Fermeture de bureaux de poste, de centres des impôts, de services de maternité,d’urgences, de tribunaux, de commissariats, suppression de classes, de petites lignes de train… En plus de fragiliser des territoires, notamment ceux qui étaient déjà confrontés à des difficultés socio-économiques, contraignant leurs habitants à parcourir des kilomètres pour accéder à leurs droits, les restructurations de services publics, qui ont cours depuis plus de vingt ans, alimentent le vote pour le Rassemblement national (RN), lequel exploite opportunément le sentiment d’abandon et de déclassement qui en résulte.
Le politologue Jérôme Fourquet y voit « un carburant du RN dans les petites villes et les villages ». Dans son ouvrage La France d’après (Seuil, 2023), il montre, résultats électoraux à l’appui, la corrélation entre la progression du vote RN entre 2002 et 2022 et la fermeture de toute une série de services publics (réforme de la carte judiciaire, restructuration des maternités, réorganisation des trésoreries…), dans des préfectures, des sous-préfectures et d’anciens chefs-lieux de canton. Des disparitions « douloureusement vécues par les habitants et les élus », qui, rappelle-t-il, y voient une « rétrogradation » du rang de leur ville. « Cela nourrit le sentiment d’être considérés comme des citoyens de seconde catégorie. »
Dans une étude sur la mobilité des jeunes ruraux publiée en mai, l’Institut Terram, un groupe de réflexion qui se consacre à l’étude des territoires, et l’association Chemins d’avenirs, qui lutte contre l’inégalité des chances des jeunes ruraux, estiment que les entraves à la mobilité, faute d’offre de transports publics, et l’isolement géographique ressenti par nombre de jeunes ruraux concourent à alimenter le vote en faveur du RN – les critères socio-économiques renforcent l’effet de lieu.
Sentiment de relégation
Coautrice de La Valeur du service public (La Découverte, 2021), l’historienne Claire Lemercier rappelle « la portée symbolique de ces services publics à la française dans l’imaginaire collectif. Bureau de poste et ligne de train matérialisent l’aménagement et la desserte du territoire jusque dans chaque canton, comme l’avait voulu la “République”, à la fin du XIXe siècle, avec des bâtiments donnant une majesté à ce qui appartient à tout le monde ». Donc, une fierté.
Leur fermeture est vécue comme un déclassement en même temps qu’un désengagement de la puissance publique.« Voir se dégrader ces bâtiments n’est pas non plus sans effet », rappelle l’historienne, soulignant deux autres effets de bord. « L’effet domino » : la fermeture de services publics entraînant celle de commerces, la non-installation de médecins, etc. « La fermeture d’un guichet, c’est aussi la disparition d’un lieu d’attente et de brassage social. »
Lancés en 2019 au sortir de la crise des « gilets jaunes », les guichets France Services − 2 840 structures proposant un « bouquet » de services publics dans un lieu unique, accessible à chacun à moins de trente minutes − sont censés contribuer à la réduction du sentiment de relégation, aussi bien dans les territoires ruraux que dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville.
« Mais le dispositif manque encore de lisibilité et de moyens », constate Claire Lemercier, qui invite à mieux valoriser le métier des conseillers France Services, dont les fonctions exigent une forte technicité face à des situations complexes, dépassant l’accueil de premier niveau qu’ils sont censés assurer.
« Non seulement les agents ont trop de missions, mais ils sont souvent eux-mêmes issus de milieux populaires », ajoute Clara Deville, sociologue travaillant sur les inégalités d’accès aux aides sociales. Stigmatiser les catégories populaires se tournant vers le RN est, selon elle, une erreur : « C’est aussi de la responsabilité de l’Etat, qui a lui-même creusé une distance sociale et symbolique par le recentrement urbain des services publics et par la dématérialisation. Loin de réduire le non-recours, celle-ci n’a fait qu’accentuer les inégalités d’accès aux droits. »
L’instrumentalisation d’une concurrence entre deux France
D’autant que la sociologie du vote RN dépasse désormais largement les catégories populaires. Sur ses terrains, la sociologue constate que les notables locaux vivent tout aussi mal le recul des services publics, « symbole d’un déclassement territorial ». « Les élus locaux du RN l’ont bien compris, qui viennent grossir les cortèges dès qu’un service public est menacé, profitant du vide laissé par la gauche. »
C’est l’occasion pour le RN d’instrumentaliser la supposée concurrence entre une France des banlieues, qui serait nécessairement immigrée et trop aidée, et une France des villages, qui serait nécessairement abandonnée par l’Etat. Or, les campagnes et les banlieues ont en réalité bien plus en commun que ne voudrait le faire croire le RN, à commencer par leurs inégalités socio-spatiales.De même, les mécanismes de péréquation et de transferts sociaux en provenance des métropoles vers les territoires les moins dynamiques contredisent l’idée d’un « abandon » de l’Etat. « Le problème, c’est que cette redistribution n’est pas perçue par les gens. Alors qu’un guichet qui ferme, oui », souligne Claire Lemercier.
Cela nourrit ce que Clara Deville appelle « la mise en concurrence des malheurs ». Un phénomène qu’elle a vu s’accentuer avec la réorganisation de l’accueil dans les caisses d’allocations familiales, qui a pu complexifier les parcours d’accès aux droits : « Que voit-on de l’Etat quand il n’est plus là ? Que l’Etat s’occupe des “autres”, cette figure située juste au-dessous de soi et qui se matérialise sous les traits racisés du profiteur d’aides sociales. C’est plus facile d’en avoir après l’immigré qu’après l’institution. Surtout quand le RN souffle sur les braises. »
Une offre politique de gauche essentiellement urbaine
Et la gauche ? « François Hollande a poursuivi le mouvement de restructuration entamé sous Nicolas Sarkozy et la dématérialisation à marche forcée », rappelle Claire Lemercier, s’étonnant toutefois « qu’il n’y ait pas eu, à ce moment-là, de relais politique local de gauche pour sonner l’alerte quant aux conséquences désastreuses sur la vie des gens ».
« Si la gauche espère reconquérir le vote des catégories populaires – celles des bourgs mais aussi des banlieues et des villes –, cela doit passer par des propositions fortes en matière de services publics », estime Julia Cagé, coautrice d’Une histoire du conflit politique (Seuil, 2023) et engagée aux côtés des forces progressistes de gauche – par ailleurs présidente de la Société des lecteurs du Monde. L’économiste considère que l’injustice dans l’accès aux services publics est l’un des principaux déterminants du vote RN, avec le pouvoir d’achat. Et ce, avant la question migratoire. Quant au monde rural, il n’est pas structurellement conservateur, estime-t-elle, mais a en revanche été déçu par une offre politique de gauche essentiellement urbaine et peu attentive à ses préoccupations. « Si vous devez faire des kilomètres pour accoucher ou avorter, comment voulez-vous que des discours sur la constitutionnalisation de l’avortement et la PMA pour toutes vous parlent ? », rappelle-t-elle. Proposition de l’économiste : « Réintroduire l’impôt de solidarité sur la fortune en ciblant toutes les recettes vers le financement des services publics sur tout le territoire. » De quoi rapporter 30 milliards d’euros par an, d’après ses calculs.
En matière de programmes pour les législatives des 30 juin et 7 juillet, le Nouveau Front populaire s’engage notamment à un « plan d’investissement » afin que « personne ne [puisse] habiter à moins de trente minutes d’un accueil physique des services publics ». Mais aussi au « rattrapage des postes manquants de fonctionnaires », de l’hôpital à l’école publique,« en revalorisant les métiers et les salaires ».Dans sa profession de foi mise en ligne, le RN parle, quant à lui, de« réduire les déserts médicaux, soutenir l’hôpital public et sécuriser l’approvisionnement en médicaments », sans davantage de précisions, pour l’heure. La majorité devrait, quant à elle, s’appuyer sur ses engagements pris en avril pour simplifier les démarches administratives et améliorer les services publics.