de planification liés à l’objectif de garantir sur le territoire de l’État membre concerné un accès suffisant et permanent à une gamme équilibrée de soins de qualité élevée ou à la volonté d’assurer une maîtrise des coûts et d’éviter autant que possible tout gaspillage de ressources financières, techniques et humaines et i) ils impliquent le séjour du patient concerné à l’hôpital pour au moins une nuit ; ou ii) ils nécessitent un recours à des infrastructures ou à des équipements médicaux hautement spécialisés et coûteux ; b) impliquent des traitements exposant le patient ou la population à un risque particulier, ou c) sont dispensés par un prestataire de soins de santé qui, au cas par cas, pourrait susciter des inquiétudes graves et spécifiques liées à la qualité ou à la sûreté des soins » (art. 8, §2).
Le formulaire S2 permet ainsi à une personne assurée dans un pays de l’Union européenne de prouver qu’elle est autorisée à recevoir un traitement médical planifié (ou « programmé ») dans un autre pays de l’Union européenne : « Si vous vous rendez dans un autre pays pour y recevoir un traitement médical, le coût de ce traitement sera pris en charge par votre organisme de santé uniquement si vous en avez fait la demande au préalable (autorisation préalable). Néanmoins, si le traitement requis peut vous être fourni dans votre pays mais qu’il n’est pas disponible dans un délai acceptable au regard de votre état de santé, cette autorisation ne pourra pas vous être refusée49« Informations concernant le formulaire S2 et son utilisation ».. »
Toutefois, les États membres ne peuvent pas refuser l’autorisation, si les soins de santé « ne peuvent être dispensés sur son territoire dans un délai médicalement acceptable sur le plan médical, sur la base d’une évaluation médicale objective de l’état pathologique du patient, de ses antécédents, de l’évolution probable de sa maladie, du degré de sa douleur et/ou de la nature de son handicap au moment du dépôt du renouvellement de la demande d’autorisation50Directive 2011/24/UE, op. cit,, art. 8, §5. ».
2. Une analyse des difficultés sur le terrain par les populations des zones transfrontalières dans le cadre d’une recherche décidée dans le cadre d’une initiative « b-solutions » pour la zone du Rhin supérieur
L’idée qui sous-tendait cette étude était de trouver des solutions innovantes transférables dans d’autres régions frontalières. Cette analyse est partie du constat que les frontaliers sont confrontés à divers problèmes lors de l’inscription à la caisse d’assurance maladie ou lors des remboursements : longs délais de traitement, complexité des procédures, informations contradictoires et difficulté à accéder aux informations pertinentes (adaptées à la situation du frontalier), coûts supplémentaires du fait de normes nationales incompatibles, etc. Ces problèmes administratifs conduisent les personnes concernées à considérer le statut de frontalier comme défavorable. De plus, elles doivent investir beaucoup de temps et d’efforts pour faire respecter leurs droits.
Les problématiques identifiées touchent des thématiques très diverses. Les cinq thématiques qui ressortent sont les suivantes : problèmes liés à l’affiliation, problèmes liés au versement des cotisations sociales, problèmes liés aux arrêts maladie, problèmes liés à l’accès aux soins à l’étranger et problèmes liés au remboursement des soins à l’étranger. Les trois premiers problèmes touchent spécifiquement les travailleurs frontaliers, tandis que les deux derniers touchent les habitants des zones frontalières n’ayant pas le statut de travailleur frontalier.
Les problématiques recensées font ressortir trois types d’obstacles : ceux liés au cadre réglementaire, ceux de nature administrative et au manque de process transfrontalier, et ceux relatifs au déficit d’information des populations concernées.
En ce qui concerne les problèmes liés au déficit d’information, l’analyse fait ressortir deux besoins : besoin de renforcer l’information des populations quant aux possibilités et modalités de prise en charge des soins transfrontaliers et sur les questions plus spécifiques aux travailleurs frontaliers (affiliation, etc.), et besoins liés aux difficultés rencontrées par les populations pour obtenir des informations fiables auprès de leurs interlocuteurs au niveau des caisses et autres organismes compétents, sur les questions transfrontalières.
En ce qui concerne les obstacles administratifs, une distinction doit être faite entre les obstacles administratifs qui peuvent être résolus en contexte purement national (à titre d’exemple, l’absence de case « soins ambulatoires programmés » dans le formulaire français de demande de remboursement de soins à l’étranger) et les obstacles administratifs, dont la résorption nécessite une approche coordonnée (par exemple, problème de la double inscription à la caisse d’affiliation et dans le pays de résidence pour les travailleurs frontaliers).
En ce qui concerne les obstacles liés au cadre réglementaire, deux types d’action semblent pouvoir être envisagées pour faire remonter les difficultés d’application de la législation rencontrées sur le terrain auprès des autorités compétentes (État nationaux et/ou Union européenne) et entamer un travail de lobbying en vue d’une adaptation de la législation et/ou l’instauration de possibilités de dérogation : faire remonter les incompatibilités réglementaires auprès des autorités compétentes (par exemple, sur la problématique des ayants droit) et mettre en place des conventions locales et/ou avoir recours au droit à l’expérimentation pour mettre en place des réponses mieux adaptées au niveau local, sans toucher aux textes juridiques existant.
3. La situation en matière de coopération dans le domaine de la santé51European Commission, Enhancing Healthcare Cooperation in Cross-Border Regions, 2018.
Des expériences de coopérations transfrontalières ont été menées dont les résultats ont été analysés aux fins de généralisation à d’autres zones au sein de l’Union européenne.
À la frontière franco-belge
Entre 2008 et 2015, sept zones d’accès organisé aux soins de santé transfrontalières (Zoast) ont été créées le long des 620 kilomètres de frontière franco-belge. Les patients de ces zones – où les soins de santé faisaient souvent défaut – peuvent désormais accéder à des services de qualité de part et d’autre de la frontière sans autorisation préalable.
Interreg a fourni une assistance technique aux partenaires locaux à la frontière pour développer, ancrer et sécuriser une coopération structurée, notamment en encourageant les accords inter-hospitaliers et en définissant pleinement cette zone de santé transfrontalière de référence en matière de santé transfrontalière.
Le mécanisme Zoast élimine totalement l’« effet frontière » qui entrave généralement l’accès aux soins transfrontaliers. En plus des sept Zoast, un accord a été conclu permettant aux services d’urgence français et belges de franchir la frontière sur des appels urgents nécessitant un service mobile d’urgence et de réanimation (Smur) afin de sauver des vies et de réduire les conséquences des accidents vasculaires cérébraux et des crises cardiaques.
À la frontière franco-espagnole
Que se passe-t-il lorsqu’un médecin français est le plus proche d’un patient gravement blessé dans le nord de l’Espagne ? Sans qualifications reconnues, délivrées par l’autorité médicale du pays voisin, les médecins ne peuvent pas intervenir en dehors de leur propre territoire.
La Communauté de travail des Pyrénées (CTP) a mis en place Emergency Medical Systems (EMS), un projet pilote de coopération transfrontalière visant à réduire les contraintes administratives dans le domaine de la santé et à reproduire ces actions dans d’autres territoires de l’Union européenne. Des accords de collaboration entre l’État français, les communautés autonomes espagnoles et la principauté d’Andorre ouvrent la voie à une approche commune en supprimant les obstacles administratifs et en permettant une intervention sanitaire d’urgence transfrontalière. Un pilote technique sera ensuite mis en place entre les hôpitaux de Perpignan (France) et de Puigcerdá (Espagne), afin d’optimiser les ressources et d’améliorer radicalement les soins d’urgence pour les 23 millions d’habitants des Pyrénées.
À la frontière franco-allemande : le projet Corridor Mosar
Après la convention Mosar entre l’Agence régionale de santé de la Moselle et le Land de la Sarre qui assurait une prise en charge simplifiée des malades et qui était limitée à certaines urgences et soins de santé (cardiaques, polytraumatiques et AVC), le projet Corridor Mosar est l’objectif à long terme et la vision de l’Eurodistrict SaarMoselle52Ce GECT englobe en France les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de l’Est mosellan et le Regionalverband de Sarrebrück, ce qui représente un ensemble de 700 000 habitants. auxquels travaillent les élus du territoire et les institutions partenaires.
Dans un premier temps et à titre expérimental, ce corridor s’étendrait sur le territoire de l’Eurodistrict SaarMoselle et permettrait à ses habitants de bénéficier d’un accès aux soins global et facilité des deux côtés de la frontière, en médecine de ville et dans le secteur hospitalier. Ceci pourrait se faire par l’extension du statut frontalier (les travailleurs frontaliers inscrits à l’assurance maladie française et allemande) à l’ensemble des habitants de l’Eurodistrict.
Le projet n’a pas encore pu être mis en oeuvre. Les acteurs de santé et élus du territoire de l’Eurodistrict se mobilisent depuis 2021 afin d’obtenir le droit à dérogation prévu à l’article 13.2 du traité d’Aix-la-Chapelle auprès des États français et allemand afin de mettre en place et tester le projet Corridor Mosar. Le traité d’Aix-la-Chapelle constitue en effet le cadre juridique approprié dès lors qu’il ouvre la possibilité de « compétences appropriées, de ressources dédiées et de procédures accélérées » aux eurodistricts. « Si aucun autre moyen ne leur permet de surmonter ces obstacles, des dispositions juridiques et administratives adaptées, notamment des dérogations, peuvent également être accordées53Décret n° 2020-108, op. cit., art. 13, §2.. »
À cet effet, une alliance pour la santé transfrontalière franco-allemande a été signée le 23 novembre 2022 par le secrétaire d’État à la Santé du Land de Sarre, le président de la Région Grand Est, le vice-président du Département de la Moselle et le président de l’Eurodistrict SaarMoselle. Cette alliance vise à « convaincre Paris, Berlin et Bruxelles de mettre en oeuvre les conditions juridiques (par exemple l’expérimentation) et les moyens nécessaires pour faire vivre cet espace de santé transfrontalier ; permettre à l’Eurodistrict SaarMoselle, en application de la dérogation prévue par le Traité d’Aix-la-Chapelle, de développer des solutions adaptées à la réalité de nos bassins de vie conjointement avec les acteurs de la santé54Texte reproduit sur la page (en ligne). ».
Recommandations et conclusion
Nous formulons ici dix recommandations en vue de l’approfondissement de la coopération transfrontalière afin de mettre les États membres – la France et ses voisins – devant leurs responsabilités. L’examen des différentes coopérations transfrontalières démontre à l’envi que les blocages ou les difficultés rencontrés par les populations qui vivent dans les zones transfrontalières ont pour principales raisons l’absence de volonté desdits États dans leur mise en oeuvre du droit de l’Union européenne ou dans leurs recherches des solutions pratiques à apporter à leurs citoyens. Les dix recommandations qui suivent reposent en grande partie sur la généralisation de bonnes pratiques d’une frontière sur les autres frontières et sur l’approfondissement de mesures déjà mentionnées dans les textes de l’Union européenne.
1. Détermination des zones transfrontalières. Cette mesure prévue par la dernière version proposée du code frontières Schengen permet d’asseoir les mesures en faveur des populations desdites zones. Elle devrait s’effectuer dans un cadre conventionnel bilatéral (franco-belge, franco-allemand, etc.), assurant ainsi une définition au plus proche des spécificités de la frontière concernée.
2. Généralisation en matière de santé de la procédure Zoast. Cette procédure, aujourd’hui spécifique à la frontière belgo-française, est la plus à même de prendre en charge les soins de santé des populations transfrontalières. Compte tenu de la sensibilité nationale à ces questions (organisation, prise en charge), seules des conventions bilatérales, frontière par frontière, seraient l’outil adéquat pour résoudre ce type de difficultés, et ceci pour les populations demeurant dans la zone transfrontalière, zone définie dans le même accord.
3. Renforcer le bilinguisme dans chacune des frontières. Il est important pour les populations transfrontalières qu’elles maîtrisent la langue de leurs voisins, pour être à même de rechercher ou d’exercer un emploi dans le bassin de vie pertinent ou bien de se déplacer pour bénéficier des soins du réseau médical au-delà de la frontière.
4. Généralisation de comité économique et social. Cette structure, qui existe dans le cadre de la Grande Région (France, Belgique, Luxembourg et Allemagne), devrait être mise en place dans chacune des frontières pour conforter la réflexion et la construction de projets économiques et sociaux à même de dynamiser l’économie transfrontalière.
5. Dupliquer aux frontières belge, luxembourgeoise, italienne, suisse et espagnole le cadre d’un apprentissage transfrontalier franco-allemand. Il est prouvé que ce type d’apprentissage renforce l’employabilité des alternants et assure la diffusion des bonnes pratiques constatées dans les entreprises des deux côtés de la frontière.
6. Mettre en oeuvre la « clause de dérogation » figurant dans les accords d’Aix-la-Chapelle, du Quirinal et de Barcelone. Il est manifeste que les États, bien qu’engagés conventionnellement, traînent des pieds. Il serait sans doute nécessaire de prévoir un débat parlementaire annuel sur ce sujet.
7. Se mettre d’accord avec chacun des États frontaliers sur une liste de professions dont la reconnaissance mutuelle sera pleinement assurée. Cette démarche prolongerait les tentatives opérées sur la frontière franco-espagnole concernant les médecins (soit dans le cadre du CTP, soit dans celui du GECT « Hôpital de Cerdagne »). Cette démarche pourrait sans doute trouver à s’appliquer sur la frontière franco-italienne sur le même terrain médical.
8. Consacrer le rôle du préfet de région comme chef d’orchestre de la dynamique transfrontalière. Cette proposition a été évoquée dans le rapport de l’Inspection générale de l’administration sur la coopération transfrontalière des collectivités territoriales du 16 février 2023. Il paraît évident que le préfet est le plus à même pour assurer une coordination optimale entre l’administration nationale et les administrations et décideurs des différents niveaux politiques locaux. Cette désignation d’un acteur local dominant devrait être complétée par la mise en place d’un comité interministériel de la coopération transfrontalière pour organiser la mobilisation efficace des ministères concernés.
9. Mobiliser les acteurs régionaux pour une meilleure assise de la coopération transfrontalière. Il s’agit de conforter les énergies autour du projet transfrontalier en associant le plus largement possible les acteurs régionaux de différents secteurs (les universités, les chambres de commerce et d’industrie).
10. Réfléchir à un projet transfrontalier relatif à la sécurité et à la défense. Ce domaine relève de la compétence des États. Il serait nécessaire de construire un espace de sécurité concernant tant les questions policières que les questions de défense. L’agression russe en Ukraine montre combien une véritable mobilisation des populations dans leur entièreté est nécessaire comme élément de la défense du territoire.
Le vecteur le plus adapté pour mettre en oeuvre cette politique de la coopération transfrontalière restera la convention bilatérale classique compte tenu de la sensibilité de certaines difficultés et de la nécessité de prendre en compte les spécificités des différentes zones frontalières. Le vecteur de la coopération renforcée prévue à l’article 20 du traité sur l’Union européenne n’est pas adapté tant en raison des compétences mobilisables (santé, travail ou défense) qu’en raison de l’exigence de la participation de neuf États membres au moins, exigence inadéquate à nos questions.
Au-delà du cocktail innovant de droit national, de droit conventionnel classique et de droit de l’Union européenne qui caractérise la coopération transfrontalière, les États membres gardent la responsabilité et la capacité de trouver les solutions adéquates aux difficultés du quotidien que doivent affronter leurs citoyens frontaliers en matière d’accès aux structures de santé, aux marchés du travail ou d’utilisation des modes de transport les plus commodes. L’Union européenne n’est qu’un facilitateur financier (financement Interreg, financement d’études « b-solutions ») ou juridique (règlement sur le GECT, code frontières Schengen et récent règlement sur l’interopérabilité des services publics en Europe). Il est temps que les quelque 8 millions de Français vivant dans les régions frontalières prennent conscience que les difficultés qu’ils rencontrent ne sont pas à imputer à un Bruxelles chargé de tous les maux mais plutôt de l’inconséquence de leur gouvernement ou de leurs collectivités locales. La solution viendra non pas de l’exercice solitaire et unilatéral du pouvoir national mais de la combinaison intelligente d’initiatives provenant des acteurs territoriaux, étatiques et européens.