Marianne : Votre note insiste sur le fait que la distance façonne le destin des jeunes ruraux. Pourquoi ces derniers sont-ils restés un impensé dans le débat public ? On les a souvent réduits, écrivez-vous, aux fils d’agriculteur.
Salomé Berlioux : Pendant des décennies, on a oublié de parler des jeunes ruraux, qui représentent pourtant 30 % des 3 à 24 ans. On ignorait ou feignait d’ignorer les obstacles qui jalonnent le parcours des enfants de ces territoires. Aucun débat ne proposait de réfléchir aux faiblesses du modèle qui leur était proposé. La jeunesse rurale était comme gommée de la carte mentale des inégalités en France. Quand on en parlait, c’était effectivement pour les associer aux enfants d’agriculteurs, alors même que ces derniers ne représentent que 5,7 % de la population active rurale.
Depuis peu, les lignes bougent. Les jeunes des territoires sortent peu à peu de l’angle mort. A-t-on enfin collectivement compris qu’il y avait là un sujet crucial, à l’échelle individuelle et collective, avec des conséquences économiques, sociales et politiques pour l’ensemble du pays ? C’est possible, mais on est encore loin du compte.
Avec cette prise de conscience surviennent les risques inhérents à tout thème que l’on défriche : la caricature, les lieux communs, les raccourcis. Ainsi entend-on souvent dire que ces jeunes manquent d’ambition. L’équation paraît simple : parce qu’ils s’orientent plus volontiers que les autres vers les filières professionnelles, parce qu’on les retrouve peu dans les filières sélectives comme les grandes écoles de commerce ou d’ingénieurs, parce qu’ils visent rarement les carrières à l’international, parce que, lorsqu’ils accèdent aux opportunités, ils se positionnent peu comme des modèles qui revendiquent leurs origines rurales, on dit que ces jeunes se contentent de peu.
Dans ce contexte, analyser et comprendre la mobilité sociale et géographique des jeunes ruraux s’impose comme une priorité. La mobilité doit devenir un enjeu central si l’on veut que ces jeunes aient les mêmes chances de réussite que leurs homologues des grandes métropoles. C’est la raison pour laquelle l’Institut Terram et Chemins d’avenirs ont souhaité réaliser cette enquête, avec l’Ifop, en rompant aussi avec l’approche traditionnelle du rural, centrée sur la ville, où les communes rurales sont définies comme celles « n’appartenant pas à une aire urbaine » – au profit d’une classification liée à leur faible densité de population.
« Notre enquête fait état, chiffres à l’appui, d’une jeunesse rurale dont le quotidien est sous-tendu par l’éloignement, rythmé par les déplacements. » L’éloignement et le déplacement : les maux de cette jeunesse ?
Victor Delage : Les kilomètres sont lourds de conséquences sur l’existence des jeunes ruraux, qui, parce qu’ils grandissent loin des opportunités et des services, doivent sans cesse composer avec la distance, pour aller en cours, se cultiver, se rendre chez le médecin, accéder à leur premier emploi…
Cette problématique de la mobilité n’est pas simple à traiter, ne serait-ce que parce que le terme n’est pas autoportant. Parle-t-on de mobilité sociale ou de mobilité géographique ? De mobilité du quotidien à travers les besoins de transports dans la ruralité, comme la voiture ou le ramassage scolaire, ou de capacité pour ces jeunes à bouger au moment de se former et de travailler ? Quand on dit que la mobilité est le grand sujet de la jeunesse rurale, ne fait-on pas plutôt référence au risque d’immobilité pour des jeunes qui, comme tous les autres, devraient avoir le choix ? Autant de sujets que nous avons voulu aborder dans cette vaste enquête afin d’apporter un éclairage inédit sur le sujet.
Il est par ailleurs certain que d’autres freins pénalisent la jeunesse rurale dans la construction de son parcours, par exemple l’inégal accès à l’information en matière d’orientation académique et professionnelle, les fragilités économiques et sociales des foyers de ces jeunes, ou encore la fracture numérique, avec une corrélation entre le débit Internet et la taille de la commune.
Enfin, la stigmatisation des modes de vie et des compétences des jeunes ruraux nourrit leur autocensure, affecte leur estime de soi, voire favorise des moments d’anxiété liés aux incertitudes sur leur avenir. Si la détérioration de la santé mentale de la jeunesse française dans son ensemble inquiète légitimement, nos données montrent que les ruraux sont, comme souvent, les plus affectés : près de huit jeunes ruraux sur 10 disent avoir connu des périodes intenses de stress, de nervosité ou d’anxiété (76%). La moitié d’entre eux parlent d’épisodes de dépression (49%). Plus inquiétant encore, plus d’un jeune rural sur trois affirme avoir déjà eu des pensées suicidaires (35%).
La mobilité des jeunes ruraux est prise dans les injonctions contradictoires, à commencer par celles consistant à savoir s’ils doivent partir ou rester. La problématique se pose-t-elle comme cela ?
Salomé Berlioux : La vraie question devrait être celle du choix de ces jeunes. Et de leur liberté de bouger pour aller vers la formation ou le métier le plus en adéquation avec leurs aspirations et leurs compétences. Que cette formation ou ce métier se trouvent dans la commune d’à côté ou à l’autre bout de la France.
Aujourd’hui, sept formations sur dix se situent dans les grandes métropoles. Mécaniquement, un grand nombre de jeunes ruraux doit s’y rendre pour étudier. C’est là où l’on a effectivement intérêt à ne pas faire peser d’injonctions contradictoires ou de représentations culpabilisatrices sur les épaules de ces jeunes. Les jeunes ruraux ne doivent rien à leur territoire, pas plus qu’un jeune Parisien ne doit quoi que ce soit à Paris. D’ailleurs, on ne demande jamais à un jeune Parisien de rester à Paris pour participer au dynamisme de sa métropole d’origine ! Celui-ci a un terrain d’expérimentation et de projections infini : à Paris, à Lyon, à Nantes, à la campagne dans la Drôme, dans l’Ain, ou même à l’étranger. Un jeune Parisien a le choix.
La question de partir à l’étranger modélise bien le déterminisme territorial. À titre d’exemple, si le désir de s’ouvrir au monde n’est pas l’apanage des jeunes urbains, avec 77 % des jeunes ruraux qui affirment qu’ils aimeraient un jour vivre à l’étranger, encore faut-il que cette envie n’en reste pas au stade de fantasme et qu’elle puisse ensuite se réaliser concrètement. Or, seul un jeune rural sur 10 a déjà eu cette opportunité pour une période excédant trois mois. La libre circulation de la jeunesse est loin d’être une réalité pour tous.
Vous insistez sur « l’absolue nécessité de posséder une voiture »…
Victor Delage : La vie à la campagne impose un rythme où la gestion de la distance et des transports s’avère être une compétence essentielle pour les jeunes. Cette situation débute dès le plus jeune âge, 94 % des jeunes ruraux étant scolarisés hors de leur commune. La distance parcourue ne fait qu’augmenter avec l’avancée dans le parcours scolaire : en moyenne, 11,3 kilomètres pour le collège, puis 23,2 kilomètres pour le lycée. Cet éloignement ne se limite pas à l’école. Il concerne aussi l’accès aux loisirs, aux sports, aux associations… La dépendance aux transports est totale. Or, à la problématique des kilomètres s’ajoute celle d’une offre de transports en commun insuffisante, qui ne compense pas l’éloignement : 53 % des jeunes ruraux déclarent être mal desservis par le réseau de bus, contre seulement 14 % chez les jeunes urbains, soit 39 points d’écart. Même estimation pour le train, avec 62 % des jeunes ruraux qui s’estiment mal desservis versus 24 % des jeunes urbains.
Posséder une voiture devient donc très vite vital. Les trois quarts des jeunes ruraux (77 %) passent d’ailleurs leur permis de conduire entre 18 et 24 ans. Et 69 % des 18-29 ans utilisent quotidiennement leur véhicule, soit 31 points de plus que leurs homologues urbains. L’usage de la voiture augmente également avec l’âge : 53 % des jeunes ruraux entre 18 et 24 ans passent plus de 30 minutes par jour au volant, proportion qui monte à 60 % chez les 25-29 ans. Seuls 5 % d’entre eux déclarent ne pas en avoir à la maison, contre 20 % chez les jeunes urbains. Lorsque plusieurs membres d’un foyer sont en âge de travailler, il est courant de posséder une voiture supplémentaire. Selon nos données, deux tiers des foyers ruraux en possèdent au moins deux, contre seulement un tiers des foyers urbains.
Même en cas de difficultés financières, cette dépense reste prioritaire en zone rurale, avec des conséquences notables sur les ressources familiales. Le budget mensuel moyen pour les transports d’un jeune rural s’élève à 528 euros par mois, dont 461 euros pour le véhicule individuel et 67 euros pour les transports en commun. C’est 221 euros de plus que ce que dépensent chaque mois les jeunes urbains pour se déplacer (307 euros), soit une différence annuelle de 2 652 euros. Les crises sociales récentes, comme le mouvement des Gilets jaunes, ont d’ailleurs mis en évidence cette profonde fragilité des campagnes françaises face à l’inflation du coût du carburant.
L’éloignement géographique est donc une source de privation, voire de frustration…
Salomé Berlioux : En France, on a beaucoup de retard dans l’étude de ce que les kilomètres signifient pour le présent et le futur des jeunes ruraux. À titre d’exemple, il n’existait pas, pendant longtemps, de travaux précis sur les conséquences du temps passé par un collégien ou un lycéen dans les transports pour se rendre en cours. Il a fallu attendre 2018 pour que soit créé un tel indice d’éloignement.
Notre enquête montre que les jeunes ruraux passent en moyenne 2 h 37 dans les transports chaque jour. C’est 42 minutes de plus que les urbains. Cette particularité dans la vie des jeunes ruraux se retrouve dans tous les domaines. Ces jeunes sont notamment contraints par la distance pour se rendre en cours, s’engager dans une association, faire les courses, effectuer une démarche administrative, recevoir des soins… Lorsqu’ils ne peuvent parcourir cette distance, ils en viennent effectivement à se priver : la moitié des jeunes ruraux (49 %) a ainsi déjà renoncé à la pratique d’activités culturelles et de loisirs en raison de contraintes de déplacement ou de mode de transport. Ce pourcentage atteint même 57 % pour les jeunes des territoires très peu denses.
Les effets de distance sont également redoutables lors de la recherche d’un emploi. Quatre jeunes ruraux sur dix (38 %) ont déjà renoncé à un entretien d’embauche faute de moyens de transport. C’est deux fois plus que les jeunes urbains (19 %). Nos résultats sont d’ailleurs corroborés par une enquête du Laboratoire de la Mobilité Inclusive : en France, en 2018, 46 % des jeunes ruraux déclaraient avoir refusé un travail ou une formation faute d’avoir un moyen de transport pour se déplacer. Les problèmes ne s’effacent pas une fois en poste, avec près de la moitié des jeunes ruraux (45 %) qui disent rencontrer des difficultés pour se rendre au travail et 67 % des 25-29 ans qui estiment risquer de perdre leur emploi si leur mode de transport actuel venait à manquer.
Comment ces distances façonnent-elles jusqu’à l’identité politique, de ces jeunes ?
Victor Delage : La situation de la jeunesse rurale, invisibilisée depuis des décennies, sans doute parce qu’elle vit loin des centres de décisions et de manière éclatée sur le territoire français, n’est pas sans conséquence politiquement. Cette jeunesse ne se sent toujours pas représentée, ni dans ses inquiétudes, ni par quelqu’un qui lui ressemblerait, qui comprendrait ses enjeux et chercherait à les traiter. Ses préoccupations et ses besoins concrets lui semblent incompris de ceux qui la gouvernent. Cela se traduit politiquement lors des échéances électorales par une abstention massive ou un vote en faveur de partis protestataires, le RN en tête.
Au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, 39,6 % des jeunes ruraux ont ainsi voté pour Marine Le Pen. C’est plus du double des jeunes urbains (18,1 %). À l’inverse, les jeunes ruraux se sont beaucoup moins tournés vers Emmanuel Macron (16,8 %) que leurs homologues urbains (24,3 %) mais aussi moins vers Jean-Luc Mélenchon (16,2 % contre 27,6 %). Ce vote en faveur de la droite radicale est particulièrement marqué chez ceux dont la mobilité quotidienne est difficile. Plus le temps passé en voiture est long, plus le soutien à Marine Le Pen augmente : 34 % pour ceux qui passent moins de 30 minutes par jour en voiture, 43 % entre 30 et 59 minutes, 42 % entre 1 et 2 heures, et 49 % pour ceux qui dépassent les deux heures. L’isolement géographique perçu est également déterminant. Ainsi, 36 % des jeunes ruraux vivant dans une petite ville, 41 % dans un village, et 46 % dans un hameau ont voté pour Marine Le Pen.
Comment réenchanter les perspectives de ces jeunes ?
Victor Delage : À catégorie socioprofessionnelle équivalente, à résultats scolaires équivalents, les jeunes des zones rurales et des petites villes demeurent entravés dans leurs aspirations. C’est aux parcours des élèves que l’on remarque les différences entre urbanité et ruralité. À titre d’exemple : on remarque pour les jeunes ruraux une orientation plus fréquente vers l’enseignement professionnel après la troisième et une moindre obtention du baccalauréat.
Il ne s’agit donc probablement pas tant de « réenchanter » les perspectives de ces jeunes, que de leur permettre d’être libres de choisir leur parcours, au même titre qu’un jeune urbain qui peut vivre à Paris, Lyon ou Bordeaux sans que cela comporte une série de conséquences limitantes pour son avenir.
Salomé Berlioux : La distance, le temps nécessaire aux jeunes ruraux pour accéder aux loisirs, aux activités ou aux services les conduit à arbitrer, à se priver. Pas une fois, pas deux, mais régulièrement. Face à cette réalité qui crée une communauté de destin entre les jeunes ruraux, la seule solution est d’intégrer de façon systématique les contraintes rurales dans la conception et le déploiement de politiques publiques et des dispositifs privés.