(Re)mettre Walincourt sur la carte

Auteur(s)

Jérôme Fourquet est diplômé de l’Institut d’études politiques de Rennes et titulaire d’un DEA de géographie électorale (université Paris-VIII). Avec vingt-cinq ans d’expérience dans les études d’opinion (CSA, Ifop), il intervient sur toutes les enquêtes d’actualité. Ses pôles d’expertise portent notamment sur les enjeux électoraux, les sujets économiques et sociaux, les fractures territoriales et les mutations socioculturelles. Il a récemment publié L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (Seuil, 2019), La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie (avec Jean-Laurent Cassely, Seuil, 2021), La France d’après. Tableau politique (Seuil, 2023) et Métamorphoses françaises : état de la France en infographies et en images (Seuil, 2024).

Résumé

Ces dernières années s’est opérée une prise de conscience d’une hyperfocalisation sur Paris et sur quelques grandes métropoles régionales dans le débat public, phénomène qui s’est mécaniquement accompagné d’une relégation au second plan de pans entiers du territoire. La parution récente du film « En fanfare » et son succès constituent l’un des symptômes de ce regain d’intérêt pour la province mais il éclaire également les transformations que le pays a connues au cours des dernières décennies. Ainsi, à travers l’opposition des deux personnages principaux, le film renvoie au clivage entre les « Somewhere », profondément ancrés dans leurs territoires, et les « Anywhere », ces élites mobiles et mondialisées. L’étude s’intéresse également à l’impact de la désindustrialisation et à la transformation de l’identité ouvrière, tout en soulignant l’influence croissante de l’américanisation sur la culture populaire. Cette autonomisation de la France périphérique n’est pas que culturelle, elle concerne aussi les modes de vie et les choix électoraux, qui s’opposent en tout point aux consignes émanant de la France d’en haut. La congruence de cette autonomisation culturelle et électorale traduit une sécession politique croissante. À son niveau, « En fanfare » essaie de lancer des ponts entre deux mondes de plus en plus éloignés.

Synthèse

Ces dernières années s’est opérée une prise de conscience d’une hyperfocalisation sur Paris et sur quelques grandes métropoles régionales dans le débat public, phénomène qui s’est mécaniquement accompagné d’une relégation au second plan, voire souvent d’un effacement, de pans entiers du territoire. La parution récente du film En fanfare et son succès en salles constituent l’un des symptômes de ce regain d’intérêt pour la province mais le film éclaire également les transformations que le pays a connues au cours des dernières décennies.

Dans La vie est un long fleuve tranquille (1988), les deux familles incarnant les milieux populaires et la bourgeoisie vivaient dans la même ville du Nord-Pas-de-Calais. Trente-six ans plus tard, dans En fanfare, l’histoire se déroule de nouveau dans cette région mais les deux personnages principaux ne vivent plus dans la même ville. La distance sociale sur laquelle reposait La vie est un long fleuve tranquille se double désormais d’une distance géographique. Jimmy, le représentant de la classe populaire, habite à Walincourt, dans le bassin minier, alors que Thibaut, le représentant de la bourgeoisie, a grandi à Meudon, vit en région parisienne et voyage dans le monde entier. Il correspond à ce que David Goodhart a appelé un « Anywhere », quand son frère Jimmy présente toutes les caractéristiques d’un « Somewhere ». Ces modes de vie très différents influent mécaniquement sur la construction des identités et sur le sentiment d’appartenance géographique. Ce nouveau clivage socioculturel et identitaire très profond s’est manifesté électoralement une première fois lors du référendum de Maastricht en 1992 et avec encore plus de force lors du référendum de 2005.

Cette fracture ne s’est pas résorbée dans les années qui suivirent. Alors que les Gilets jaunes agitaient souvent des drapeaux français ou régionaux et avaient fièrement inscrit le numéro minéralogique de leur département sur leurs vêtements fluo, le camp macroniste comptait de nombreux adeptes de la start up nation et de la construction européenne. À Lallaing (alias Walincourt dans le film) et dans les communes voisines, le mouvement des Gilets jaunes fut suivi, alors que Meudon et les Hauts-de-Seine ne se reconnurent guère dans ce mouvement.

Historiquement, le fossé s’est creusé dans une génération de jeunes provinciaux, au moment où certains restaient sur place tandis que les autres partaient étudier dans la grande ville universitaire de la région ou « montaient à Paris ». Ces écarts d’expérience de vie et d’exposition à l’altérité s’amplifient depuis une vingtaine d’années avec l’avènement d’une « génération Erasmus ». Les heureux bénéficiaires de ce dispositif demeurent toujours minoritaires au sein de leur génération mais ils constituent désormais un segment conséquent de la jeunesse française, qui a développé un référentiel propre.

En fanfare se déroule dans le bassin minier du Nord, territoire marqué par l’activité charbonnière, dont l’arrêt a constitué un véritable traumatisme. La génération de Jimmy n’a pas vécu directement la fermeture des mines mais elle a grandi dans des familles et un environnement social fortement affectés par ce drame.

Pour faire face au déclin du secteur charbonnier, les pouvoirs publics ont encouragé l’implantation d’autres activités industrielles. Mais, à partir des années 1990, le Nord-Pas-de-Calais, à l’instar d’autres régions industrielles hexagonales, va être victime de l’immersion dans le grand bain de la globalisation avec la fermeture de sites de production, mais aussi la délocalisation de l’appareil de production, notamment en Europe de l’Est, comme c’est le cas dans le film. Ces bouleversements économiques ont particulièrement frappé la population masculine, qui composait la majorité des ouvriers dans l’industrie lourde. Ces hommes ont certes perdu leur emploi, mais aussi leur estime de soi et leur statut social. Dans une société tertiarisée, leurs femmes ou compagnes ont davantage su trouver des emplois dans le commerce, la fonction publique ou les services à la personne.

Plus globalement, les structures familiales ont été fragilisées. La mise en regard de La vie est un long fleuve tranquille et d’En fanfare, est de nouveau éclairante. À la fin des années 1980, bien qu’en proie à une situation financière des plus précaires, la famille Groseille est unie et les parents ne sont pas séparés. Près de quarante ans plus tard, Jimmy a grandi dans une famille d’accueil et n’a jamais connu son père, qui a quitté très rapidement sa mère. Lui-même est séparé de la mère de sa fille.

Dans En fanfare, plusieurs indices trahissent l’ampleur de l’américanisation qu’a connue notre pays au cours des dernières décennies et les formes spécifiques que ce processus culturel a revêtues dans les milieux populaires. Plusieurs scènes permettent d’opérer une généalogie des strates qui se sont sédimentées pour former la couche culturelle yankee. La première se dépose au début des années 1960, avec notamment l’importation du phénomène des majorettes. Dans En fanfare, la mère des deux personnages principaux faisait partie d’une troupe de majorettes. Une deuxième strate s’est déposée à partir du début des années 1990, avec l’engouement pour la musique et la danse country. De nombreux clubs de country se constitueront un peu partout en France, comme à Walincourt. Le film met également en scène des jeunes acteurs s’essayant au rap, illustrant la troisième strate, qui s’est déposée progressivement à partir du milieu des années 1990.

L’attrait parfois inconscient pour la culture américaine ne se manifeste pas uniquement dans les goûts musicaux ou artistiques. Il s’est également exprimé par l’engouement pour les prénoms anglo-saxons. À son frère Thibaut qui a grandi ailleurs et qui lui demande ce que cela aurait changé s’il avait vécu à Walincourt, Jimmy répond : « Déjà, t’aurais un prénom normal, tu te serais appelé Jordan. » Bien que les attributs de la couche yankee adoptée par les milieux populaires soient moqués, ils sont toujours pratiqués dans toute une partie de la France périphérique. Il en va ainsi du choix des prénoms anglo-saxons, principalement donnés dans les milieux populaires, qui ne cherchent plus à adopter les codes et les références culturels des catégories supérieures. Cette autonomisation des milieux populaires de la France périphérique n’est pas que culturelle et ne concerne pas que les modes de vie. Elle se décline également politiquement avec des choix électoraux qui s’opposent en tout point aux consignes émanant de la France d’en haut. La congruence de cette autonomisation culturelle et électorale traduit une sécession politique croissante.

Introduction – En fanfare, une œuvre de salubrité civique

Lors du renouvellement de l’attribution des fréquences de la TNT, l’Arcom a choisi de confier une fréquence au groupe Ouest-France. Si le non-renouvellement de l’autorisation d’émettre de la chaîne C8 a retenu l’attention du monde médiatique et du public, le choix de Ouest-France représente une décision importante, s’inscrivant en rupture avec l’histoire de notre paysage médiatique. Nulle part chez nos voisins, la production médiatique et, partant, le regard porté sur l’actualité et la société ne sont aussi concentrés dans la capitale. En Allemagne, par exemple, la Frankfurter Allegemeine Zeitung est éditée à Francfort, la Süddeutsche Zeitung à Munich et Die Welt à Hambourg. En France, la rédaction de tous les quotidiens et hebdomadaires nationaux est sise à Paris, tout comme celles des radios et des télévisions nationales. En attribuant une fréquence de la TNT au groupe Ouest-France, qui portait un projet d’une télévision faite depuis la province, l’Arcom a sans doute voulu commencer à remédier à ce déséquilibre patent.

Plus globalement, cette décision s’inscrit dans la (trop) lente prise de conscience de cette hyperfocalisation sur Paris et sur quelques grandes métropoles régionales dans le débat public, phénomène qui s’est mécaniquement accompagné d’une relégation au second plan, voire souvent d’un effacement, de pans entiers du territoire et des très nombreux habitants qui continuaient d’y vivre. Nous ne nous livrerons pas ici à l’établissement de la chronologie de cette prise de conscience. Indiquons-en cependant quelques étapes marquantes. En 2010, la publication par Christophe Guilluy de Fractures françaises et l’intense débat suscité par cet ouvrage ont initié la réflexion1Christophe Guilluy, Fractures françaises, Françoise Bourrin Éditeur, Paris, 2010 (rééd. Champs, 2019).. Puis, en novembre 2018, l’attribution du prix Goncourt au livre de Nicolas Mathieu Leurs enfants après eux, dressant le portrait d’adolescents vivant dans une vallée lorraine frappée par la désindustrialisation, a également participé à ce processus2Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, Actes Sud, Arles, 2018.. Quelques jours plus tard éclatait la crise des Gilets jaunes. Cette montée en puissance du « soft power de la France périphérique », pour parler comme Christophe Guilluy, a été bien diagnostiquée par Jérôme Batout dans un petit livre au titre éloquent : La Revanche de la province3Jérôme Batout, La Revanche de la province, Gallimard, Paris, 2022.. Toujours à l’affût des mouvements d’opinion, les marques commerciales et les grandes enseignes ont également adapté leur communication et leur positionnement face à ce nouveau climat, comme l’a montré Raphaël LLorca dans une récente étude pour l’Institut Terram4Raphaël LLorca, L’Imaginaire territorial des marques, Institut Terram, Fondation Jean-Jaurès, octobre 2024..

Mais, fin novembre 2024, la sortie en salles du film En fanfare et son rapide succès (plus de 2 millions d’entrées mi-janvier 2025) constituent, de notre point de vue, une autre étape dans ce regain d’intérêt et d’attention pour la province dans la production culturelle, artistique et médiatique française. Se déroulant dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais dans la petite ville (imaginaire) de Walincourt et mettant aux prises deux personnages appartenant à des milieux sociaux très éloignés l’un de l’autre, En fanfare traite avec beaucoup de sensibilité de toute une série de problématiques contemporaines et éclaire les métamorphoses profondes que notre société a connues au cours des dernières décennies. Le film pointe notamment le projecteur sur la vie quotidienne d’une France populaire, dont les difficultés sont souvent ignorées et les pratiques culturelles moquées et dénigrées. Ce faisant, le réalisateur Emmanuel Courcol et ses acteurs font oeuvre de salubrité civique en remettant, et de quelle manière, « Walincourt sur la carte », comme disent deux jeunes apprentis rappeurs dans le film.

I. Quand le clivage social se double désormais d’un clivage géographique

1. Des Groseille et des Le Quesnoy aux Somewhere et aux Anywhere

Dans le film d’Étienne Chatiliez La vie est un long fleuve tranquille, sorti en 1988, les deux familles des Groseille et des Le Quesnoy, incarnant respectivement les milieux populaires et la bourgeoisie, vivent dans la même ville du Nord-Pas-de-Calais. Trente-six ans plus tard, dans En fanfare, l’histoire se déroule de nouveau dans cette région mais les deux personnages principaux ne vivent plus dans la même ville. La distance sociale sur laquelle reposait le scénario de La vie est un long fleuve tranquille se double désormais d’une distance géographique. La mise en regard de ces deux films fait bien ressortir l’une des grandes transformations intervenues au cours des dernières décennies, avec la concentration d’une partie des classes aisées dans les grandes métropoles. Dans En fanfare, Jimmy, le représentant de la classe populaire, habite à Walincourt, dans le bassin minier, alors que Thibaut, le représentant de la bourgeoisie, a grandi à Meudon, dans les Hauts-de-Seine, vit en région parisienne et voyage régulièrement à travers le monde pour donner des concerts. Sa compagne vit d’ailleurs à l’étranger. Si l’on reprend les catégories développées par l’essayiste David Goodhart, Thibaut correspond de manière chimiquement pure à ce qu’il appelle un Anywhere, tandis que son frère Jimmy, resté très ancré dans le bassin minier, présente toutes les caractéristiques d’un Somewhere5Voir David Goodhart, Les Deux Clans, Les Arènes, Paris, 2019. Dans ce livre majeur, David Goodhart décrit l’opposition entre les « people from somewhere » (« ceux de quelque part »), partie de la population qui demeure ancrée dans sa région natale et qui n’a pas fait de longues études, et les « people from anywhere » (« ceux de partout »), dotés d’une identité portative, diplômés, à l’aise dans un univers globalisé et mobiles géographiquement.. Et dans la vraie vie, la sédentarité géographique du personnage de Jimmy renvoie d’ailleurs à celle de certaines personnes ayant joué dans le film : quand la fanfare du vrai village de Lallaing, dans le Nord, qui interprète dans le film l’harmonie municipale du village imaginaire de Walincourt, a été invitée à se rendre au Festival de Cannes, une partie de ses membres ont alors pris l’avion pour la première fois de leur vie.

Dans En fanfare, Thibaut a plutôt l’habitude des bains de mer en Italie quand Jimmy, lui, ne connaît que les côtes de la Manche. Et quand Thibaut trouve que l’eau du Touquet est plus froide que celle de la Méditerranée, son frère lui rétorque en riant : « Oui, mais c’est moins loin et c’est moins cher. » Pour Jimmy, le littoral italien demeure ainsi une destination inaccessible, comme elle était déjà fantasmée dans La vie est un long fleuve tranquille par madame Groseille, à qui son mari promettait de l’emmener un jour « sur la Riviera ». Si donc, du côté des milieux populaires, les pratiques et les aspirations en matière de destination de vacances n’ont pas évolué, l’horizon de la bourgeoisie s’est élargi : alors que les Le Quesnoy partaient en vacances pas très loin de chez eux, sur la côte d’Opale, où le père et les enfants pratiquaient la voile et où le gynécologue et sa maîtresse prendront leur retraite, dans En fanfare, Thibaut jouit, lui, d’une mobilité bien plus grande et passe ses vacances bien plus loin que dans la région dans laquelle il vit.

Ces modes de vie très différents influent mécaniquement sur la construction des identités et sur le sentiment d’appartenance géographique. Ce nouveau clivage socioculturel et identitaire très profond s’est manifesté électoralement une première fois lors du référendum sur le traité de Maastricht en 1992, soit quatre ans après la sortie de La vie est un long fleuve tranquille. Ce scrutin a matérialisé l’entrée dans une configuration sociologique et politique nouvelle. La mise en place de ce nouveau paysage avait notamment été repérée par Jacques Pilhan, l’influent conseiller de François Mitterrand. Auscultant pourtant depuis de longues années la société française, le conseiller fut très marqué par les résultats d’une enquête commanditée dans le cadre de la préparation de la campagne référendaire, comme le relate son biographe François Bazin : « Pour Jacques Pilhan, cette enquête est un choc. Un traumatisme absolu qui vient bouleverser en quelques instants sa représentation de l’opinion, sa compréhension des Français et de leurs attentes. Pour lui, désormais, il y aura un avant et un après le 20 juin 1992 [date à laquelle les résultats de l’étude lui seront communiqués]. Il avait vu monter la peur, la déstructuration des anciens clivages, la recomposition progressive de nouveaux imaginaires. Mais pas une coupure aussi brutale entre une France d’en bas et une France d’en haut. “Il va falloir lutter contre deux dangers à la fois qui se nourrissent l’un l’autre : le populisme et le nomenklaturisme”, dit-il aussitôt6François Bazin, Jacques Pilhan, le sorcier de l’Élysée, Plon, Paris, 2009.. »

À l’époque du scrutin sur Maastricht, on ne parlait pas encore des Anywhere et des Somewhere mais l’opposition entre les partisans du oui et du non au référendum renvoyait déjà en bonne partie à cette différence de sentiment d’appartenance et de rapport à la construction européenne7On rappellera que c’est dans le cadre d’une analyse sur les résultats d’un autre référendum européen, celui sur le Brexit, que David Goodhart a forgé les notions de Somewhere et d’Anywhere.. À Meudon, où le personnage de Thibaut est censé avoir grandi, le oui s’imposa largement avec 63,1 % des suffrages, quand Lallaing (alias Walincourt dans le film), commune où a grandi et où vit le personnage de Jimmy, votait à 65,2 % pour le non. Cette ligne de faille s’est exprimée avec encore plus de force en 2005, lors d’un nouveau référendum, portant cette fois sur l’adoption d’une constitution européenne : alors que l’écart de score n’était que de 28 points entre Meudon et Lallaing au moment de Maastricht, il atteignait alors près de 46 points8Le oui l’a emporté avec 65,2 % des voix à Meudon, tandis que le non a rassemblé 80,7 % des suffrages à Lallaing..

2. Retour sur la crise des Gilets jaunes

Cette fracture ne s’est pas résorbée dans les années qui ont suivi, bien au contraire. Dans un éclair de lucidité, Raphaël Glucksmann déclarait en 2018 : « Quand je vais à New York ou à Berlin, je me sens plus chez moi culturellement, que quand je me rends en Picardie. Et c’est bien ça le problème9Déclaration du 28 octobre 2018 (https://x.com/28minutes/status/1054373468068818945).. » Quelques semaines plus tard éclatait la crise des Gilets jaunes, au cours de laquelle cette opposition entre Somewhere et Anywhere allait de nouveau s’exprimer. Alors que les Gilets jaunes agitaient souvent des drapeaux français ou régionaux et avaient fièrement inscrit au marqueur noir le numéro minéralogique de leur département au dos de leurs vêtements fluo, signe d’un attachement très profond à leur territoire de vie et au cadre national, le camp macroniste comptait de nombreux adeptes de la start-up nation et de la construction européenne. À Lallaing et dans les communes voisines, le mouvement des Gilets jaunes fut suivi avec des rassemblements et des points de blocage sur l’autoroute A2110Voir, par exemple, J.G., « Dix-sept personnes en garde à vue suite aux dispersions des Gilets jaunes, mardi soir », lavoixdunord.fr, 21 novembre 2018., alors que Meudon et les Hauts-de-Seine ne se reconnurent guère dans ce mouvement. La mobilisation initiale ne prit pas énormément d’ampleur dans l’agglomération lilloise, pourtant très densément peuplée, alors que le bassin minier et certaines zones rurales étaient plus en pointe (voir carte 1) car, bien que moins peuplés, ils abritaient une population très dépendante de la voiture – et donc nettement plus sensible aux revendications initiales des Gilets jaunes –, mais également une population plus Somewhere que celle résidant dans l’agglomération lilloise.

Au plan national, Jacline Mouraud joua un rôle actif dans la genèse de cette mobilisation11Pour une analyse des ressorts et de la sociologie de ce mouvement, voir Antoine Bernard de Raymond et Sylvain Bordiec, Sociologie des gilets jaunes. Reproduction et luttes sociales, Le Nord de l’eau, Bordeaux, 2024.. Cette simple citoyenne posta en octobre 2018, depuis son petit village de Bohal, dans le Morbihan, une vidéo critiquant la hausse des taxes sur les carburants, vidéo qui allait devenir virale sur Facebook, puisqu’elle fut visionnée plus de 6 millions de fois sur Internet. Face à l’écho de cette vidéo et celui d’autres contenus hostiles à cette mesure, Emmanuelle Wargon, secrétaire d’État à la Transition écologique et solidaire, fut chargée de répondre en urgence sur les réseaux sociaux, ce qu’elle fit depuis l’appartement de son fils, étudiant à Londres, à qui elle était allée rendre visite pour le week-end. À l’instar de Jimmy et Thibaut dans En fanfare, le duo Mouraud-Wargon a parfaitement incarné cette opposition entre la France des Somewhere et celle des Anywhere.

3. Quand la génération Erasmus rompt les amarres avec ceux qui restent au pays

On notera au passage l’effet, à nos yeux pas assez relevé, de la généralisation de l’année ou du semestre de césure dans de nombreux cursus sélectifs, dans le développement d’un habitus internationalisé dans toute une partie de la jeunesse éduquée des milieux favorisés. Mais cette pratique a aussi contribué à l’accentuation de la distance culturelle et géographique avec la frange de la jeunesse qui s’est formée en France ou qui n’a pas poursuivi d’études longues. Historiquement, le fossé se creusait dans une génération de jeunes provinciaux, au moment où certains restaient sur place, quand les autres partaient étudier dans la grande ville universitaire de la région ou « montaient à Paris »12Voir Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte, Paris, 2019.. Ces écarts d’expérience de vie et d’exposition à l’altérité, déjà importants dans la configuration traditionnelle, se sont amplifiés depuis une vingtaine d’années avec l’avènement d’une génération Erasmus13Repère chronologique parmi d’autres, le film de Cédric Klapisch, L’Auberge espagnole, qui traite et valorise cette expérience d’internationalisation, date de 2002.. Alors qu’au cours de l’année 1995, soit huit ans après la création de ce programme, seuls 14 000 étudiants français étaient partis étudier à l’étranger grâce à ce dispositif, on en dénombre aujourd’hui près de 70 000 annuellement (auxquels il faut ajouter ceux qui ont séjourné à l’étranger dans le cadre d’un autre dispositif). 

Les heureux bénéficiaires demeurent toujours minoritaires au sein de leur génération, mais ils constituent désormais un segment conséquent de la jeunesse française. D’après le ministère de l’Enseignement supérieur, entre 1987 et 2017, ce ne sont pas moins de 617 000 Français qui ont étudié à l’étranger via ce programme, engendrant un groupe culturel ayant ses propres références. Les différences de degré entre ceux qui sont restés dans leur région d’origine et ceux qui sont partis, non plus à Paris mais à l’étranger, deviennent désormais des différences de nature. Dans son livre Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu décrit la romance entre Anthony, resté dans sa vallée lorraine, et Stéphanie, qui l’a quittée pour aller étudier à Paris, romance qui va pouvoir reprendre le temps d’un été quand Stéphanie revient pour les vacances universitaires mais qui se terminera définitivement quand la jeune fille partira l’année suivante étudier à Montréal14Nicolas Mathieu, op. cit..

4. Peuple de la route versus usagers du train et de l’avion

Les différences en termes d’expérience de vie se matérialisent notamment en matière de modes de déplacement. La population parisienne a longtemps partagé avec le reste du pays l’expérience de la voiture individuelle. Les voies sur berge furent inaugurées par Georges Pompidou en 1967 et le périphérique fut ouvert à la circulation en 1973. Indice parmi d’autres de l’omniprésence de l’automobile dans le paysage urbain parisien et dans la vie de ses habitants, en 1983, dans le film Tchao Pantin, Coluche joue le rôle d’un pompiste parisien, figure qui a quasiment disparu aujourd’hui. Dans En fanfare, Thibaut prend régulièrement l’avion ou le train et, à l’instar de bon nombre de jeunes Parisiens actuels, il ne possède pas le permis de conduire. Jimmy, lui, non seulement possède une voiture mais il la bricole lui-même. Comme la plupart des Somewhere, il appartient à ce que l’on pourrait appeler le « peuple de la route », c’est-à-dire cette part importante de la population, dont le mode de vie demeure très lié à la possession d’un véhicule motorisé (le plus souvent une voiture). Le prix des carburants et l’emplacement des radars sur les routes des environs constituent des sujets de conversation habituels de ce « peuple de la route ». Perdre son permis ou ne pas pouvoir faire face financièrement à une réparation sont des hantises. La centralité du véhicule motorisé dans la vie de cette France des Somewhere est également bien rendue dans le roman de Nicolas Mathieu cité plus haut, puisqu’une partie de l’intrigue tourne autour de l’utilisation puis du vol d’une moto.

Une fois encore la mise en regard de La vie est un long fleuve tranquille et d’En fanfare permet de mettre à jour les changements intervenus en quelques décennies. Dans le premier film, la famille bourgeoise dispose d’une voiture alors que les Groseille, vivant en HLM, en sont dépourvus. Renversement de situation près de quarante ans plus tard : le représentant de la classe aisée s’est délesté de la voiture, quand elle constitue pour son homologue des catégories populaires un précieux capital qu’il faut entretenir. Cette dichotomie n’est pas propre à la France, on l’observe par exemple aussi en Grande-Bretagne. Dans son roman Middle England, qualifié par la critique de « roman du Brexit », Jonathan Coe met notamment en scène Sophie, universitaire vivant et enseignant à Londres, et qui, en rentrant dans sa région natale des Midlands, va prendre conscience de l’utilité de passer le permis de conduire et rencontrer ainsi Ian, moniteur d’auto-école et gars du cru15Jonathan Coe, Middle England, Viking Press, Londres, 2018 (trad. fr., Le Coeur de l’Angleterre, Gallimard, Paris, 2019)..

Source : Thibaut (Benjamin Lavernhe) et Jimmy (Pierre Lottin) dans En fanfare.

II. La désindustrialisation et ses conséquences

1. Déclin des activités traditionnelles puis délocalisations

En fanfare se déroule dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, territoire qui a été marqué par l’activité charbonnière et dont l’arrêt a constitué un véritable traumatisme. Ce douloureux processus s’est étalé sur plus de vingt ans, entre 1968, avec le plan Bettencourt annonçant la réduction de la production, et la toute fin des années 1980, date à laquelle les derniers puits de mines ont fermé. Pendant vingt ans, ce territoire relativement circonscrit géographiquement, a subi, tel un supplice chinois, la litanie de la fermeture des mines et des sites industriels qui en dépendaient. Toute la population a vécu au rythme du déclin de cette industrie, scandé quasiment chaque année par l’arrêt d’une fosse ou d’une installation charbonnière.

Les générations qui ont vécu le déclin, puis la disparition de l’activité charbonnière ont été profondément marquées. Les effectifs de mineurs de fond étant passés de 80 000 au début des années 1960 à 0 en 1990, ce sont des dizaines de milliers de familles qui ont été concernées durant toute cette période, sans compter le déclin de l’activité économique qui a touché par ricochets tout le tissu économique local (commerçants, artisans…). La génération du jeune Jimmy n’a pas vécu directement la fermeture des mines, mais elle a grandi dans des familles et un environnement social fortement affectés par ce drame.

Pour faire face au déclin du secteur charbonnier, les pouvoirs publics de l’époque ont encouragé et accompagné l’implantation d’autres activités industrielles dans le bassin minier, avec par exemple, au début des années 1970, l’ouverture d’une usine Renault à côté de Douai ou l’implantation de La Française de mécanique à Douvrin et de Sevelnord (filiale de PSA) à Prouvy-Rouvignies. Ces usines importantes ont permis le développement d’un tissu d’entreprises industrielles sous-traitantes dans la région.

Mais si le déclin du charbon s’explique en grande partie par un phénomène schumpéterien, à savoir le remplacement de la houille par le pétrole et le gaz comme sources d’énergie principale à partir des années 1960 et 197016Et aussi, dans une certaine mesure, par la concurrence du charbon étranger bénéficiant de coûts d’extraction moins élevés., le nouveau tissu industriel qui avait été généré dans cette région va connaître des difficultés d’une autre nature. À partir des années 1990 et 2000, le Nord-Pas-de-Calais, à l’instar d’autres régions industrielles hexagonales, va être victime de l’immersion accélérée de l’économie française dans le grand bain de la globalisation. Ainsi, par exemple, l’industrie textile, autre pilier historique de l’économie régionale, va être touchée de plein fouet par la mise en concurrence, d’abord avec les pays du Maghreb et la Turquie, puis avec ceux du sous-continent indien et, enfin, avec la Chine. L’année 2001 a constitué de ce point de vue un tournant économique majeur du fait de l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Rétrospectivement, cette décision s’est révélée très lourde de conséquences pour des pans entiers de l’industrie tricolore. Dans le cadre de son livre consacré à l’économie du coton paru au début des années 2000, Erik Orsenna avait rencontré des industriels du textile des Vosges (autre grande zone d’implantation traditionnelle de cette activité), qu’il présentait comme des « combattants », car étant « en permanence sur le pied de guerre » face à la concurrence internationale17Voir Erik Orsenna, Voyage aux pays du coton. Petit précis de mondialisation, Fayard, Paris, 2006.. Mais parmi ces « guerriers » évoqués dans ce livre, aucun n’est plus aujourd’hui en activité, la pression asiatique ayant été, au bout du compte, trop forte.

Les effets négatifs de la globalisation sur de nombreuses branches de l’industrie française18Certaines filières de pointe, comme l’aéronautique, le luxe ou la cosmétique, ont en revanche grandement bénéficié de l’internationalisation de l’économie. se sont matérialisés dans la majeure partie des cas par la fermeture des sites de production, mais aussi parfois par la délocalisation de l’activité et d’une partie de l’appareil de production vers d’autres pays. Ce dernier phénomène s’est accéléré à partir du milieu des années 2000, quand plusieurs pays de l’Est sont entrés dans l’Union européenne : la Pologne, la République tchèque et la Hongrie en 2004, suivies en 2007 par la Roumanie. Dans En fanfare, c’est d’ailleurs vers ce pays que va être délocalisée l’usine dans laquelle travaille Sabrina (incarnée par Sarah Suco), l’une des héroïnes.

La campagne présidentielle de 2017 sera marquée par l’annonce de la délocalisation en Pologne de l’usine Whirpool d’Amiens et de ses 600 emplois. Ce cas emblématique viendra démontrer le fait que certaines activités industrielles tricolores n’étaient plus seulement mises en concurrence avec des pays du Sud mais également avec d’autres pays de l’Union européenne. Comme le montre bien En fanfare, ces délocalisations illustrent très concrètement le processus de déménagement des activités productives vers d’autres cieux : les machines et l’outil de production sont démontés pour être réinstallés ailleurs, tandis que les ouvriers et le personnel, eux, restent sur le carreau à Walincourt, comme dans de nombreuses autres villes françaises.

2. Déstabilisation de l’identité masculine dans les milieux ouvriers

Une fois que les usines sont parties ou qu’elles ont cessé leurs activités, que devient l’ancienne main-d’oeuvre industrielle locale ? À l’image de plusieurs personnages secondaires du roman de Nicolas Mathieu, une partie va enchaîner les contrats en intérim ou créer sa propre activité dans le service à la personne : « Depuis que les usines avaient mis la clé sous la porte, les travailleurs n’étaient plus que du confetti. Foin des masses et des collectifs. L’heure désormais était à l’individu, à l’intérimaire, à l’isolat. […] Des solidarités centenaires se dissolvaient dans le grand bain des forces concurrentielles. Partout de nouveaux petits jobs ingrats, mal payés, faits de courbettes et d’acquiescement, se substituaient aux éreintements partagés d’autrefois. […] Dans ce monde-là, les cols-bleus ne comptaient plus pour rien. Leurs épopées étaient passées de mode19Nicolas Mathieu, op. cit.. »

D’autres vont pointer longtemps au chômage, comme les métallos désoeuvrés de Sheffield dans le film The Full Monty (Peter Cattaneo, 1997), ou vivoter dans une économie de la débrouille, comme les mineurs des Virtuoses (Mark Herman, 1997). Concomitamment, le secteur public va voir ses effectifs augmenter et fournir des emplois (Jimmy travaille dans une cantine municipale), qui deviendront précieux dans ces bassins désindustrialisés. Dans bon nombre de ces villes, la mairie ou l’hôpital public sont souvent devenus les principaux employeurs locaux (en concurrence avec la grande surface du coin)20Voir, par exemple, Bastien Bonnefous, « Aux Andelys, avec la fermeture de deux usines, “ce sont les deux poumons industriels qui disparaissent” », Le Monde, 21 novembre 2024..

Ces bouleversements économiques et les transformations de la nature des emplois existant dans ces vieux bassins industriels ont particulièrement frappé la population masculine, qui composait la majorité des ouvriers dans l’industrie métallurgique ou les mines21Le textile embauchait à l’inverse essentiellement une main-d’oeuvre féminine.. Ces hommes ont certes perdu leur emploi mais aussi leur estime de soi et leur statut social. Dans une société devenue postindustrielle et tertiarisée, leurs femmes ou compagnes ont davantage su trouver des emplois dans le commerce, la fonction publique ou les services à la personne. Cette reconversion a été plus compliquée et douloureuse pour les anciens ouvriers, comme le décrit Nicolas Mathieu : « Inconsolables depuis que leurs fameuses usines avaient fermé, que les hauts-fourneaux s’étaient tus. Même les gentils, les pères attentifs, les bons gars, les silencieux, les soumis. Tous ces mecs, ou à peu près, étaient partis par le fond. Les fils aussi, en règle générale, avaient mal tourné, à faire n’importe quoi, et causé bien du souci, avant de trouver une raison de se ranger, une fille bien souvent. Tout ce temps, les femmes avaient tenu, endurantes et malmenées. Et les choses, finalement avaient repris un cours admissible, après le grand creux de la crise22Nicolas Mathieu, op. cit.. »

Pour les cols-bleus qui n’ont pas pu ou voulu endosser de nouveaux vêtements de travail, beaucoup ont alors le sentiment d’être devenus « obsolètes », comme le constate avec dépit un ancien métallo des Full Monty. L’économie postindustrielle n’a plus besoin d’eux et, à la maison, ce sont leurs compagnes qui désormais font vivre le ménage. Leur rôle historique de chef de famille se trouve de facto remis en cause et la vieille culture patriarcale, longtemps en vigueur dans ces milieux, n’a pas résisté à l’effondrement de la société industrielle dont elle était un coproduit.

3. Déstructurations des cellules familiales et essor des familles monoparentales

Plus globalement, les structures familiales ont été fragilisées. La mise en regard de La vie est un long fleuve tranquille et d’En fanfare est de nouveau éclairante. 
À la fin des années 1980, bien qu’en proie à une situation financière des plus précaires, la famille Groseille est unie et les parents ne sont pas séparés. Près de quarante ans plus tard, Jimmy, lui, a grandi dans une famille d’accueil et n’a jamais connu son père, qui a quitté très rapidement sa mère. Lui-même est séparé de la mère de sa fille, qu’il ne voit qu’épisodiquement. Son amie Sabrina élève également seule son garçon. Une étude de l’Insee (recensement de la population 2021) confirmait la forte prévalence des familles monoparentales dans la plupart des vieilles zones industrielles (voir graphique 2) comme le bassin minier du Nord-de-Pas-de-Calais, la vallée de la Somme, les Ardennes, la Lorraine sidérurgique et minière ou la basse vallée de la Seine. Ce phénomène s’observe également à l’étranger. Le beau documentaire À se brûler les ailes (2019), tournée à Motherwell, cité écossaise frappée par la désindustrialisation, suit ainsi les tribulations de la jeune Gemma, qui n’a jamais connu son père et a été abandonnée très jeune par sa mère. Élevée par son grand-père, elle va avoir très jeune un enfant avant de se séparer rapidement du père de celui-ci.

III. L’américanisation : entre recherche d’une identité de substitution et autonomisation culturelle des catégories populaires

Dans En fanfare, plusieurs indices trahissent l’ampleur de l’américanisation qu’a connue notre pays au cours des dernières décennies et les formes spécifiques que ce processus culturel a revêtues dans les milieux populaires. Car si l’américanisation a touché toutes les classes sociales, les imaginaires américains qui ont été adoptés n’ont pas été les mêmes dans les différents milieux sociaux. Plusieurs scènes du film permettent d’opérer une généalogie des strates qui, par dépôts successifs, se sont sédimentées pour aboutir à la formation de ce que nous appellerons la « couche culturelle yankee ».

1. La sédimentation de la couche culturelle yankee

Sur le plan artistique et musical, on peut ainsi déceler le dépôt d’une première strate au début des années 1960. Elle se matérialise notamment par l’importation en France du phénomène des majorettes, qui connaîtront leur période de gloire des années 1960 jusqu’au début des années 1980. Adapté au contexte hexagonal (le lancer de bâton, très pratiqué outre-Atlantique, ne sera guère repris dans l’Hexagone23Sur l’importation en France de ce fragment de la culture américaine, voir Sébastien Darbon, « De quelques manières d’accommoder la tradition. L’exemple des majorettes en France », Gradhiva, n° 13, 1993, p. 20-41.), le phénomène des majorettes trouvera d’abord son public dans les villes et les milieux populaires. Dans En fanfare, la mère des deux personnages principaux appartenait à une troupe de majorettes. Des majorettes sont également visibles dans le film Héroïnes (Gérard Krawczyk, 1997), qui se passe en partie dans la ville minière de Decazeville, dans l’Aveyron, au début des années 1980. Un autre élément majeur de la première strate yankee déposée au début des années 1960 apparaît avec la référence à Johnny Hallyday, par des ouvriers dans l’usine occupée d’En fanfare. Chanteur ultrapopulaire, dans les deux sens du terme, Johnny, comme l’appellent ses fans, a incarné cette vague d’américanisation musicale dès le début de sa longue carrière, au début des années 1960.

Sur ce premier socle, incorporé progressivement dans la culture notamment des milieux populaires, s’est déposée une deuxième strate à partir du début des années 1990. Celle-ci a pris la forme de l’engouement pour la musique et la danse country, diffusées à bas bruit dans la France rurale et périurbaine à partir des spectacles donnés à Eurodisney et dans les bases américaines en Allemagne, fréquentées par un public alsacien. En 1993, le passage de Robert Wanstreet, père de la danse country en France, dans une émission de Christophe Dechavanne contribua à populariser cette nouvelle pratique culturelle et récréative, qui sera adoptée préférentiellement dans les milieux populaires. De nombreux clubs de country se constitueront un peu partout en France, comme à Walincourt dans En fanfare.

Parallèlement à des scènes de personnages dansant en tenue de cow-boy, En fanfare montre également deux des jeunes acteurs s’essayant au rap. Nous sommes ici en présence de la troisième strate culturelle américaine, déposée d’abord dans les banlieues françaises, avant de se diffuser progressivement partout sur le territoire à partir du milieu des années 1990 (le premier grand tube populaire du groupe NTM, La Fièvre, date de 1995).

L’attrait parfois inconscient pour différents ingrédients de la culture et du mode de vie américains ne se manifeste pas que dans les goûts musicaux ou artistiques. Il s’est également exprimé par l’engouement pour les prénoms anglo‑saxons. Le graphique 3 permet de prendre la mesure du phénomène et de retracer la chronologie de l’imprégnation du soft power américain jusqu’au coeur des familles françaises. Le phénomène a pris son essor à partir des années 1970, puis véritablement au cours des années 1980, quand l’exposition aux films et aussi et surtout aux séries télévisées américaines (Dallas sera diffusé à partir de 1981 et jusqu’en 1987 sur TF1, la première chaîne de télévision française) et aux chanteurs US (Madonna, Mickael Jackson…) atteindra un niveau historiquement inégalé24Si les blockbusters américains représentaient historiquement environ 30 % des films franchissant la barre du million d’entrées en salles dans l’année, à partir de 1983 cette proportion a atteint le seuil de 50 %, pour ne plus jamais redescendre au-dessous depuis. De ce point de vue, le millésime 2024 constitue une anomalie car, du fait de la sortie de films à succès comme Un p’tit truc en plus, Le Comte de Monte-Cristo L’Amour ouf et En fanfare, la part des productions tricolores est exceptionnellement repassée devant celle des films américains..

Baignant au quotidien dans un référentiel culturel très fortement américanisé, une part croissante des familles françaises va dès lors opter pour des prénoms anglo‑saxons pour leurs enfants. Ce phénomène atteindra son apogée en 1993, avant de redescendre un peu ensuite. Cette date ne doit rien au hasard, puisqu’elle correspond à l’année où l’Assemblée nationale abrogera la loi Napoléon qui encadrait le choix des prénoms recevables à l’état civil. La liberté totale dans le choix des prénoms étant permise à partir de cette date, la diversité de la palette des prénoms disponibles va s’élargir encore davantage et la part de marché des prénoms anglo‑saxons va s’en trouver mécaniquement diluée. Malgré cette dilution, l’attrait pour ce type de prénoms s’est maintenu à un niveau non négligeable depuis cette date. Cet engouement pour la prénomination anglo-saxonne a été plus marqué dans les milieux populaires et dans des départements comme le Nord et le Pas-de-Calais (voir graphique 3). Une fois encore, la mise en regard des films La vie est un long fleuve tranquille et En fanfare est sociologiquement révélatrice. Aucun des enfant de la famille Groseille qui, au regard de leur âge dans le film, doivent être nés dans les années 1970 ou au tout début des années 1980 pour les plus jeunes, ne porte de prénom anglo-saxon, alors que le personnage incarnant les milieux populaires dans En fanfare et qui doit être né à la fin des années 1980 ou au tout début des années 1990, soit au pic de la vague, s’appelle Jimmy25Son amoureuse, qui appartient à la même génération, se prénomme Sabrina.. À son frère Thibaut, qui a grandi ailleurs et qui lui demande ce que cela aurait changé s’il avait vécu comme lui à Walincourt, Jimmy répond : « Déjà, t’aurais eu un prénom normal, tu te serais appelé Jordan. » Cette réplique culte du film n’est pas uniquement un bon mot, elle renvoie à la forte prévalence de ces prénoms dans les milieux populaires de cette région et à l’adoption d’un référentiel culturel anglo-saxon par une part significative de la population. Cette réalité est bien décrite dans le documentaire Comment tu t’appelles ? La France des prénoms (2022), de Jean-Michel Vennemani. Dans la partie de ce documentaire tournée dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, quand la mère d’un jeune Leeroy et d’un Byron interroge le père d’une Trynyty sur le choix de ce prénom et de cette orthographe, ce dernier lui répond surpris : « T’as pas vu Matrix ? »

2. Couche yankee et survivance des cultures ouvrière et régionale

L’adoption de nombreux codes culturels anglo‑saxons participe du développement d’un référentiel culturel qu’on pourrait qualifier d’hydroponique se déployant un peu partout sur le territoire. En agronomie, on appelle « culture hydroponique » le fait de faire pousser des fruits ou légumes en dehors des champs, dans des serres sur un substrat inerte (terreau, billes d’argile, laine de roche, fibres de coco…) parcouru par des solutions liquides enrichies en nutriments. Dans ces serres, que l’on soit à Brest, en Hollande ou en Andalousie, les concombres, les tomates et les fraises ont exactement le même goût, parce qu’elles ne poussent plus dans un terroir singulier mais dans une solution uniformisée. On peut avoir régulièrement l’impression que la France contemporaine fonctionne sur ce modèle. La roche-mère a été arasée, de nouvelles couches se sont déposées, et ce qui pousse maintenant dans de nombreux endroits est hors sol, sans les racines qui ont longtemps nourri notre culture. C’est une France générique où tout semble interchangeable, uniformisé, sans ancrage profond. Dans de nombreux territoires, cette réalité hydroponique est devenue la norme et marque les paysages, les modes de vie ou bien encore le choix des prénoms.

Le déploiement de ce référentiel hydroponique s’observe également dans le Nord-Pas-de-Calais mais, comme le montre En fanfare, cette réalité et le dépôt de l’épaisse couche culturelle yankee n’ont pas empêché la persistance (ou la résistance) d’une culture ouvrière et régionale. Ainsi, si le maire de Walincourt favorise le club de danse country local, la vieille fanfare des mineurs de la ville continue de fonctionner. Et lorsque l’on compare le maillage des fanfares et harmonies municipales avec celui des clubs de danse country dans le Nord-Pas-de-Calais, les premières n’ont pas à rougir tant s’en faut (voir carte 2).

Toutefois, harmonies et fanfares peinent quelque peu à attirer les jeunes générations, comme l’observe le personnage de Jimmy. Cette tradition et cette culture sont d’abord portées par un public plutôt âgé. De la même façon, dans le documentaire À se brûler les ailes, le grand-père de l’héroïne, ancien ouvrier, essaie de transmettre à sa petite fille sa passion pour la boxe et la colombophilie, activités typiques de la vieille culture ouvrière britannique. Mais l’adolescente et ses amis semblent plus attirés par les jeux vidéo. Historiquement également ancrée dans les milieux populaires du Nord-Pas-de-Calais, la colombophilie fait de la résistance dans cette région, qui abrite à elle seule près de 40 % des sociétés recensées en France et affiche ainsi la persistance d’une singularité culturelle (voir carte 3).

Hormis l’orchestre, d’autres éléments de la culture locale sont également présents dans En fanfare, comme les chansons en ch’ti ou les défilés de géants26Les géants sont de grandes marionnettes représentant des personnages réels ou imaginaires. Dans le Nord, de nombreuses villes disposent chacune de leurs propres personnages sortis à l’occasion des carnavals ou d’autres manifestations. lors du concours de fanfares. On note également, la présence (obligée) du fanion du RC Lens, accroché au rétroviseur intérieur de la voiture de Jimmy. Alors que de nombreux clubs de football français ont perdu une partie de leur identité, les racines nordistes et ouvrières du club demeurent bien visibles et sont clairement revendiquées. Bien qu’il ait changé plusieurs fois de physionomie, le logo du club continue ainsi d’arborer depuis 1955 une lampe de mineur, et dans le stade Bollaert27Le stade Bollaert a été construit dans les années 1930 par des mineurs entre les fosses 1 et 9 de la Compagnie des mines de Lens, qui finança historiquement le club., à Lens, raisonne à chaque match la chanson Les Corons de Pierre Bachelet, rappelant le lien historique entre le club et l’activité minière.  Jouant à guichets fermés et disposant d’un large public de fidèles dans toute la région, le RC Lens constitue une illustration de la persistance d’une identité locale et pourrait être qualifié de « club somewhere »28Voir Ronan Planchon, « Derrière le succès du RC Lens, la réconciliation des “somewhere” et des “anywhere” », Le Figaro, 14 décembre 2023..

L’importance de l’existence d’un club renommé pour une ville moyenne ne doit pas être sous-estimée. Elle constitue en effet à la fois un élément de fierté locale, de cohésion de la population et d’animation de la ville, phénomène que décrit très bien Nicolas Mathieu à propos de l’équipe de hockey sur glace d’Épinal dans son roman Connemara29Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, Arles, 2022.. Mais elle permet également de faire exister ces villes moyennes sur la carte de France et contribue ainsi à la visibilité de ces territoires. On pense ainsi, par exemple, pour le football à Auxerre ou Guingamp il y a quelques années, ou à Castres pour le rugby. Ainsi, le club « est plus qu’un club » – pour reprendre la devise du Barça Més que un club – dans de nombreuses villes.

3. L’autonomisation culturelle des catégories populaires

Alors même que les élites adoptaient elles-mêmes de nombreux traits de la culture et du mode de vie américains – que l’on pense notamment à l’usage fréquent de mots ou de tournures grammaticales anglaises, à la pratique du brunch, du coaching ou du running –, ces milieux moquent volontiers certaines pratiques, que les catégories populaires ont empruntées au référentiel américain et ont faites leurs. L’appropriation de certains codes yankees par les milieux populaires passe aux yeux des tenants de la « culture légitime » pour des fautes de goût ou pour des indices indubitables de « beaufitude ».

Il en est ainsi par exemple des défilés de majorettes, qui ont été historiquement regardés avec une condescendance ironique, voire un mépris de classe par les milieux aisés et diplômés. On se souvient notamment de la scène de Nuit d’ivresse (Bernard Nauer, 1986), dans laquelle Jacques (Thierry Lhermitte), animateur télé, humilie Frede (Josiane Balasko), femme issue d’un milieu modeste, en lui demandant d’exécuter un numéro de majorette dans un parking. De la même façon, les porteurs de prénoms anglo‑saxons comme Kevin (ou Kévin), Jordan, Dylan ou Kimberley, ont souvent fait l’objet de moqueries (voir le personnage de Kevin mis en scène par l’humoriste Élie Semoum dans sa série de vidéos Les Petites Annonces d’Élie diffusée à partir de 1995) et de mépris de classe. Une expression courante en est même née (« faire son Kevin ») et l’écrivain Iegor Gran a écrit un roman dans lequel le héros constate amèrement : « Je connais ma place. Je suis Kevin. Un Kevin ne peut pas, n’a pas le droit d’être un intellectuel […]. Par son prénom même, Kevin indique une extraction basse30Iegor Gran, La Revanche de Kevin, P.O.L., Paris 2015.. » Cette France des Kevin est également moquée et présentée comme raciste et misogyne dans la chanson des Fatals Picards, Le Mariage de Kevin et ma soeur. Ce même groupe, marqué à gauche et emblématique de la scène rock alternative française, a également signé un titre tournant en dérision les adeptes de la musique country31Cette tonalité et ces représentations rentrent en résonance avec les propos de Jean-Luc Mélenchon, rapportés par François Ruffin à propos des habitants du bassin minier lors de la campagne pour les législatives de 2012 : « Quand il me racontait Hénin, c’était à la limite du dégoût : “On ne comprenait rien à ce qu’ils disaient…”, “Ils transpiraient l’alcool dès le matin…”, “Ils sentaient mauvais…”, “Presque tous obèses…” » (François Ruffin, Itinéraire. Ma France en entier, pas à moitié, Les Liens qui libèrent, Paris, 2024).

Mais bien que ces attributs de la couche yankee adoptée par les milieux populaires soient moqués et dénigrés, ils subsistent et sont toujours pratiqués dans toute une partie de la France périphérique. Ainsi, même si les troupes de majorettes sont aujourd’hui moins nombreuses que dans les années 1970, elles existent toujours. En 2015, la réalisatrice Corinne Toussaint a ainsi consacré un documentaire (Majorette) aux Libellules, troupe de majorettes de Damelevières, commune périurbaine de Nancy. On y suit notamment les pérégrinations de Roselyne, Nancy et Andréa, qui perpétuent cette pratique et animent cette troupe, créée en 1972 dans cette petite ville ouvrière dont la vie s’organisait autour de la gare de triage aujourd’hui fermée. Ce documentaire a été diffusé sur France 3, tout comme le téléfilm policier Les Mystères des majorettes (Lorenzo Gabriele, 2019), dont l’action se passe dans une petite ville de Charente-Maritime. Il n’est d’ailleurs pas anodin que ces films aient été diffusés sur France 3, la chaîne dite « des régions ou des territoires ». Le court texte de présentation du documentaire Majorette, en ligne sur le site de France Télévisions, en dit long sur le regard porté par le milieu audiovisuel parisien sur cette pratique et sur cette France : « S’intéresser à l’école des Majorettes, c’est faire une plongée dans la France périurbaine, cette France des pavillons premier prix, des zones commerciales, des princesses en bottines blanches qu’on applaudit le 14 juillet. Une France aux valeurs qui apparaissent désuètes et sur qui l’on jette un regard condescendant. À quoi rêvent ces jeunes filles, que projettent sur elles leurs mères ? C’est le propos de ce film qui va plus loin que l’immersion dans une troupe en s’interrogeant au-delà des clichés sur ce que dit du populo la fête populaire. » 

À l’instar des troupes de majorettes, la danse country a toujours ses adeptes, qui se retrouvent dans de nombreux clubs et cours ou pour des festivals et des rassemblements un peu partout dans le pays. Bien que moquée par la France d’en haut, cette partie de la France d’en bas mène sa propre existence et s’est constitué son propre référentiel culturel. Il en est de même en ce qui concerne le choix des prénoms anglo‑saxons, principalement donnés dans les milieux populaires, qui ne cherchent plus à copier ou à adopter les codes et les références culturels des catégories aisées ou diplômées. 

Cette autonomisation des milieux populaires de la France périphérique n’est pas que culturelle et ne concerne pas que les modes de vie. Elle se décline également politiquement avec des choix électoraux qui s’opposent en tout point aux consignes émanant de la France d’en haut. La congruence de cette autonomisation culturelle et électorale traduit une sécession politique croissante32Cette congruence se lit par exemple dans l’assez forte prévalence des prénoms anglo‑saxons stigmatisés parmi les cadres du Rassemblement national (RN.) On citera ainsi notamment : Jordan Bardella, président du parti, Steeve Briois, maire d’Hénin-Beaumont, Kévin Mauvieux, député de l’Eure, Kévin Pfeffer, député de Moselle, ou bien encore Bryan Masson, député des Alpes-Maritimes..

Conclusion – L’urgence de remettre Walincourt sur la carte

Par le truchement de la musique – ne dit-on pas qu’elle adoucit les moeurs ? –, le très profond fossé de classe et territorial se résorbe peu à peu dans En fanfare. Les deux frères apprennent à se connaître, s’entraident et se rapprochent. La réconciliation entre notre Somewhere et notre Anywhere a lieu lorsque la fanfare de Walincourt interprète Le Boléro de Ravel avec un grand orchestre parisien. Clin d’oeil (in)volontaire du réalisateur (?), cette très émouvante scène finale se déroule à la Seine musicale. Ce majestueux équipement culturel a été érigé sur l’île Séguin, en lieu et place de la mythique usine Renault-Billancourt, qui ferma ses portes en 1992 et dont les traces ont aujourd’hui disparu. Le temps d’un concert, les anciens mineurs de Walincourt et leurs enfants, retrouvent ainsi symboliquement la place longtemps occupée par les cols-bleus de Billancourt, aux portes de la capitale.

Mais résorber la fracture béante entre Somewhere et Anywhere nécessitera plus qu’un concert et qu’un film, aussi réussi soit-il 33. Au second tour de l’élection présidentielle de 2022, Meudon (où a grandi le personnage de Thibaut) a voté à 79 % pour Emmanuel Macron, quand Lallaing (alias Walincourt) votait à 70 % pour Marine Le Pen. Il est de fait plus qu’urgent de remettre Walincourt sur la carte.

Source : Jimmy (Pierre Lottin) et Thibaut (Benjamin Lavernhe) dans En fanfare.

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