L’Institut Terram, nouveau think tank consacré à l’étude des territoires, réalise un joli coup avec la publication d’une note par le duo du sondeur et du cartographe, Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach. Le premier, célèbre essayiste, a en effet réalisé conjointement avec le second les trois opus par lesquels il a bâti un nouveau mode d’approche original des fractures françaises. Des cartons d’éditions qui explorent la France à travers cartes, chiffres, statistiques et graphiques : L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (Seuil, 2019), La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie (avec Jean-Laurent Cassely, Seuil, 2021) et La France d’après. Tableau politique(Seuil, 2023).
Le temps d’une note pour l’Institut Terram, consultable ici, Jérôme Fourquet, aidé par les cartes de Sylvain Manternach, se penche sur la nouvelle géographie du vote RN. L’apport le plus notable de cette note repose sur la conceptualisation d’un nouvel indicateur : l’indice IPI (Immigration, pauvreté, insécurité). Le principe est d’analyser à l’échelle des départements, la corrélation entre la présence de ces trois critères et la propension au vote RN. Sa méthode ? Il nous la détaille. Pour mesurer, par exemple, le rapport d’un département à l’immigration, il réutilise sa carte, qui n’avait pas manqué de faire parler quand il l’avait publiée dans L’Archipel français, de la proportion de garçons ayant reçu un prénom arabo-musulman en 2021. En admettant bien entendu qu’il s’agit « de corrélation et non d’une superposition pure et parfaite ».
Marianne : Quel est le point de départ de votre analyse concernant la nouvelle géographie du vote RN ?
Jérôme Fourquet : Le point de départ, c’est la poursuite de la montée des eaux bleu marine, aux européennes puis aux législatives. Avec des franchissements de seuil assez spectaculaires, et un score moyen de plus de 30 %, maintenant, au niveau national. En dressant la carte de ce vote, on découvre que, certes, les niveaux ont monté, mais la structure géographique reste à peu près la même. On discerne toujours ce que j’appelle la diagonale bucolique : des territoires qui courent du sud du Massif central jusqu’à la Bretagne où le vote RN est plus faible. Idem dans les grandes métropoles.
Et puis, inversement, on fait face à des scores RN élevés dans toute la France du Nord-Est, le pourtour francilien et le littoral méditerranéen, avec la vallée du Rhône comme point de jonction entre le pôle RN du Nord-Est et celui du Sud-Est. Ce à quoi il faut ajouter la vallée de la Garonne, vieille enclave RN dans la France de l’Ouest. Cette carte-là n’a pas vraiment évolué dans sa structure depuis près de 25 ans. Pourquoi ? Qu’est-ce qui explique ces permanences et cette dichotomie ? Pourquoi y a-t-il des territoires qui survotent pour le RN et d’autres qui continuent d’être réfractaires à ce vote ? C’est toute la question.
Justement, pour y répondre, vous reprenez dans cette note la méthode de vos précédents travaux, en pensant une géographie des faits sociaux par la superposition des cartes qui illustrent des corrélations.
En effet. J’ai tendance à dire qu’il s’agit de « croiser la carte et le camembert », c’est-à-dire de mixer l’approche cartographique et l’approche sondagière. Une façon d’expliquer, en géographie électorale, la répartition des votes consiste à essayer de mettre en regard la géographie d’un vote avec la géographie de certains faits sociaux ou culturels. En admettant toujours bien entendu que corrélation n’est pas causalité. Dans les sondages, les électeurs qui votent pour le Rassemblement national nous disent, pour expliquer la motivation de leur vote, que c’est tel ou tel sujet qui pèse dans leur décision de voter pour ce parti. Il convient donc d’aller regarder si la géographie des phénomènes qui les préoccupent le plus est bien superposable à la carte de leur vote.
En l’espèce, les sondages nous indiquent que, n’en déplaise à certains, que la question de l’insécurité d’une part, et celle de l’immigration d’autre part, continuent d’être massivement citées comme les causes principales du vote de ce parti par les électeurs du Rassemblement national. Deux facteurs auxquels il faut ajouter la question du pouvoir d’achat, mâtinée d’un discours sur l’assistanat.
À partir de ces trois variables explicatives, vous avez donc bâti un indice : l’IPI (Immigration, pauvreté, insécurité) pour expliquer le vote RN. Pouvez-vous nous expliquer la méthode ?
À chaque fois qu’on compare du vote RN avec la géographie d’un de ces trois phénomènes (insécurité, immigration, pauvreté) pris isolément, on constate un certain nombre d’anomalies. Par exemple, l’Île-de-France affiche un taux de présence immigrée parmi les plus élevés de France, alors qu’on y vote faiblement RN. On avait donc l’intuition, avec Sylvain Manternach, qu’il fallait essayer de combiner plusieurs variables pour avoir un modèle explicatif satisfaisant, c’est-à-dire qui réduirait le nombre d’anomalies. Pour ce faire, on a appliqué une méthode assez simple. On a construit un indice qu’on a appelé IPI, pour rendre compte de la combinaison des trois facteurs : « Immigration, Pauvreté, Insécurité ».
Comment mesurez-vous ces trois variables dans l’espace ?
Nous avons synthétisé l’évaluation du poids des populations issues des immigrations via la carte de la proportion de garçons ayant reçu un prénom arabo-musulman en 2021 (21 % des naissances masculines au niveau national). La pauvreté via le taux de pauvreté par département (revenu inférieur à 60 % du revenu médian français). Et l’insécurité via le taux de coups et blessures volontaires moyen entre 2015 et 2019 (pour 1 000 personnes de 15 ans ou plus). Sur chacune de ces trois variables, nous avons ensuite appliqué la méthode des quintiles.
Pour chacune de ces trois variables, chaque département s’est vu attribuer une note allant de 1 à 5 en fonction de l’intensité du phénomène dans le département en question. Dans ces cinq strates de départements, ceux qui appartiennent au quintile supérieur ont un score de 5, ceux qui appartiennent au quintile inférieur ont un score de 1. Par exemple, un département où l’insécurité est très élevée obtient un score de 5 sur 5.
Nous avons ensuite additionné les trois notes thématiques obtenues par chaque département, pour obtenir un score global, que nous appelons donc l’indice IPI. L’indice synthétique qui relie ces trois mesures varie donc par construction de 3 (3*1) à 15 (3*5). Si on vit dans un département très peu touché par l’insécurité et la pauvreté et très peu concerné par l’immigration, son indice IPI sera de 3. Et inversement l’indice IPI atteindra 15 dans un département particulièrement marqué par ces trois facteurs.
In fine, on obtient une carte de l’indice IPI par département, qui correspond assez nettement à celle du vote RN. Même s’il s’agit encore de corrélation et non d’une superposition pure et parfaite entre ces deux cartes, des anomalies subsistent. Cette démarche nous permet de faire comprendre au lecteur que le RN va prospérer dans des contextes locaux qui sont marqués par la combinaison de ces différentes variables. Et qu’il est important de raisonner à l’échelle du département.
Justement, pourquoi avoir choisi le département ? Vous affirmez implicitement par-là que les perceptions et représentations se font à l’échelle départementale, moins qu’à l’échelle de la commune ou celle du pays, n’est-ce pas ?
Absolument. L’environnement de proximité est le quartier ou la commune dans laquelle vous vivez, certes. Mais vos perceptions et vos représentations ne se forgent pas uniquement à l’échelle de votre quartier ou de votre commune. La maille départementale est à mon sens assez pertinente car elle correspond à celle du bassin de vie. C’est l’échelle à laquelle les informations locales circulent via la presse quotidienne régionale, via les réseaux sociaux, via le réseau d’interconnaissance, la famille, les amis. On dit par exemple d’un nouveau cas de tel fait divers qu’il s’est passé « dans le Loiret », « dans la Seine-Saint-Denis », etc. On discute avec un cousin qui habite dans la ville non loin de notre village, et qui raconte un évènement inquiétant. L’échelle du bassin de vie est celle de la scolarisation de ses enfants, celle de l’aire d’influence de la grosse ville d’à côté, de la zone commerciale que vous fréquentez pour les faire de courses, etc.
De même, le bassin de recrutement d’un lycée brasse souvent la commune-centre et avec tout un arrière-pays, encore à cette échelle. On se rappelle, par exemple, dans le drame de Crépol, qu’une partie des jeunes des deux groupes se connaissaient de vue parce qu’ils s’étaient côtoyés au lycée. Concrètement, Grenoble influence la perception que les gens ont de l’immigration et de l’insécurité dans l’Isère… y compris dans les villages où il n’y a pas d’immigration et d’insécurité. Idem pour Avignon ou Cavaillon pour les villages du Vaucluse. Où les gens recourent à un « vote RN préventif » (« pour que les immigrés ne viennent pas s’installer ici » nous dit-on souvent). La maille départementale fait ainsi foi dans la construction des représentations.
Vous conceptualisez là aussi l’idée de « capital résidentiel ». Qu’est-ce donc ?
Cela faisait longtemps que je tournais autour de cette idée. En parlant de capital résidentiel, en termes bourdieusien, nous essayons d’expliquer que la valeur du lieu dans lequel vous résidez, que vous soyez propriétaire ou locataire, est fonction d’une échelle, avec à une extrémité des territoires très désirables, et à l’autre extrémité d’autres espaces qui le sont très peu. Dans chaque bassin de vie, il y a des territoires plus ou moins désirables et chaque bassin de vie est lui-même plus ou moins désirable par rapport au bassin de vie avoisinant.
Ce que nous avons appelé le capital résidentiel – la valeur et la désirabilité du lieu dans lequel réside un individu – nous semble particulièrement pertinent pour analyser, voire prédire, le vote RN à une échelle géographique plus fine que l’échelle départementale. Se dessine une France avec des citoyens disposant d’un capital résidentiel fort ou faible à l’instar du capital culturel ou du capital économique chers à Pierre Bourdieu.
Vous postulez par-là que les individus se comparent…
Il se trouve que les individus ont une conscience assez aiguë, en général, du niveau de leur capital résidentiel. Tout le monde sait, en gros, dans une ville, s’il habite dans un quartier plutôt sympa ou plutôt stigmatisé. Et quand il habite en périphérie des villes, s’il vit dans une périphérie plutôt résidentielle ou plutôt déclassée ou isolée ? Ce qu’on essaie de montrer ici, c’est la façon dont le capital résidentiel influe sur les comportements électoraux. Et les plus dominées dans cette approche par capital résidentiel vont avoir davantage tendance à voter pour le Rassemblement national que ceux qui sont plutôt dominants et plutôt bien servis en termes de capital résidentiel.
En général, en province, le capital résidentiel va décliner plus au fur et à mesure que vous vous éloignez de la métropole régionale qui concentre les richesses et la lumière. En langage courant, on dirait que tout se passe dans ces endroits-là : les modes, les tendances, les spectacles, les hôpitaux de pointe, les établissements d’enseignement supérieurs, tout ça se concentre ici. La question est : est-ce que j’en suis ou suis-je relégué et très à l’écart de ce pôle attractif ?
Typiquement, l’exemple de la Gironde est intéressant à ce point de vue là. On voit bien les auréoles avec le prix du mètre carré qui décroissent au fur et à mesure qu’on s’éloigne de Bordeaux, avec quand même l’exception d’Arcachon et du littoral qui est un pôle très valorisé.
C’est ce que l’on constate à l’échelon national, c’est que le capital résidentiel est le plus fort dans les métropoles, sur les littoraux, la frontière suisse et dans les zones touristiquement valorisées (Lot, Luberon, route des vins d’Alsace et de Bourgogne, stations de ski etc.).
Pourquoi plancher ensuite sur la carte de l’effet résiduel, qui permet de comprendre le survote et le sous-vote RN en tenant compte de la composition sociologique ?
L’utilisation de la méthode d’analyse dite « structure-résidu » développée par certains chercheurs en géographie électorale permet de montrer en quoi ce capital résidentiel n’est pas réductible au seul capital économique d’un individu ou d’une population donnée. En s’appuyant sur les données détaillées du vote des différentes catégories professionnelles fournies par les instituts de sondage au plan national d’une part, et sur les chiffres du recensement qui détaillent la proportion de chaque CSP dans la population de chaque commune d’autre part, on calcule dans un premier temps pour chaque commune ce qu’on appelle un « vote théorique ». Celui-ci est calculé en partant du principe que les différentes composantes de la population locale ont eu le même comportement électoral que leur CSP au niveau national.
Ainsi, en se basant sur les données de l’Ifop sur le premier tour de l’élection présidentielle de 2022, on considérera que dans chaque commune, les ouvriers ont voté à 35 % pour Marine Le Pen, à 27 % pour Jean-Luc Mélenchon, à 17 % pour Emmanuel Macron, et ainsi de suite pour chaque catégorie socioprofessionnelle. Une fois ce vote théorique calculé pour chacune des communes françaises, on peut le comparer avec les résultats effectifs des votes dans chaque commune tels que publiés par le ministère de l’Intérieur. L’écart observé entre les scores réels et le vote théorique est appelé « résidu ». Il peut être plus ou moins élevé.
Plus le « résidu » est important, à la hausse ou à la baisse, plus il y a des facteurs locaux autres que le seul effet de la composition sociale qui rentrent en ligne de compte. C’est cela qui intéresse beaucoup les chercheurs en géographie électorale, puisque là, on met à jour le poids de l’espace et du territoire par-delà la composition sociologique de la population locale.
En gros : les pauvres de telles régions aussi pauvres que d’autres régions n’ont pas les mêmes comportements électoraux car ils vivent dans un lieu… différent par ses traditions, ses valeurs, son mode de vie. Est-ce aussi un effet « beauté du territoire » : la misère est moins pénible sur le littoral ou dans une métropole ou l’ethos « bobo » agit ?
Typiquement, l’implantation d’un notable peut jouer aussi : on peut voir des riches et des pauvres voter ensemble pour un « gars du coin », qui s’est bougé pour un territoire. Le « résidu » peut aussi être l’effet de traditions politiques assez ancrées, historiquement parlant. Ou renvoyer à des facteurs plus nouveaux, plus récents, comme justement le facteur du capital résidentiel.
Dans le capital résidentiel, il y a l’idée que quand vous êtes à Paris, vous êtes quand même dans le pôle le plus attractif au niveau national. Et donc, le fait d’être là, à classe sociale identique, fait que vous allez moins voter pour le RN que votre collègue qui va exercer le même métier que vous, mais dans un petit bourg de province, par exemple.
Clairement, il y a des lieux désirables, et d’autres moins. Cela va plus loin que le sentiment de relégation par la fermeture de la gare ou de la maternité du coin. Cela joue aussi, mais plus simplement : de manière tout à fait instinctive, les gens savent où ils habitent et ils savent s’ils sont dans un lieu dynamique, attractif, désiré ou s’ils sont dans des coins qui ne font pas rêver, où personne ne souhaite trop aller, et qu’ils sont là parce qu’ils ont toujours vécu là ou n’ont pas pu s’installer ailleurs. Il y a une carte mentale que tout le monde maîtrise.
Pour finir, on a envie de vous poser une question plus « politicienne ». Plutôt que faire barrage ou diaboliser le vote RN, la classe politique n’a-t-elle pas intérêt à s’attaquer aux trois critères de votre indice IPI : insécurité, pauvreté et immigration ?
Si, tout à fait. Si des responsables politiques voulaient sérieusement s’attaquer au RN et qui auraient le temps devant eux, parce que ça ne se fait pas d’un claquement de doigts, il faut s’atteler à faire baisser l’indice IPI ou certaines composantes de l’indice IPI dans les territoires concernés.
Faire reculer la pauvreté ou juguler l’immigration, ce n’est peut-être pas là où vous allez avoir les résultats les plus rapides. Peut-être que sur l’insécurité, c’est là où, à brève échéance, on peut avoir de manière ressentie et perceptible des résultats tangibles qui permettent éventuellement de faire baisser la température et d’assécher un peu le terreau sur lequel prospère ce vote.