Comprendre la géographie du vote RN en 2024

Auteur(s)

Jérôme Fourquet est diplômé de l’Institut d’études politiques de Rennes et titulaire d’un DEA de géographie électorale (université Paris-VIII). Avec vingt-cinq ans d’expérience dans les études d’opinion (CSA, Ifop), il intervient sur toutes les enquêtes d’actualité. Ses pôles d’expertise portent notamment sur les enjeux électoraux, les sujets économiques et sociaux, les fractures territoriales et les mutations socioculturelles. Il a récemment publié L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (Seuil, 2019), La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie (avec Jean-Laurent Cassely, Seuil, 2021) et La France d’après. Tableau politique (Seuil, 2023).
Sylvain Manternach est titulaire d’un DEA de géographie et géopolitique de l’Institut français de géopolitique (université Paris-VIII). Ses pôles d’expertise sont la géographie électorale et la géopolitique locale. Coauteur, avec Jérôme Fourquet, de L’An prochain à Jérusalem, Les Juifs de France face à l’antisémitisme (L’Aube, 2016), il collabore depuis une dizaine d’années en tant que cartographe et dans le traitement des données avec l’Ifop. Il a réalisé l’essentiel des cartes des ouvrages L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (Jérôme Fourquet, Seuil, 2019), La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie (Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, Seuil, 2021) et La France d’après. Tableau politique (Jérôme Fourquet, Seuil, 2023).

Résumé

L’année 2024 a été marquée par une poussée sans précédent du vote en faveur du Rassemblement national (RN). En nombre d’électeurs comme en nombre de députés – à Paris et à Bruxelles –, le RN est le premier parti de France. Ce chamboulement appelle à une radiographie territoriale du vote RN qui sous-tend cette montée en puissance et à un examen des implications pour l’avenir de notre système politique. La persistance de fortes disparités du vote RN selon, d’une part, les régions et les territoires, et, d’autre part, la taille de la commune soulève des questions importantes. Pour éclairer cette double spécificité géographique, Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach adoptent une approche multiscalaire. Ils présentent tout d’abord une cartographie départementale innovante à travers la création d’un nouvel indice synthétique, « Immigration, Pauvreté et Insécurité » (IPI), qui regroupe les principales motivations du vote RN revendiquées par les électeurs eux-mêmes. Leur cartographie à l’échelle des communes et des bureaux de vote permet ensuite d’identifier d’autres facteurs explicatifs du vote RN, en particulier le capital résidentiel, c’est-à-dire la valeur et la désirabilité du lieu de résidence des individus.

Synthèse

La séquence électorale de 2024 a été marquée par une poussée sans précédent du vote en faveur du Rassemblement national (RN). En nombre d’électeurs comme en nombre de députés – à Paris et à Bruxelles –, le RN est le premier parti de France. Les résultats des élections européennes sont révélateurs : le parti mené par la tête de liste Jordan Bardella a écrasé la concurrence, obtenant 31,4 % des suffrages exprimés, un score plus de deux fois supérieur à celui du camp présidentiel (14,6 %), arrivé en deuxième position.

Dans le sillage du scrutin européen, la dissolution de l’Assemblée nationale a été l’occasion pour le RN de confirmer sa forte dynamique électorale. En moyenne, au premier tour des élections législatives, les candidats RN (et leurs alliés ciottistes) ont recueilli 33,2 % des suffrages exprimés, contre 18,7 % lors des législatives de 2022. Ce résultat se matérialise par l’élection dès le premier tour de 39 candidats RN et alliés. Bien que de nombreux candidats lepénistes aient échoué au second tour en raison de la mobilisation d’un large front républicain, le RN enregistre une puissante progression en nombre de sièges : 142 en 2024, contre 89 en 2022 et seulement 8 en 2017.

Géographiquement, l’intensité du vote RN lors des élections législatives de 2024 se décline selon une opposition est-ouest traditionnelle, avec des zones de force dans ses bastions du nord-est (région Hauts-de-France, ancienne région Champagne-Ardenne, auxquelles s’agrègent les confins franciliens) et du littoral méditerranéen se connectant à la vallée de la Garonne. À l’inverse, le vote RN est nettement inférieur à sa moyenne nationale dans ce que nous avons appelé la « diagonale bucolique », espace courant du sud du Massif central à la pointe de la Bretagne. Autres territoires de basse pression frontiste habituels ressortant nettement sur la carte : l’extrême pointe sud-ouest de l’Hexagone, une bonne partie du massif alpin, sans oublier l’agglomération francilienne, ainsi que les principales métropoles françaises.

Une autre constante de la géographie du vote RN a subsisté pour ces élections législatives de 2024 : sa très inégale intensité selon la variable du nombre d’habitants dans la commune. Le vote RN fluctue énormément en fonction de la taille de la commune, avec d’excellents résultats dans les petites et moyennes communes (plus de 40 % dans les communes de 2 000 habitants et moins, et des scores nettement inférieurs à sa moyenne dans les grandes métropoles).

Les sondages préélectoraux réalisés à quelques jours d’un premier tour des élections législatives apportent aussi des enseignements sur les motivations de vote des différents électorats. Si les électeurs du RN partageaient avec le reste de la population une forte sensibilité à la question du relèvement des salaires et du pouvoir d’achat, ils se distinguaient toujours et encore par une extrême focalisation sur la question de l’immigration et la délinquance.

La combinaison de différentes variables utilisées dans notre indice inédit Immigration, Pauvreté, Insécurité (IPI) confirme leur rôle prépondérant dans l’environnement géographique des électeurs du RN. C’est la juxtaposition d’une criminalité élevée, d’un niveau de pauvreté et d’inégalités important et d’une présence d’une population issue de l’immigration significative dans un département donné qui constitue, dans la plupart des cas, le terreau le plus propice à l’essor du vote RN. Dans ce type d’environnement, insécurité physique, insécurité économique (et/ou dénonciation de l’assistanat) et insécurité culturelle se renforcent mutuellement et créent un climat d’opinion et un état d’esprit particulièrement réceptifs aux messages du parti lepéniste.

Bien entendu, d’autres paramètres entrent en jeu lorsque l’on cherche à affiner l’analyse et à changer d’échelle géographique. Ce que nous avons appelé le capital résidentiel – la valeur et la désirabilité du lieu dans lequel réside un individu – nous semble particulièrement pertinent pour analyser, voire prédire, le vote RN à une échelle géographique plus fine que l’échelle départementale. À l’instar du capital culturel et du capital économique, qui peuvent se mesurer synthétiquement par des indicateurs comme le niveau de diplôme et le niveau de revenu ou le montant du patrimoine, le capital résidentiel dispose lui aussi de son mètre-étalon : le prix du mètre carré (à l’achat comme à la location). Celui-ci va certes varier en fonction du type de bien immobilier (maison ou appartement, neuf ou ancien), mais plus fortement encore selon la localisation du bien en question. Dans une même ville, le prix du mètre carré va parfois fortement fluctuer d’un quartier ou d’un microquartier à un autre. À l’échelle plus vaste du département, la même structuration du marché s’opère souvent avec des prix de l’immobilier, qui sont les plus élevés dans la ville-centre et qui déclinent ensuite progressivement au fur et à mesure que l’on s’en éloigne. Se dessine une France avec des citoyens disposant d’un capital résidentiel fort ou faible à l’instar du capital culturel ou du capital économique chers à Pierre Bourdieu.

Un statut de « dominés » dans le champ résidentiel n’est pas sans effet sur les comportements électoraux de ces populations. Lors du scrutin législatif de 2024, comme pour toutes les élections depuis la fin des années 1990, on constate que le niveau de vote RN est indexé sur ce que l’on a appelé un « gradient d’urbanité », c’est-à-dire la distance qui sépare la commune étudiée de l’agglomération de plus de 100 000 habitants la plus proche. Sur le plan national, l’intensité du vote RN est la plus faible (24,6 %) dans les zones situées à moins de dix kilomètres du centre d’une agglomération de 100 000 habitants, puis, au fur et à mesure que l’on s’éloigne du sommet de la hiérarchie urbaine et de ces communes dont le capital résidentiel des habitants est tendanciellement le plus élevé, le vote RN monte en puissance alors que le capital résidentiel diminue. Le vote RN se maintient à des niveaux très élevés dans les zones rurales éloignées de plus de cinquante kilomètres d’un centre urbain principal.

Le soutien dont le RN dispose dans cette France rurale et des petites villes semble également renvoyer à deux phénomènes sociologiques importants : l’« empathie de point de vue » et l’« homologie de situation ». Autrement dit, le fait, d’une part, que le RN et ses cadres semblent se soucier des problèmes rencontrés par ces citoyens (insécurité, pouvoir d’achat, etc.) et, d’autre part, que les électeurs puissent s’identifier à un parti ou à ses membres éminents. Pour les électeurs, le statut de parias, l’hostilité, le mépris de classe ou intellectuel dont sont victimes les représentants du RN renvoient à ce qu’eux vivent également à leur niveau. Ces deux phénomènes s’emboîtent parfaitement avec la géographie du vote RN et les problématiques politiques et sociales rencontrées sur ces territoires.

Introduction Décrypter l’ascension électorale inédite du Rassemblement national en 2024

La séquence électorale de 2024 a été marquée par une poussée sans précédent du vote en faveur du Rassemblement national (RN). En nombre d’électeurs comme en nombre de députés – à Paris et à Bruxelles –, le RN est le premier parti de France. Les résultats des élections européennes sont révélateurs : le parti mené par la tête de liste Jordan Bardella a écrasé la concurrence, obtenant 31,4 % des suffrages exprimés, un score plus de deux fois supérieur à celui du camp présidentiel (14,6 %) arrivé en deuxième position. Déjà, en 2019, le RN avait pris une légère avance (+ 0,9 point) sur le parti fondé par Emmanuel Macron1En 2019, aux élections européennes, la liste RN, déjà conduite par Jordan Bardella, avait obtenu 23,3 % des suffrages exprimés, contre 22,4 % pour la liste de la majorité présidentielle conduite par Nathalie Loiseau.. Cinq ans plus tard, l’écart s’est nettement creusé (+ 16,8 points), avec un gain de 8 points pour le RN quand Renaissance en perdait autant. De son côté, la gauche, en se présentant en ordre dispersé, n’a pas su capitaliser sur la déroute du macronisme, avec un Parti socialiste (PS) qui ne termine que troisième avec un modeste 13,8 % des votes.

Dans le sillage du scrutin européen, la dissolution de l’Assemblée nationale a été l’occasion pour le RN de confirmer sa forte dynamique électorale. En moyenne, au premier tour des élections législatives, les candidats RN (et leurs alliés ciottistes) ont recueilli 33,2 % des suffrages exprimés, contre seulement 18,7 % lors des législatives de 2022 (voir graphique 1). Cette progression se matérialise par l’élection dès le premier tour de pas moins de 39 candidats RN et alliés.

Contrairement aux élections législatives de 2022, où le camp présidentiel et la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) étaient au coude à coude à l’issue du premier tour (respectivement 25,8 % et 25,7 % des suffrages exprimés), le RN est cette fois-ci arrivé largement en tête avec 5,1 points d’avance sur le Nouveau Front populaire (NFP). Ce statut de « vainqueur du premier tour » a activé un large front républicain, avec des désistements quasiment systématiques lors de l’entre-deux-tours entre les candidats de gauche et ceux du camp présidentiel, afin de barrer la route aux candidats RN susceptibles de l’emporter. La perspective d’une victoire du RN, voire la possibilité pour le parti de Marine Le Pen de décrocher une majorité absolue à l’Assemblée nationale, a dissipé les hésitations d’une grande partie de l’électorat. Il n’en demeure pas moins que si nombre de candidats lepénistes se sont fracassés sur l’obstacle du second tour, le RN enregistre une puissante progression en nombre de sièges : 142 en 2024, contre 89 en 2022 et seulement 8 en 2017.

Ce chamboulement appelle à une radiographie territoriale du vote RN qui sous-tend cette montée en puissance et à un examen des implications pour l’avenir de notre système politique. La géographie du vote observée au soir du premier tour des législatives ne révèle pas de modification structurelle par rapport à la traditionnelle carte du vote RN2C’est également vrai de la carte du vote RN au soir des élections européennes marquées par de profondes variations dans l’intensité du vote RN en fonction du territoire.. Cependant, la persistance de fortes disparités du vote RN selon, d’une part, les régions et les territoires, et d’autre part, la taille de la commune soulève des questions importantes. Pour tenter d’apporter des éléments de réponse à cette double spécificité géographique, nous adopterons une approche multiscalaire, particulièrement appropriée dans ce cas d’espèce. Comme l’ont montré à de nombreuses reprises Yves Lacoste et Béatrice Giblin3Voir, par exemple, Yves Lacoste (dir.), Dictionnaire de géopolitique, Paris, Flammarion, 1995., une analyse à plusieurs échelles géographiques permet de révéler des facteurs explicatifs de nature différente. Nous nous appuierons sur une cartographie départementale produite à l’occasion de cette étude, notamment concernant la représentation de l’indice synthétique Immigration, Pauvreté et Insécurité (IPI) qui regroupe les principales motivations du vote RN revendiquées par les électeurs eux-mêmes. Enfin, nous présenterons une cartographie à l’échelle des communes et des bureaux de vote afin d’identifier d’autres facteurs explicatifs du vote RN, en particulier le capital résidentiel, c’est-à-dire la valeur et la désirabilité du lieu de résidence des individus.

I. La confirmation d’une géographie bien ancrée

Nous avons assisté à une nouvelle montée des eaux bleu marine, mais cette montée a été assez généralisée et n’a guère modifié la géographie de cet électorat (voir carte 1).

On retrouve la traditionnelle opposition est-ouest, avec des zones de force du RN dans ses bastions du nord-est (région Hauts-de-France, ancienne région Champagne-Ardenne, auxquelles s’agrègent les confins franciliens) et du littoral méditerranéen se connectant à la vallée de la Garonne, faisant face à ce que nous avons appelé la « diagonale bucolique », espace courant du sud du Massif central à la pointe de la Bretagne et où, sauf exception, le vote RN est nettement inférieur à sa moyenne nationale.

Autres zones de basse pression frontiste habituelles ressortant nettement sur la carte : l’extrême pointe sud-ouest de l’Hexagone, une bonne partie du massif alpin, sans oublier l’agglomération francilienne, ainsi que les principales métropoles françaises.

Nous touchons ici une autre constante de la géographie du vote RN, mise en évidence une nouvelle fois lors de ce scrutin : sa très inégale intensité selon la variable du nombre d’habitants dans la commune. Le vote RN fluctue en effet énormément en fonction de la taille de la commune (voir graphique 2). Il dépasse ainsi le seuil des 40 % dans les communes de moins de 2 000 habitants (des communes rurales, pour l’essentiel) et se situe toujours à un niveau très élevé (entre 34 % et 39 %) dans celles de 2 000 à 20 000 habitants, correspondant à des bourgs, des chefs-lieux de canton ou des sous-préfectures. Il faut franchir la barre des 20 000 habitants pour que le vote RN passe sous les 30 %, puis de 50 000 habitants (des villes qui sont souvent des préfectures) pour passer sous les 25 %. C’est seulement dans les villes comptant plus de 200 000 habitants (les principales capitales régionales et métropoles françaises) que le RN se situe, en moyenne, au-dessous de 20 %. Illustration paroxystique de cette difficulté à s’implanter dans les grandes métropoles (à l’exception de celles du Sud-Est), le RN n’a pu se maintenir au second tour que dans une seule des 18 circonscriptions parisiennes4Il s’agissait de surcroît d’un candidat ciottiste, Louis Piquet, dans la 14e circonscription (recouvrant une partie du XVIe arrondissement). et la première circonscription gagnée dans le périmètre francilien est celle de Pontoise, située à 35 kilomètres de Paris.

Si la France des métropoles demeure une terre de mission pour le RN, ce parti domine dans ce que Christophe Guilluy appelle la « France périphérique5Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, coll. « Champs actuel ». 2015. », cette domination virant à l’hégémonie dans la France des villages, des bourgs et des petites villes. Le RN a rassemblé 3,5 millions de voix au premier tour dans les communes de moins de 2 000 habitants – ce qui est considérable – et le même nombre de bulletins dans celles de 2 000 à 10 000 habitants. Ainsi, sur les 10,6 millions de suffrages s’étant portés au premier tour sur des candidats RN et alliés, près de 70 % proviennent de communes de moins de 10 000 habitants.

II. À quoi renvoient les fortes disparités régionales du vote RN ?

Les sondages préélectoraux réalisés à quelques jours d’un premier tour apportent des enseignements précieux sur les motivations de vote des différents électorats. Une enquête de l’Ifop nous montre ainsi, que si les électeurs du RN partageaient avec le reste de la population une forte sensibilité à la question du relèvement des salaires et du pouvoir d’achat, ils se distinguaient toujours et encore par une très forte focalisation sur les questions de l’immigration et la délinquance (voir tableau 1).

La question de l’immigration et celle de l’insécurité constituant, d’une part, de très puissants ressorts du vote en faveur du RN (ces deux items arrivant très loin en tête dans les réponses des électeurs frontistes avec près de 20 points de plus que l’item sur les salaires et le pouvoir d’achat) et étant, d’autre part, des marqueurs spécifiques à cet électorat (avec des écarts de réponses par rapport à la moyenne de la population de plus de 30 points sur l’immigration et de 20 points sur la délinquance), cela amène à nous interroger sur les liens éventuels entre géographie du vote RN et géographies de l’immigration et de la délinquance. En d’autres termes, est-ce que les territoires qui votent davantage pour le RN sont également davantage concernés par la présence de populations issues de l’immigration et par une plus forte prévalence de l’insécurité ? Et est-ce que, symétriquement, dans les zones où le vote RN est plus faible, on observe également une moindre prévalence de l’immigration, d’une part, et de la délinquance, d’autre part ?

Pour explorer ces hypothèses, on peut comparer les différents phénomènes étudiés avec des cartes réalisées à l’échelle départementale. Nous retenons la maille départementale car les données statistiques sont facilement accessibles à cette échelle, mais aussi parce que ce n’est pas forcément à l’échelle de la commune que se construisent les perceptions et les représentations dans ce type d’approche contextuelle. L’électeur ne se forge pas sa vision des choses uniquement dans son quartier ou sa commune de résidence, mais souvent à une échelle plus vaste, qui correspond au territoire qu’il connaît et parcourt. Pour aller travailler, pour faire ses courses, pour rencontrer ses proches ou sa famille, un individu est amené à se déplacer dans un rayon assez vaste. En province, c’est-à-dire sur l’écrasante majorité du territoire, le département est également l’échelon retenu par la presse locale pour le traitement de l’information de proximité. Les réseaux sociaux sur lesquels on échange entre proches sur l’actualité ou des faits divers se calent aussi sur cet échelon de proximité pour ce type de conversations et de discussions.

Tout d’abord, nous avons mis en regard la carte du vote RN au premier tour des élections législatives de 2024 et celle de la proportion de nouveau-nés ayant reçu un prénom arabo-musulman (voir cartes 2a et 2b). Cet indicateur, déjà utilisé dans l’un de nos précédents ouvrages6Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019., nous semble bien adapté à la réalité sociologique que nous cherchons ici à approcher. Les entretiens qualitatifs et les reportages menés auprès des électeurs frontistes ont bien montré que l’insécurité culturelle qu’ils ressentaient ou même, pour les plus radicaux d’entre eux, la crainte d’un « grand remplacement » qu’ils exprimaient se nourrissaient de la coexistence avec des personnes issues des immigrations arabo-musulmanes, et ce quelle que soit leur nationalité. Dans ce contexte, le pourcentage de nouveau-nés porteurs d’un prénom arabo-musulman constitue un indicateur pertinent pour évaluer le degré de présence et donc de visibilité de ces populations (qu’elles aient ou non la nationalité française) dans un territoire donné.

Nos deux cartes permettent de voir, par exemple, que le pourtour méditerranéen et la vallée de la Garonne se caractérisent à la fois par un fort vote RN et une présence de la population d’origine arabo-musulmanes significative. C’est le cas également pour les grandes couronnes francilienne et lyonnaise, mais aussi pour le département du Nord. Symétriquement, la diagonale bucolique ainsi que l’extrême quart sud-ouest de la France, affichent une faible propension au vote RN et des taux de porteurs de prénoms arabo-musulmans très peu élevés.

Cette mise en regard semble donc indiquer une relation entre degré de présence et visibilité des populations issues de l’immigration dans l’environnement de relative proximité (le département) et intensité du vote RN. Comme tout fait social, et a fortiori comme tout comportement électoral, le vote RN ne saurait cependant s’expliquer par un seul paramètre et la réalité sociopolitique est loin d’être binaire. On constate ainsi sur nos deux cartes plusieurs cas de non-convergences ou de non-correspondances entre nos deux variables. L’agglomération parisienne affiche ainsi des taux de porteurs de prénoms arabo-musulmans parmi les plus élevés du pays et pourtant le vote RN y est très faible. Inversement, celui-ci est très puissant dans les départements de la Meuse, de la Haute-Marne, des Vosges et de la Haute-Saône, où pourtant le pourcentage de nouveau-nés recevant des prénoms arabo-musulmans est faible, voire très faible. D’autres facteurs rentrent manifestement en ligne de compte, notamment le nombre d’habitants de la commune (dont on a vu qu’il influait très fortement sur l’intensité du vote RN) et viennent compliquer l’équation.

Le nombre de coups et blessures volontaires pour 1 000 habitants nous semble être aussi un indicateur synthétique pertinent pour approcher la réalité de l’intensité de la délinquance dans un territoire donné, délinquance qui, comme les données de divers sondages l’ont montré, constitue un puissant stimulus du vote RN (voir cartes 3a et 3b). La dichotomie est-ouest apparaît ainsi très nettement. Les départements méditerranéens et de la vallée de la Garonne ainsi que ceux du nord-est de la France et du pourtour méditerranéen, tous caractérisés par un vote RN élevé, se signalent également par des taux de coups et blessures volontaires nettement supérieurs à la moyenne. Symétriquement, notre diagonale bucolique et la pointe sud-ouest du pays, terres de mission frontistes, ne sont guère criminogènes et font figure des zones les plus paisibles de France.

Encore une fois, la superposition n’est pas totale et des non-conformités se manifestent. L’Île-de-France, mais aussi le Rhône ou la Loire-Atlantique (départements dans lesquels les agglomérations lyonnaise et nantaise pèsent très significativement) sont assez, voire très haut placés en matière de délinquance, sans pour autant que RN y performe électoralement. Divergence également dans des départements comme la Nièvre, la Côte-d’Or ou la Saône-et-Loire, dans lesquels le taux moyen de coups et blessures volontaires est similaire à celui observé dans les départements de la diagonale bucolique, alors que le niveau de vote RN y est bien plus important.

Comme on l’a déjà signalé, il ne saurait y avoir de relation statistique pure et parfaite et l’intensité d’un vote n’est jamais conditionnée que par une seule variable. D’autres paramètres viennent interférer, et notamment celui du nombre d’habitants par commune. On notera toutefois qu’au global la carte des coups et blessures volontaires présente d’assez fortes similitudes avec celle du vote RN.

En changeant d’échelle d’analyse, un autre constat renforce cette hypothèse d’un lien entre délinquance et vote RN. Le parti de Marine Le Pen a ainsi conquis la 4e circonscription de la Drôme, comprenant notamment la commune de Crépol, marquée peu avant les élections par la mort dramatique du jeune Thomas au cours d’une bagarre lors du bal du village. Au premier tour, le vote RN a quasiment doublé sur l’ensemble de la circonscription, passant de 20,1 % en 2022 à 38,4 % en 2024. La progression est encore plus spectaculaire à Crépol (de 18,9 à 42,9 %, soit 24 points de gagné en deux ans) et dans certaines communes limitrophes (+ 26 points à Saint-Christophe-et-le-Laris, + 27 points au Chalon…).

On a vu que la question de la hausse des salaires et du pouvoir d’achat constituait la troisième motivation de vote des électeurs RN. Différents travaux de sociologie politique ont par ailleurs montré que cet électorat était très hostile à l’assistanat, dont bénéficient les plus modestes qu’eux (appelés souvent très péjorativement les « cassos »)7Voir, par exemple, Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019.. Et parallèlement, cet électorat, se recrutant dans la petite classe moyenne et les milieux populaires intégrés socialement souffre de ne pas pouvoir vivre plus confortablement et de ne pas pouvoir accéder à un mode de vie s’approchant de celui de CSP+ et des classes moyennes supérieures. La formule qui revient sans cesse lorsque ces électeurs évoquent leur situation est celle-ci : « Trop riche pour être aidé mais pas suffisamment pour bien vivre. » On peut dès lors formuler une hypothèse selon laquelle un environnement local marqué par une forte visibilité des écarts de niveaux de vie (mesurés, par exemple, par l’indice de Gini) et/ou de la pauvreté, aurait un effet stimulant sur le vote RN. Nous avons mis en rapport la carte de l’indice Gini du revenu fiscal et celle du taux de pauvreté (voir cartes 4a et 4b), deux paramètres qui diffèrent quelque peu mais qui présentent toutefois certaines structures communes. On voit que la région Hauts-de-France et l’ancienne région Champagne-Ardenne au nord, et le pourtour méditerranéen au sud constituent deux pôles dans lesquels le taux de pauvreté et les inégalités sont marqués. Symétriquement, le Grand Ouest et le littoral atlantique, d’une part, et le Massif central, d’autre part, appartiennent à une France de l’équilibre, dans laquelle la pauvreté est contenue.

On notera que ces régions affichent de faibles scores pour le RN, alors que les pôles inégalitaires et touchés par la pauvreté du nord et du sud font figure de places fortes de ce parti. C’est notamment le cas des vieilles régions ouvrières qui ont été durement touchées par la désindustrialisation au cours des dernières décennies, comme l’illustre par exemple le cas de la vallée de la Fensch, marquée par la fermeture des sites sidérurgiques et où le RN réalise des scores très élevés et surclasse la gauche dans la plupart des communes (voir tableau 2).

Nos deux cartes ne se superposent pas parfaitement l’une sur l’autre, ni avec celle du vote pour le RN. Des divergences existent et l’on retrouve une nouvelle fois des non-conformités flagrantes, notamment en Île-de-France qui, bien qu’apparaissant touchée par les inégalités et un pourcentage d’habitants sous le seuil de pauvreté conséquent, demeure hermétique au vote RN. 

En dehors de nos blocs régionaux très typés sociologiquement et électoralement que sont, d’une part, la région Hauts-de-France, l’ancienne région Champagne-Ardenne, le pourtour méditerranéen et une partie de la vallée de la Garonne, et d’autre part, le Grand Ouest, le littoral atlantique et le Massif central, on constate par ailleurs que de nombreux départements se situent statistiquement dans des positions intermédiaires. Cette situation intermédiaire en ce qui concerne les phénomènes statistiques étudiés (en l’espèce le niveau d’inégalités et le taux de pauvreté, mais cela vaut aussi précédemment pour l’insécurité et l’immigration) correspond souvent à leur position géographique d’espaces tampons ou de transitions entre nos blocs et nos pôles les plus caractéristiques. Et dans ces zones tampons au profil sociologique assez proche de la moyenne, le vote RN se situe lui aussi régulièrement en position relativement moyenne, avec des exceptions il est vrai. 

Le changement d’échelle d’analyse permet de corroborer le constat d’un survote en faveur du RN auprès des populations qui appartiennent au bas de la classe moyenne et à la partie supérieure des milieux populaires, soit ceux « qui sont trop riches pour être aidés, mais pas assez pour vivre correctement ». Si l’on met en rapport le score moyen au premier tour pour les trois principales formations ou coalitions politiques et le revenu médian dans la commune (voir graphique 3), on voit que si le Nouveau Front populaire est très largement en tête (avec 53,7 % des voix) dans les communes aux populations les plus pauvres, souvent des communes de banlieue, et que si les candidats du bloc présidentiel dominent dans les communes les plus aisées (Ensemble ! étant en tête à partir de 32 000 euros de revenu médian dans la commune), le RN et ses alliés ciottistes réalisent leurs meilleurs scores et sont devant leurs rivaux, parfois assez nettement, dans les communes qui affichent un revenu médian assez modéré sans être le plus faible. Ces communes abritent ceux que des sociologues ont appelé « la France des petits-moyens8Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclé et Yasmine Siblot, La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008. ».

III. L’indice IPI (Immigration, Pauvreté et Insécurité)

Les différentes cartes comparatives du chapitre précédent ont fait ressortir à chaque fois des similitudes intéressantes, mais aussi des cas de non-correspondance assez fréquents. Comme on l’a dit, c’est somme toute assez logique dans la mesure où il était d’illusoire d’imaginer qu’une unique variable puisse à elle seule expliquer la répartition du vote RN sur le territoire national. En son temps déjà, André Siegfried avait montré que l’analyse d’un vote est à rechercher dans une combinaison de multiples facteurs9André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République [1913], Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2010.. Il faut dès lors essayer de prendre en compte l’influence cumulée de nos trois paramètres. Pour ce faire, nous avons construit l’indice Immigration, Pauvreté et Insécurité (IPI). Sur chacune de ces trois variables, chaque département s’est vu attribuer une note allant de 1 à 5 (selon la méthode des quintiles) en fonction de l’intensité du phénomène dans le département. Nous avons ensuite additionné les trois notes thématiques obtenues par chaque département, pour obtenir un score global, que nous appelons donc l’indice IPI. Ce dernier varie par construction de 3 à 15.

La comparaison de la carte du vote RN avec celle de l’indice IPI à l’échelle départementale (voir cartes 5a et 5b) fait ressortir des correspondances nettement plus nombreuses qu’avec les cartes thématiques prises séparément. Les places fortes du vote RN ressortent ainsi nettement sur la carte de l’indice IPI, tout comme les zones de forces relatives. Symétriquement, la diagonale bucolique se dessine très clairement ainsi que la pointe sud-ouest de l’Hexagone, ces territoires de très faible vote RN affichant un indice IPI très bas. On remarquera que l’étagement de l’indice IPI correspond assez bien aux différents niveaux de vote RN, cette granularité étant un indice supplémentaire du lien existant entre la combinaison résultant de ces trois paramètres et l’intensité du vote RN.

Certes des non-correspondances demeurent, notamment les départements franciliens à fort score IPI bien que ne votant que faiblement pour le RN. Inversement, un département frontiste comme la Meuse (le RN détient les deux circonscriptions de ce département) affiche un indice IPI très faible. D’autres variables, comme le nombre d’habitants par commune, influent également sur le vote RN et nous allons y revenir. Mais l’indice IPI rend toutefois bien compte de la dynamique générale de ce vote.

Cette approche combinatoire permet ainsi de saisir quels sont les environnements sociologiques dans lesquels prospère le vote RN et quels sont, inversement, ceux qui demeurent les plus hermétiques. C’est la juxtaposition d’une criminalité élevée, d’un niveau de pauvreté et d’inégalités important et d’une présence d’une population issue de l’immigration significative dans un département donné qui constitue, dans la plupart des cas, le terreau le plus propice à l’essor du vote RN. Dans ce type d’environnement, insécurité physique, insécurité économique (et/ou dénonciation de l’assistanat) et insécurité culturelle se renforcent mutuellement et créent un climat d’opinion et un état d’esprit particulièrement réceptifs aux messages du parti lepeniste.

IV. Le capital résidentiel

De la même façon que Pierre Bourdieu avait distingué le capital culturel du capital économique10Voir notamment Pierre Bourdieu, « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 30, novembre 1979, p. 3-6., tout se passe comme si existait également ce que l’on pourrait appeler un capital résidentiel. Ce dernier correspond à la valeur et à la désirabilité du lieu dans lequel réside un individu. Cette valeur et cette désirabilité dépendent de la situation géographique du lieu mais aussi de critères d’évaluation et d’appréciation résultant de goûts et tendances partagés à un moment donné dans la société. À l’instar du capital culturel et du capital économique, qui peuvent se mesurer synthétiquement par des indicateurs comme le niveau de diplôme et le niveau de revenu ou le montant du patrimoine, le capital résidentiel dispose lui aussi de son mètre-étalon : le prix du mètre carré (à l’achat comme à la location). Celui-ci va certes varier en fonction du type de bien immobilier (maison ou appartement, neuf ou ancien), mais plus fortement encore selon la localisation du bien en question. Dans une même ville, le prix du mètre carré va ainsi parfois fortement fluctuer d’un quartier ou d’un microquartier à un autre. Un gradient centre-périphérie va souvent s’observer, mais les quartiers prisés ou « très recherchés », pour parler comme les professionnels de l’immobilier, ne sont pas toujours situés en plein centre-ville. À l’échelle plus vaste du département, la même structuration du marché (ou du « champ », pour reprendre un vocable bourdieusien) s’opère souvent avec des prix de l’immobilier, qui sont les plus élevés dans la ville-centre et qui déclinent ensuite progressivement au fur et à mesure que l’on s’en éloigne. Les cartes des prix de l’immobilier que produisent des sites comme meilleursagents.com rendent bien compte de cette loi structurant le marché et les territoires. On voit ainsi comment s’organise le marché avec des corolles concentriques autour des principales agglomérations.

Le cas du département de la Gironde est particulièrement éclairant avec un très fort étagement des prix, qui atteignent leur plus haut à Bordeaux et des niveaux bien plus faibles dans le Blayais, le Médoc et dans l’est du département (voir carte 6). Dans ces lieux, le prix du mètre carré est trois fois moins élevé qu’à Bordeaux. On notera que le vote RN est également indexé sur cette métrique de la distance à Bordeaux et sur le niveau de capital résidentiel. Ainsi, au premier tour des législatives, le RN a obtenu seulement 14 % dans la 2e circonscription de Gironde, qui fut celle de Jacques Chaban-Delmas puis d’Alain Juppé et qui est composée de quartiers du centre de Bordeaux. Le score grimpe ensuite à 32,4 % dans la 4e circonscription recouvrant la couronne périurbaine nord (Carbon-Blanc et Créon), puis explose dans la 11e circonscription (Blaye et Saint-André-de-Cubzac), où la candidate RN, Edwige Diaz, est réélue dès le premier tour avec 53,3 % des voix.

Nous avons choisi l’exemple girondin car il permet également de montrer comment la logique centre-périphérie peut parfois être perturbée par une autre « loi du marché » : celle de la distance au littoral. Sur toute une partie de la côte et autour du bassin d’Arcachon, les prix de l’immobilier font jeu égal avec ceux de Bordeaux. Avoir « vue sur mer » rehausse très significativement le capital résidentiel, qui va ensuite diminuer au fur et à mesure que l’on s’éloigne du littoral11Un phénomène similaire s’observe le long de la frontière suisse, du sud de l’Alsace jusque dans la région d’Évian-les-Bains, en Haute-Savoie, en passant par le Doubs, le Jura et l’Ain. Avec ses salaires très élevés, la Suisse attire de nombreux travailleurs transfrontaliers qui viennent habiter à proximité de la frontière. Ici, ce n’est pas le « vue sur mer » ou sur les montagnes qui est recherché mais la possibilité d’intégrer le très lucratif marché du travail suisse. Le marché immobilier local est dopé par cet « effet frontalier » et le capital résidentiel des habitants y est élevé..

D’aucuns objecteront que le capital résidentiel ne constitue qu’une déclinaison ou une composante du capital économique. Il existe bien évidemment des relations étroites entre le niveau de revenu et de patrimoine d’un individu et sa propension à disposer d’un capital résidentiel conséquent, comme il en existe entre capital culturel et capital économique (les personnes disposant d’un niveau de diplôme élevé ont tendanciellement davantage de chance d’occuper des emplois assez rémunérateurs). Mais, à l’instar de la relation entre capital culturel et capital économique présentant de nombreuses discordances – des personnes riches peuvent n’avoir pas fait beaucoup d’études et, inversement, des personnes très diplômées peuvent avoir des emplois assez peu payés –, le capital résidentiel n’est pas totalement aligné sur le capital économique car, d’une part, le champ constitué par le marché de l’immobilier obéit à des règles propres et, d’autre part, les choix résidentiels des individus ne sont pas uniquement conditionnés par leur niveau de vie. Prenons quelques exemples. La décision d’habiter à tel endroit est souvent guidée par des contraintes professionnelles (résider pas trop loin de son lieu de travail) ou familiales. L’attachement à sa région d’origine, l’existence d’un réseau familial, amical et relationnel12Ce que Nicolas Renahy appelle joliment le « capital d’autochtonie » (voir Nicolas Renahy, Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005). poussent également souvent des individus à rester vivre dans ce lieu, en dépit des considérations économiques.

Autres exemples de non-correspondance entre capital résidentiel et capital économique : certaines personnes aux revenus modestes ou moyens peuvent avoir hérité d’un bien immobilier situé dans un lieu où elles ne pourraient normalement pas se loger au regard de leurs moyens financiers. Même cas de figure pour des ménages ayant acheté il y a plusieurs décennies un appartement ou une maison dans une zone assez peu prisée à l’époque mais dont la cote s’est beaucoup appréciée depuis. Le cas de figure inverse existe également : certains propriétaires ayant payé assez cher leur logement dans un quartier jouissant d’une bonne image à l’époque subissent aujourd’hui la dégradation de la réputation du quartier et s’y retrouvent « piégés », car le prix de leur logement a beaucoup baissé et ils n’ont pas les moyens d’acheter ou de louer ailleurs.

De surcroît, si le marché de l’immobilier est certes régi par une logique de nature économique, il obéit également, dans de nombreux territoires, à des contraintes physiques et matérielles. Même avec un budget à l’achat ou à la location très conséquent, se loger dans certains quartiers très recherchés ou dans certaines zones de villégiature est impossible car il n’y a pas de « produit sur le marché », comme disent les agents immobiliers. On se rabat alors sur ce qu’on appelle des zones de report (quartier ou commune proches de la zone convoitée), ce qui peut engendrer de la frustration ou du ressentiment, nous y reviendrons. Last but not least, près d’un Français sur cinq habite dans un logement social, l’existence d’un parc social important aux règles d’accès spécifiques induisant d’autres cas de non-conformité entre capital économique et capital résidentiel. À revenu identique, deux ménages vivant dans un logement social ou en location dans le parc privé n’ont souvent pas le même capital résidentiel au regard de l’image et de la cote de leur quartier de résidence respectif.

Comme on l’a dit, le prix de l’immobilier et la cote d’un lieu donné, et donc le capital résidentiel détenu par les habitants du lieu, ne sont pas immuables. La désirabilité d’un territoire peut varier dans le temps en fonction de différents facteurs, dont notamment des effets de mode et des changements de représentations culturelles. Citons ici quelques exemples. Pendant longtemps, dans les grandes villes, les quartiers les plus chers ont correspondu à des quartiers bourgeois traditionnels comme le XVIe arrondissement de Paris et son architecture haussmanienne. Puis, du fait de la gentrification, la cote et la désirabilité de quartiers populaires et anciennement ouvriers de l’Est parisien se sont mises à grimper. Aujourd’hui, le prix du mètre carré se situe autour de 11 000 euros dans le quartier de la Bastille, dans le XIe arrondissement, soit un niveau de prix équivalent à celui du XVIe arrondissement. Autre exemple, la Côte d’Azur a longtemps été la référence en termes de lieux de villégiature et occupait les plus hautes marches sur l’échelle de la désirabilité. Mais, ce territoire a été victime de son succès : densification du peuplement, bétonisation du littoral, problèmes de circulation et de sécurité, etc. Et, sous l’effet du réchauffement climatique et d’un changement des représentations et des imaginaires collectifs, la Côte d’Azur a perdu du terrain au profit du littoral basque, dont la cote a grimpé en flèche ces dernières années. Bénéficiant d’un climat plus tempéré, jouant sur une image de « Californie française13On notera que, dans les années 1970-1980, c’était la Côte d’Azur qui revendiquait ce statut et cette image. » véhiculée par la culture du surf et une proximité plus grande avec la nature, la côte basque suscite aujourd’hui un fort engouement. Dans les milieux sociaux qui peuvent accéder à ces marchés immobiliers très sélectifs, il est aujourd’hui plus tendance d’acheter, voire de s’installer, à Biarritz plutôt qu’à Antibes ou à Mandelieu, jugées moins « cool ». La main invisible du marché a bien enregistré ce changement de « hype » et les prix du mètre carré sont aujourd’hui plus élevés sur la côte basque que dans bon nombre de villes de la Côte d’Azur.

Si la valeur des lieux peut donc varier en fonction des changements d’imaginaire et de mode, ces variations sont, le plus souvent, induites par les évolutions de notre modèle économique et d’organisation de notre société. La montée en puissance du tourisme dans les années 1960 et 1970 a ainsi considérablement rebattu les cartes dans certaines régions. Dans les massifs montagneux, par exemple, des terrains forestiers ou d’agriculture extensive (pâturages) historiquement très peu valorisés se sont transformés en de véritables mines d’or quand on y a implanté des stations de ski, faisant non seulement la fortune de promoteurs avisés mais aussi de familles d’agriculteurs qui possédaient les terrains et qui jusque-là vivaient chichement. Même changement de paradigme sur nos littoraux, notamment en Corse, où les espaces côtiers étaient traditionnellement peu recherchés. Jouissant d’une piètre valeur agricole au regard du type d’agriculture pratiquée à l’époque dans l’île, souvent infestées de moustiques, les zones littorales étaient nettement moins convoitées que celles situées dans l’intérieur de l’île et davantage en altitude. La rumeur locale raconte d’ailleurs que, lors des héritages, les parcelles situées dans la plaine littorale étaient souvent dévolues aux filles, tandis que les fils préemptaient les terres situées plus en altitude. L’essor du tourisme balnéaire a totalement inversé la hiérarchie. Ce sont dorénavant les zones littorales qui sont les plus convoitées. Les marines, anciens petits ports de pêche et extensions secondaires des villages – villages dans lesquels se concentraient activités, richesses et populations – sont aujourd’hui souvent plus peuplées et plus dynamiques économiquement que les vieux villages dont elles dépendaient traditionnellement.

L’essor du tourisme n’a pas fait sentir ses effets que sur nos littoraux et dans nos montagnes. Le tourisme vert a lui aussi contribué à revaloriser le prix de l’immobilier dans certaines régions à vocation agricole où le prix des maisons se dévalorisait progressivement sur fond de déprise agricole et d’exode démographique. Dans certaines zones de la Dordogne, du Lot ou de l’Aveyron, par exemple, qui comptent de nombreuses communes labellisées « Plus Beaux Villages de France », le prix de l’immobilier a été soutenu depuis plusieurs décennies par les achats de résidences secondaires ou le développement de capacités d’hébergements (hôtels, gîtes et, plus récemment, Airbnb). Une partie de la population autochtone qui possédait du foncier jusque-là peu valorisé a vu son capital résidentiel s’apprécier significativement. En déplacement dans le Lot, le président Macron avait évoqué une « ruralité heureuse », expression s’appliquant tout à fait à ces territoires ruraux et excentrés mais valorisés pour le tourisme, où il fait bon vivre et dans lesquels le capital résidentiel des habitants est assez élevé. Ces zones affichent des taux de vote pour le RN nettement inférieurs à ce que l’on observe dans bon nombre d’espaces ruraux excentrés mais peu valorisées touristiquement et où le niveau de capital résidentiel des habitants est faible.

Si le développement du tourisme a redistribué les cartes dans certains territoires, l’espace français a, d’une manière générale, été reconfiguré de manière encore plus structurante par le phénomène de métropolisation. Dans toutes les régions, l’activité économique tertiarisée, typique d’une société postindustrielle, s’est concentrée dans les principales métropoles du pays. Mécaniquement, la création de richesse et la population ont suivi ce mouvement. Les équipements collectifs de pointe (CHU, universités et grandes écoles) sont également implantés dans ces métropoles, ainsi que bon nombre d’activités culturelles et récréatives. En un mot, pour décrire le statut des métropoles, on pourrait dire que « c’est ici que tout se passe ». Les géographes utilisaient la notion de « villes ou de places de commandement », pour définir la fonction de ces métropoles dans l’organisation d’un territoire. Mais ce n’est pas uniquement le pouvoir politique, administratif (conseil régional, préfecture de région, rectorat, tribunal…) ou économique qui se trouve concentré dans ces métropoles. Paris et les principales métropoles aimantent également les leaders d’opinion (journalistes14On notera que nulle part chez nos voisins européens la presse n’est aussi concentrée géographiquement dans la capitale qu’elle ne l’est en France. En Allemagne, par exemple, le siège de la Frankfurter Allgemeine Zeitung se situe à Francfort, celui de la Süddeustche Zeitung à Munich et celui du Spiegel à Hambourg., chercheurs, intellectuels, architectes, publicitaires, designers…) et désormais aussi les influenceurs. Les modes et les tendances, qu’il s’agisse de gastronomie (avec le phénomène de la bistronomie, par exemple), de musique (avec le rap et les musiques dites urbaines), d’humour (avec le stand-up, par exemple) ou de la façon de s’exprimer et du vocabulaire, avec le langage et les expressions des cités adoptés par toute une génération populaire quel que soit son lieu de résidence ou, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, le franglais, typique des élites mondialisées parisiennes, qui se diffuse parmi les CSP+ de province, tout cela émane de Paris et des principales métropoles. C’est là que le sens commun contemporain et que les normes sociales sont forgés, c’est ici que les nouvelles tendances naissent avant d’infuser dans le reste du pays. De manière plus ou moins confuse, la plupart de nos concitoyens ont en tête cette structuration de l’espace géographique et culturel. L’expression « monter à Paris » décrit bien cette hiérarchie sociale et territoriale que tout un chacun a intériorisée et qui n’est pas sans créer parfois du ressentiment ou de l’hostilité. Quand on entend en province des phrases du type : « C’est encore un truc de bobos parisiens », on voit bien comment le « ruissellement culturel » s’organise depuis la capitale (et, dans une certaine mesure, depuis les principales métropoles) et comment il peut susciter des réactions de rejet ou de frustration à l’encontre de pratiques ou de goûts qui seraient imposés depuis Paris ou les grandes capitales régionales. Pour reprendre notre grille d’analyse bourdieusienne, le très puissant phénomène de métropolisation économique, démographique mais aussi culturelle (le soft power des grandes métropoles étant dominant) a totalement imprimé sa marque sur le champ du marché immobilier et résidentiel, aujourd’hui essentiellement structuré en fonction d’une logique centre-périphérie, se déclinant nationalement et régionalement. De manière implacable, le capital résidentiel est le plus élevé dans le coeur des métropoles, puis il diminue progressivement au fur et à mesure que l’on s’en éloigne15Certains espaces touristiques valorisés (littoraux, stations de sports d’hiver, terroirs du Sud-Ouest…) viennent, on l’a vu, perturber ce schéma général.. Du fait de l’essor des métropoles, d’anciennes communes rurales, qui ne bénéficiaient pas d’une cote très importante dans l’échelle de désirabilité résidentielle, ont vu le prix de l’immobilier augmenter significativement au fur et à mesure qu’elles ont été rattrapées par le front d’urbanisation, puis englobées dans les premières, puis les deuxièmes ou troisièmes couronnes périurbaines. De la même façon, le déploiement de nouveaux réseaux de transports dans les périphéries des métropoles (par exemple dans le cadre de l’opération du Grand Paris) va soudainement faire augmenter significativement le capital résidentiel des individus ayant la chance d’habiter à proximité d’une nouvelle gare ou d’une nouvelle station de RER ou de métro. Mais les zones qui demeurent éloignées ou en dehors de l’aire d’influence des principaux centres urbains sont perdantes dans cette nouvelle organisation spatiale qui s’est dessinée depuis une quarantaine d’années. Le capital résidentiel des habitants de ces territoires, qu’ils soient propriétaires ou locataires, est faible. Ils sont, pour reprendre là encore la terminologie bourdieusienne, les « dominés » dans le champ immobilier et résidentiel.

V. Vote RN et capital résidentiel

Ce statut de « dominés » dans le champ résidentiel n’est pas sans effet sur les comportements électoraux de ces populations. Lors du scrutin législatif de 2024, comme pour toutes les élections depuis la fin des années 1990, on constate ainsi que le niveau de vote RN est indexé sur ce que l’on a appelé un « gradient d’urbanité », c’est-à-dire la distance qui sépare la commune étudiée de l’agglomération de plus de 100 000 habitants la plus proche. Au plan national l’intensité du vote RN est la plus faible (24,6 %) dans les zones situées à moins de dix kilomètres du centre d’une agglomération de 100 000 habitants (voir graphique 5). Puis, au fur et à mesure que l’on s’éloigne du sommet de la hiérarchie urbaine et de ces communes dont le capital résidentiel des habitants est tendanciellement le plus élevé, le vote RN monte en puissance alors que le capital résidentiel diminue. Le vote RN atteint en moyenne 33,8 % dans un rayon de dix à vingt kilomètres, 37,7 % entre vingt et trente kilomètres puis franchit même le seuil des 40 % entre trente et cinquante kilomètres (on se situe ici en très grande périphérie des principaux centres urbains et le capital résidentiel des habitants y est des plus faibles). Le vote RN se maintient ensuite à des niveaux très élevés dans les zones rurales éloignées de plus de cinquante kilomètres d’un centre urbain principal.

On voit que non seulement le vote RN est corrélé avec la distance aux grandes villes et avec le capital résidentiel, mais aussi que la montée des eaux bleu marine entre 2022 et 2024 a été plus forte dans les couronnes périurbaines éloignées (+ 17 points entre trente et cinquante kilomètres) que dans le coeur des métropoles (+ 11,5 points), peuplées d’électeurs dont le capital résidentiel est plus élevé que ceux des couronnes périurbaines ou des zones rurales. 

La prise en compte du capital résidentiel et du statut de « dominant » ou de « dominé » dans le champ du marché immobilier permet également d’expliquer un autre phénomène constaté (et congruent à la relation entre RN et gradient d’urbanité) : la corrélation entre vote RN et taille de la commune, que nous avons évoquée précédemment. Tendanciellement, même s’il existe bien sûr des contre-exemples, le capital résidentiel sera d’autant moins élevé que la population d’une commune sera peu nombreuse. Cette réalité n’échappe pas aux habitants de ces communes, qui se vivent souvent comme les dominés ou les perdants d’un marché de l’immobilier reconfiguré par la métropolisation. 

L’exemple de la 4e circonscription de la Sarthe illustre assez bien cette relation entre gradient d’urbanité et taille de la commune, d’une part, et intensité de vote pour le RN, d’autre part. Élise Leboucher, candidate NFP, l’a emporté avec 51,2 % des voix face à Marie-Caroline Le Pen16Sur la campagne dans cette circonscription, on pourra se reporter à l’article de Pierre-Philippe Berson « La bataille de la Sarthe », Society, juin 2024., mais ce résultat global très équilibré (seulement 200 bulletins d’écart entre les deux candidates) sur l’ensemble de la circonscription masque de forts contrastes géographiques (voir carte 7). La candidate NFP s’impose largement dans les bureaux de vote manceaux, à Allonnes, banlieue satellite du Mans et vieux fief communiste, ainsi que dans les communes de la première couronne périurbaine mancelle. Puis, à mesure que l’on s’éloigne du Mans, le rapport de force s’inverse et la candidate RN creuse l’écart. Les scores de cette dernière culminent dans les petites communes rurales et dans les bourgs entre Le Mans et Sablé-sur-Sarthe, sous-préfecture de la Sarthe. Dans cette ville de 12 000 habitants, où il faut compter 1 600 euros du mètre carré pour acquérir une maison, Marie-Caroline Le Pen n’a obtenu que 45,6 % des voix, contre par exemple 59,8 % à Malicorne, chef-lieu de canton de 1 900 âmes situé à trente-trois kilomètres du Mans et vingt et un kilomètres de Sablé-sur-Sarthe, et où le prix du mètre carré se situe à 1 400 euros.

De manière générale, le marché immobilier s’organise à l’échelle d’un bassin de vie. Les habitants ont généralement une assez bonne connaissance de leur environnement de proximité et de la hiérarchie existant en termes de capital résidentiel entre leur commune et les communes voisines17Ou entre leur quartier et les quartiers voisins dans une ville.. Ce faisant, chacun ressent ainsi de manière plus ou moins conscientisée la place qu’il occupe dans le champ constitué par le marché immobilier local et s’il y est en position plutôt dominante ou plutôt dominée. Ce ressenti n’est pas sans incidence sur la propension à voter pour le RN18L’économiste André Torre notait à la suite de ses travaux que « les habitants des communes plus pauvres que leurs voisines ont tendance à davantage voter pour le RN » (voir Le Monde, 19 juillet 2024)., comme nous allons le voir au travers de quelques monographies.

Dans un livre, l’élu local socialiste Rémi Branco décrit avec finesse les différences d’ambiance entre deux petites communes lotoises voisines19Rémi Branco, Loin des villes, loin du coeur. La gauche veut-elle regagner les campagnes ?, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2024.. Il montre comment la vitalité commerciale, l’achandalage des rayons des petits supermarchés locaux, mais aussi l’animation culturelle et les flux de circulation constituent autant de paramètres pris en compte par la population locale pour étalonner la qualité de vie et comparer la situation de deux communes du Lot, Puy-l’Évêque et Prayssac. Dans ce petit derby, c’est Prayssac qui manifestement tient la corde d’après les témoignages recueillis par l’élu lotois. Par la grâce de la main invisible du marché, le capital résidentiel local s’est aligné sur la vox populi. Le prix du mètre carré pour une maison s’établit ainsi à près de 2 000 euros à Prayssac contre 1 750 euros à Puy-l’Évêque. Et, au premier tour des élections législatives de 2024, le RN a obtenu 29 % dans cette dernière commune, soit 6 points de plus qu’à Prayssac, dont les habitants jouissent d’un capital résidentiel plus élevé.

En milieu rural, la présence ou l’absence de commerces et de services essentiels dans une commune participe à son standing et constitue un paramètre parmi d’autres (à côté de sa distance à la grande ville la plus proche, de son caractère plus ou moins touristique, ou bien encore de son cachet architectural) jouant sur le niveau du capital résidentiel de ses habitants, donc sur leur vote. Pour tenter d’en évaluer l’impact, nous avons retenu un « panier » de sept commerces et services de base – une pharmacie, une boulangerie, une boucherie-charcuterie, une supérette-épicerie, une agence bancaire, un service postal (bureau, agence ou relais) et un médecin généraliste – et nous avons ensuite calculé, sur la base des communes de moins de 1 000 habitants, quel était le score moyen du RN et de ses alliés au premier tour des élections législatives de 2024 en fonction du nombre de ces commerces/services présents dans ces communes (voir graphique 6).

La densité de commerces ou de services présents dans une commune rurale joue électoralement, mais de manière assez limitée sur l’ampleur du vote pour le RN, qui d’une manière générale est élevé dans ces petites communes. Les paramètres comme la distance à la grande ville la plus proche, le cachet ou le statut touristique de la commune semblent peser de manière nettement plus forte sur le capital résidentiel et sur les comportements électoraux. 

Nous avons évoqué précédemment le cas de villages lotois, déplaçons-nous maintenant plus au sud, dans les Pyrénées-Orientales, plus précisément le long de la vallée de la Têt. Perché sur une colline surplombant la rivière et à l’écart de la route nationale reliant Prades à Perpignan, Eus fait partie du club assez fermé des « Plus Beaux Villages de France ». Marquixanes, commune voisine, ne jouit pas du même cachet. Le coeur historique du village est situé sur le bord de la route nationale et, ces dernières années, des extensions pavillonnaires ont poussé sur d’anciennes terres agricoles. Le capital résidentiel des habitants (1 650 euros le mètre carré pour une maison) y est nettement moins élevé qu’à Eus (2 450 euros le mètre carré). Les résultats électoraux portent la marque de ce fort contraste. Au premier tour des élections législatives, la candidate du RN Sandrine Dogor-Such a ainsi obtenu 47,2 % à Marquixanes contre seulement 21,8 % à Eus. 

Toujours dans les Pyrénées-Orientales, mais sur un marché immobilier très différent, celui de la côte Vermeille, on constate également des contrastes électoraux significatifs. Au premier tour des élections législatives, le RN a obtenu 35,7 % dans la très touristique commune de Collioure, alors que les scores étaient nettement plus élevés dans les communes voisines de Cerbère (46,3 %) et de Port- Vendres (47,5 %), elles aussi pourtant situées sur le littoral mais ne bénéficiant pas du même cachet et de la même aura touristique que Collioure. Le marché immobilier intègre cette forte prime de désirabilité dont jouit Collioure, où le prix au mètre carré pour l’achat d’un appartement tutoie les 5 000 euros, alors que les tarifs sont nettement moins élevés – tout en restant chers, car nous sommes sur la côte Vermeille – dans les communes limitrophes de Cerbère (2 900 euros) et de Port-Vendres (3 300 euros).Le capital résidentiel des habitants de ces trois communes varie donc fortement et cela n’est pas sans incidence sur les comportements électoraux.

Autre illustration de l’effet du capital résidentiel sur les comportements électoraux : le cas de la baie de Somme. Dans ce département frontiste, la commune touristique de Saint-Valery-sur-Somme, connue pour sa vieille ville, sa vue sur la baie, ses restaurants et ses hôtels, n’a voté qu’à 36 % pour le RN au premier tour des élections législatives de 2024, alors que le taux moyen enregistré dans les communes limitrophes était nettement supérieur puisqu’il s’établissait à 49,5 %. Bien qu’étant voisines de Saint-Valery-sur-Somme, les autres communes20Cayeux-sur-Mer, Boismont, Pendé, Lanchères, Estreboeuf et Noyelle-sur-Mer. ne bénéficient pas de la même situation sur la baie, ni donc de la même rente touristique. Cette dernière rend Saint-Valery-sur-Somme vivant et animé et permet l’entretien du patrimoine local. Dans cette pimpante commune, une maison vaut en moyenne 3 500 euros le mètre carré, contre seulement 2 200 euros en moyenne dans les communes voisines où les habitants ne jouissent pas du même capital résidentiel.

Le marché immobilier fonctionne donc à une échelle géographique assez restreinte qui va correspondre en zone rurale ou périurbaine à un bassin de vie et en milieu urbain à une ville ou une agglomération. Pour reprendre la grille de lecture bourdieusienne, chacun de ces marchés constitue un « sous-champ du champ global ». Et chacun de ces sous-champs va lui-même être structuré, à son échelle, par les mêmes logiques générales que nous avons détaillées, notamment la logique centre-périphérie. Celle-ci est ainsi par exemple à l’oeuvre y compris à l’échelle d’une ville comme Paris. La désirabilité et l’attrait pour un quartier sont d’autant plus forts que l’on se rapproche du coeur de la capitale, quand les zones les plus périphériques sont moins prisées. Le prix de l’immobilier, à l’achat comme à la location, rend bien compte de cette structuration du marché parisien, et d’une manière générale le capital résidentiel des habitants décroît au fur et à mesure que l’on se rapproche du périphérique. Cette donnée pèse depuis longtemps sur la géographie électorale parisienne (voir carte 8). Le vote RN y est certes en moyenne nettement moins élevé qu’ailleurs en France (au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen n’a recueilli que 5,4 % des voix à Paris contre une moyenne nationale de 23,1 %), car la capitale constitue le pôle le plus désirable du champ constitué par le marché immobilier national. Mais le gradient centre-périphérie s’observe également dans Paris intra-muros, avec des scores les plus élevés qui se concentrent à quelques exceptions près sur le pourtour du périphérique21C’est le cas notamment de certains bureaux de vote comprenant dans leur périmètre une caserne de la Garde républicaine ou le ministère de l’Intérieur.. Ces bureaux de vote correspondent pour l’essentiel à des quartiers d’habitat social érigés sur les anciennes fortifications et en bordure du périphérique, quartiers les moins recherchés de Paris et dans lesquels le capital résidentiel est peu élevé à l’échelle de la capitale. À l’inverse, dans la capitale, Marine Le Pen a enregistré ses moins bons résultats dans les arrondissements centraux, les plus désirables : 4 % dans le VIe arrondissement, 4,5 % dans le Ve arrondissement et 4,6 % dans la zone regroupant les Ier, IIe, IIIe et IVe arrondissements.

La relation entre capital résidentiel et propension à voter pour le RN ne s’observe pas uniquement dans le cas d’individus habitant dans des territoires ou des quartiers peu cotés et qui expriment plus ou moins consciemment par leur vote RN leur frustration vis-à-vis de leur statut de dominés dans le champ immobilier local ou leur insatisfaction de devoir vivre dans une zone de relégation ou moins bien valorisée que celle dans laquelle ils souhaiteraient habiter. Dans certains cas, on observe également un autre type de lien causalité. Il s’agit de territoires voisins de communes ou de quartiers comptant d’importantes populations issues de l’immigration. Tout se passe comme si, dans ces territoires limitrophes, le rejet de l’immigration se combinait avec le souci de préserver son capital résidentiel. Le vote RN agit alors comme un moyen symbolique de maintenir à distance les familles issues de l’immigration, dont l’arrivée dans le quartier ou la commune se traduirait automatiquement, selon les habitants actuels, par une dévalorisation de la réputation du quartier/de la commune et des écoles et établissements scolaires qui s’y trouvent22La réputation d’une école ou d’un collège constitue une composante importante de la cote d’un quartier ou d’une commune.. Les cas des communes périurbaines jouxtant les villes de Creil, dans l’Oise23Saint-Leu-d’Esserent, Apremont, Villers-Saint-Paul, Aumont-en-Halatte, Brenouille et Angicourt., et de Montereau-Fault- Yonne, en Seine-et-Marne24Forges, Cannes-Écluse, Varennes-sur-Seine, La Grande Paroisse, Saint-Germain-Laval et Marolles-sur-Seine. , deux villes comptant des quartiers à très fortes concentrations de populations issues des immigrations, illustrent bien l’existence de ce « vote préventif » et de préservation d’un capital résidentiel (voir graphique 7). Au premier tour des élections législatives de 2024, le vote RN est deux fois plus élevé dans les communes périphériques qu’à Creil et le survote s’établit en moyenne à 15 points dans le cas de Montereau et de sa périphérie immédiate.

Les électeurs qui pratiquent ce « vote préventif » sont soit des habitants historiques de leur commune ou de leur quartier, soit des personnes qui ont quitté des quartiers marqués par une forte immigration, qui sont venus s’y installer avec la volonté de fuir ou de mettre à distance ces populations issues de l’immigration. Dans des départements du pourtour francilien comme l’Oise ou la Seine-et-Marne, la hantise de ces électeurs est « d’être rattrapés par la banlieue ». On guette alors avec anxiété toute arrivée de familles issues de l’immigration dans l’environnement de proximité ou tout signe d’une installation de ces populations : épicerie orientale, kebabs, barbershop, boucherie halal… La multiplication de ce type de commerces dans la ville ou le quartier annoncent une double menace pour ces électeurs : la dévalorisation de leur capital résidentiel et une modification substantielle de la composition démographique de la population. Dans sa monographie consacrée aux électeurs frontistes du sud-est de la France, Félicien Faury évoque notamment le cas de cette électrice RN ayant déjà déménagé plusieurs fois et qui scrute avec angoisse l’éventuelle apparition de linge séchant aux fenêtres, qui serait pour elle un indice irréfutable de la présence d’« Arabes » dans son quartier, qu’il conviendra alors de quitter sans plus attendre25Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Paris, Seuil, 2024.. On notera que cette électrice est locataire, ce qui la rend plus mobile. La situation est plus problématique encore aux yeux des électeurs RN qui sont propriétaires. Le capital résidentiel qu’ils ont parfois chèrement acquis se dévaluant avec l’arrivée de populations issues de l’immigration, ils se retrouvent « coincés » et, dans l’impossibilité de vendre à un « prix correct », ne peuvent pas quitter le quartier ou la commune. Cette situation ne fait souvent que les renforcer dans leur hostilité aux populations issues de l’immigration, comme on le constate par exemple dans certains quartiers pavillonnaires ou vieux noyaux villageois jouxtant des grandes cités HLM du nord de Marseille (voir carte 9).

VI. L’apport du modèle « structure-résidu » pour illustrer l’influence propre du capital résidentiel sur le vote RN

Au travers des nombreux exemples que nous avons cités, nous avons vu comment le niveau de vote RN était souvent indexé sur le capital résidentiel. L’utilisation de la méthode d’analyse dite « structure-résidu » développée par certains chercheurs en géographie électorale va permettre d’en donner une illustration plus systématique et également de montrer en quoi ce capital résidentiel n’est pas réductible au seul capital économique d’un individu ou d’une population donnée. En s’appuyant sur les données détaillées du vote des différentes catégories professionnelles fournies par les instituts de sondage au plan national et sur les chiffres du recensement qui détaillent la proportion de chaque CSP dans la population de chaque commune, on calcule dans un premier temps pour chaque commune ce qu’on appelle un « vote théorique ». Celui-ci est calculé en partant du principe que les différentes composantes de la population locale ont eu le même comportement électoral que leur CSP au niveau national. Ainsi, en se basant sur les données de l’Ifop sur le premier tour de l’élection présidentielle de 2022, on considérera que dans chaque commune, les ouvriers ont voté à 35 % pour Marine Le Pen, à 27 % pour Jean-Luc Mélenchon, à 17 % pour Emmanuel Macron, et ainsi de suite pour chaque catégorie socioprofessionnelle. Une fois ce vote théorique calculé pour chacune des communes françaises, on peut le comparer avec les résultats effectifs des votes dans chaque commune tels que publiés par le ministère de l’Intérieur. L’écart observé entre les scores réels et le vote théorique est appelé « résidu ». Il peut être plus ou moins élevé. Plus il sera conséquent, et plus l’« effet résiduel26Inversement, on parle dans ce modèle d’« effet structurel » pour évoquer l’effet engendré par la composition sociologique de la population et qui joue un rôle de premier plan dans la structuration de la géographie des votes. » sera important, indiquant que des facteurs locaux autres que la composition sociologique de la population ont joué.

Céline Colange, de l’université de Rouen, que nous remercions ici vivement pour son aide, s’est livrée à cet exercice et a cartographié l’effet résiduel pour le vote Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 (voir carte 10). On s’aperçoit que l’effet résiduel est faible sur toute une partie du territoire (teintes en bleu pâle et jaune pâle), ce qui signifie que le vote de classe (ou « effet structurel ») a été puissant et que dans ces endroits les électeurs ont suivi les mêmes inclinaisons électorales, inclinaisons conditionnées par leur appartenance à telle ou telle catégorie socioprofessionnelle. Mais, dans certaines régions, la carte indique que le vote en faveur de Marine Le Pen a été significativement plus élevé que ce qu’il aurait dû être au regard de la composition sociologique de la population locale (zones en orange et rouge). C’est le cas, par exemple, dans toutes les zones rurales ou périurbaines du grand quart nord-est de la France, mais aussi du nord de la Gironde ou de l’arrière-pays méditerranéen, soit des territoires dont la désirabilité et donc le capital résidentiel des habitants sont assez faibles.

Symétriquement, ressortent en bleu foncé de nombreux espaces où les scores de Marine Le Pen sont nettement inférieurs à ce que l’on aurait pu attendre au regard de la composition sociologique de la population locale. On voit ainsi apparaître l’armature urbaine du pays, avec notamment l’agglomération francilienne mais aussi celles de Rouen, d’Amiens, d’Arras ou de Lille, qui ressortent tels des îlots bleus entourés de zones rouges. D’autres métropoles importantes se distinguent aisément : Caen, Rennes, Nantes, Angers, Bordeaux, Toulouse, Grenoble ou Lyon. Dans leur champ immobilier régional respectif, toutes ces agglomérations constituent des pôles d’attraction et le prix du mètre carré y est plus élevé que dans les espaces périurbains ou ruraux environnants. Autres lieux à forte désirabilité résidentielle ressortant en bleu : les zones touristiques. On peut ainsi citer les littoraux breton et aquitain, mais également les massifs alpin et pyrénéen, la route des vins d’Alsace et celle de Bourgogne ou bien encore les terroirs de la « ruralité heureuse » de la Drôme provençale, du Lot, de l’Aveyron, du Gers ou des Landes et des Pyrénées-Atlantiques. Last but not least, un liseré bleu surligne également la frontière suisse.

Qu’il s’agisse des métropoles, des zones touristiques ou de la frontière suisse, tous ces territoires ont en commun d’être désirés sur le plan immobilier, ce qui engendre pour leurs heureux habitants un capital résidentiel élevé. Le modèle structure-résidu nous montre ainsi l’effet spécifique et autonome du capital résidentiel sur le vote RN. Dans toutes ces zones, le vote Le Pen à l’élection présidentielle de 2022 (et RN aux élections législatives de 2024) y est en effet nettement inférieur à ce que la composition sociologique de la population locale27La composition sociologique de la population et, partant, la CSP des individus définissent leur capital économique. devrait produire électoralement. Inversement, dans bon nombre de zones rurales ou périurbaines bénéficiant d’une assez faible cote immobilière, le vote RN est nettement supérieur à ce que la seule CSP et le seul capital économique des habitants laisseraient augurer.

Ce faisant, l’analyse structure-résidu mettant en lumière l’influence du capital résidentiel sur le vote RN permet également de compléter utilement l’approche via l’indice IPI en apportant des éléments de réponse à l’anomalie francilienne sur laquelle nous avons buté à plusieurs reprises.

Conclusion – Empathie de point de vue et homologie de situation

Comme on l’a vu, le RN a acquis une audience très importante parmi la population résidant dans des communes rurales ou dans des petites villes situées à distance des grandes métropoles. Ce soutien repose de notre point de vue sur deux ressorts sociologiques puissants, que le RN a su travailler et renforcer au fil des ans. Il s’agit d’abord ce que nous appelons l’« empathie de point de vue ». Pour fixer leur vote sur un candidat ou un parti, beaucoup d’électeurs regardent d’abord si le diagnostic porté par telle ou telle personnalité politique sur l’état du pays correspond à celui qu’eux-mêmes font sur la France : « Est-ce que le regard que porte tel candidat correspond à ce que je peux voir de la France, depuis ma fenêtre, depuis ma vie à moi ? De quels sujets parle-t-il en priorité ? Les problèmes majeurs qu’il identifie sont-ils ceux qui me préoccupent et qui me semblent prépondérants dans ma région ?… » Si le diagnostic est partagé, il y a de fortes probabilités que l’électeur opte pour ce parti. A fortiori si une seconde condition est remplie par rapport à une autre question : « Est-ce que dans le tableau que ce parti/candidat dresse de la France, moi et les miens figurons en bonne place ? » Si la réponse est positive se met alors en place une empathie de point de vue entre l’électeur et le candidat. Et on peut se souvenir alors de la réponse d’une électrice calaisienne à Raphaël Glucksmann qui la questionnait sur la raison de son vote en faveur de Marine Le Pen : « Vous savez, Marine, c’est la seule qui n’a pas honte de nous sur la photo. » 

Si les réponses au double questionnement que nous évoquons sont négatives, l’électeur « zappe » très rapidement. Le candidat ou le parti étant jugé hors sol ou parlant de sujets qui ne le concernent pas, l’électeur considérera que ce n’est même pas la peine d’aller plus loin, ni de prêter attention à ses propositions. En revanche, si les réponses au double questionnement sont positives, un lien puissant de proximité peut se construire entre l’électeur et le candidat ou le parti. C’est ce que le RN a réussi à bâtir vis-à-vis de pans entiers de l’électorat. Quand ces électeurs appellent « Marine » et « Jordan » par leur prénom, c’est comme si ces deux personnes faisaient partie de leur famille ou de leur cercle d’amis. En parlant d’immigration, de sécurité, de pouvoir d’achat, le RN est en phase avec une part significative de la population. Parallèlement, en plaçant la problématique du passage à la voiture électrique en 2035 au coeur de sa campagne des élections européennes, en promettant de baisser drastiquement les taxes sur les carburants, le RN cultive sa proximité avec ceux qui constituent le « peuple de la route », c’est-à-dire ceux qui dépendent de la voiture au quotidien et qui résident souvent à distance des grandes métropoles28Sur le sujet, voir Félix Assouly, Salomé Berlioux, Victor Delage, Jeunesse et mobilité : la fracture rurale, une enquête de l’Institut Terram et de Chemins d’avenirs avec Ifop, mai 2024.. L’empathie de point de vue cultivée avec cette population a porté ses fruits, puisque les électeurs les plus dépendants de l’automobile ont massivement voté pour les candidats RN, quand le public moins dépendant (et résidant tendanciellement davantage dans les grandes agglomérations) soutenait beaucoup moins ce parti (voir graphique 8).

De la même façon, quand dans le débat de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 2022 Marine Le Pen prit comme exemple une famille se chauffant au fioul pour illustrer sa mesure sur la baisse de la TVA sur les produits énergétiques, elle envoyait un message subliminal à toute cette France qui se chauffe au fioul et qui se trouve en général à l’écart des grandes métropoles. 

Cette empathie de point de vue et cette proximité sont également cultivées par le RN au travers de sa stratégie de campagne. Ce parti organise préférentiellement ses meetings et les déplacements de ses candidats non pas dans les Zénith des capitales régionales ou dans les métropoles mais dans des petites villes ou des zones rurales. De la même façon, les principales figures du parti ne sont pas investies dans des circonscriptions urbaines mais dans des circonscriptions électoralement favorables, situées dans cette France périphérique. Marine Le Pen a ainsi posé de longue date son dévolu sur la circonscription d’Hénin-Beaumont, dans le bassin minier du Pas-de- Calais, tandis que Sébastien Chenu est élu dans la circonscription de Denain, dans le Valenciennois, que Jean-Philippe Tanguy représente les cantons ruraux de la 4e circonscription de la Somme et que Laurent Jacobelli est élu de la 8e circonscription de la Moselle, qui comprend notamment les cantons de Florange et de Fameck. 

Le choix d’un territoire d’élection n’est pas anodin car il ancre symboliquement le responsable politique dans une géographie sociale. Jadis, les principaux dirigeants du Parti communiste français (PCF) étaient investis soit dans la banlieue rouge29Par exemple, Jacques Duclos a ainsi été député de Saint-Denis-Aubervilliers et Georges Marchais du Val-de-Marne., soit dans des bassins miniers ou industriels, car il s’agissait de montrer que ce parti incarnait la classe ouvrière. Aujourd’hui, les ténors macronistes sont tous élus dans les départements très privilégiés des Yvelines ou des Hauts-de-Seine, les cadres de La France insoumise (LFI) ayant symétriquement investi l’est parisien et les circonscriptions de banlieue. Chacun de ces trois blocs politiques représente une île de l’archipel français et le RN s’y pose en défenseur de la France périphérique. Toute chose étant égale par ailleurs, ce parti est parvenu à proposer un discours articulant ressentiment social et géographique aux préoccupations sécuritaire et identitaire de toute une partie de la population comme Donald Trump l’a fait aux États-Unis30Vincent Béal et Max Rousseau, « Trump et J. D. Vance veulent spatialiser et racialiser le conflit de classe, en surfant sur le ressentiment des classes populaires blanches », Le Monde, 8 août 2024..

Parallèlement à l’empathie de point de vue qu’a su développer le RN avec les habitants de ces territoires, il s’appuie aussi sur un autre mécanisme psychosocial qu’on appellera l’« homologie de situation31Les bourdieusins emploient le terme plus sophistiqué d’« homologie structurale ». ». Ce terme désigne l’identification de certains électeurs à des personnalités politiques au regard de leur situation respective et du statut qui est le leur. Ainsi, toute chose étant égale par ailleurs, bon nombre d’électeurs frontistes se disent que ce que les élus du RN subissent dans le système politico-médiatique ressemble à ce qu’eux subissent également dans leur vie quotidienne. Aux yeux de ces électeurs, ce statut de parias, l’hostilité, le mépris de classe ou intellectuel dont sont victimes les représentants du RN renvoient à ce qu’eux aussi vivent à leur niveau. Cela génère des attachements très forts. Le fait que certains députés n’aient pas serré pas la main aux députés RN à l’Assemblée nationale et qu’ils n’aient pas bénéficié d’accès à des postes au sein de la direction de l’Assemblée nationale renforce l’homologie de situation. Beaucoup de ces électeurs se disent alors : « On leur fait subir à eux, là-haut, ce que nous, on subit tous les jours, en bas. Ce sont donc nos candidats. » Au premier tour des élections législatives de 2024, le RN a ainsi recueilli ses meilleurs résultats parmi les actifs qui se jugent particulièrement exposés à la pénibilité au travail32Port de charges lourdes, station debout, gestes répétitifs, expositions au froid, à la chaleur, au bruit et aux produits chimiques, horaires décalés ou de nuit. (voir graphique 9).

C’est la France laborieuse, celle qui trime dure, qui s’est d’abord reconnue dans le RN par homologie de situation, quand les actifs les moins exposés à la pénibilité (qui se recrutent notamment parmi les cadres) optaient préférentiellement pour les candidats macronistes. 

Cette situation de domination ne se ressent pas qu’au travail, on a vu comment elle se déclinait également sur le plan territorial. Elle est également perçue de manière plus diffuse sur le plan culturel. Depuis la fin des années 1980, la France a connu une véritable révolution silencieuse dont les effets ont été très profonds dans la société. La proportion d’une classe d’âge qui accédait au bac est ainsi passée d’un tiers à cette époque à plus de 80 % aujourd’hui. Il s’agit d’un changement sociétal majeur. Mais tout le monde n’a pas été gagnant dans cette nouvelle stratification éducative de la société. Ceux qui aujourd’hui n’ont pas le bac ou juste le bac se retrouvent dans une situation bien plus dévalorisée qu’il y a quarante ans, où la grande majorité d’une classe d’âge n’allait pas jusqu’au bac. Sur le marché professionnel, mais aussi matrimonial ou relationnel, le fait de ne pas avoir atteint ce niveau scolaire vous confine à un statut de relégué, et ce statut vous est rappelé insidieusement au quotidien. On notera que la plupart des figures du RN n’ont pas fait de longues études, à l’instar de Jordan Bardella qui n’a pas validé sa première année de faculté. Durant la dernière campagne électorale, Le Canard enchaîné a publié ses bulletins de notes de première année, qui étaient particulièrement mauvais. Il s’agissait ainsi de le ridiculiser et de lui dénier toute capacité à exercer les plus hautes responsabilités. Mais toute une partie des recalés de la démocratisation scolaire se sont eux aussi sentis méprisés et, par homologie de situation, se sont encore davantage reconnus et identifiés à Jordan Bardella et à son parti. Et c’est précisément dans les segments les plus dominés culturellement que le RN a le plus progressé entre 2022 et 2024 (voir graphique 10).

Et quand l’homologie de situation et le sentiment de relégation ou de domination se déclinent pour certains individus et groupes sociaux à la fois sur le plan culturel, économique, professionnel et aussi géographique, la propension à voter pour le RN atteint alors des niveaux très élevés. C’est précisément ce qu’il s’est produit dans bon nombre de communes rurales ou périurbaines situées à distance des grandes métropoles lors du dernier scrutin. 

à lire aussi

L’imaginaire territorial des marques

Francophonie des territoires : ancrage local, rayonnement international

Très petites entreprises : une force économique pour le développement des territoires