La responsabilité territoriale des entreprises (RTE) : valoriser l’impact local

Auteur(s)

Actuellement collaborateur parlementaire et entrepreneur, Marc-Antoine Authier a été conseiller technique, chargé de la commission des Finances au Sénat au sein d’un groupe politique. Après avoir été chargé d’études au sein de l’Institut Montaigne, où il suivait les dossiers liés à la transition écologique et au marché du travail, il a rejoint le Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (METI) pour y piloter la stratégie de lobbying. Il a contribué aux travaux de plusieurs think tanks, dont GenerationLibre, et mené divers projets dans le domaine de l’édition. Marc-Antoine est diplômé de l’Essec, avec une spécialisation en entrepreneuriat social.
Diplômée en management et science politique, Loïse Lyonnet est autrice pour plusieurs think tanks ou institutions (Fondation pour l’innovation politique, Fondation Robert-Schuman, Observatoire européen de l’audiovisuel) et spécialisée dans le développement économique et culturel des territoires. Actuellement chargée d’études à l’Institut Enterritoires, elle a précédemment travaillé au sein d’un cabinet ministériel, d’un groupe parlementaire au Sénat (chargée du suivi de la Culture et des Territoires) ainsi qu’auprès d’un parlementaire.

Résumé

Originellement, la responsabilité sociale des entreprises (RSE) repose sur une démarche volontaire visant à répondre aux critiques du capitalisme. Son principe est d’assigner aux agents économiques d’autres objectifs que la seule recherche du profit. Progressivement, elle a ancré les enjeux économiques dans la morale : en postulant que tout agent économique a une responsabilité envers la société, elle suppose l’existence d’une dette originelle. Ainsi, la RSE a donné naissance à de nouvelles obligations légales, principalement en matière de reporting extra-financier. Ce cadre s’est d’abord appliqué aux grandes entreprises, avant d’imposer des contraintes lourdes aux plus petites entreprises. Inscrite dans la stratégie européenne du Pacte vert, la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) illustre bien cette évolution. Mais alors que l’Union européenne produit toujours plus de contraintes pour ses propres entreprises, elle continue d’ouvrir ses marchés à la concurrence internationale. À contre-courant de cette logique, la responsabilité territoriale des entreprises (RTE) émerge progressivement. Elle met en lumière l’impact des entreprises sur leur territoire d’implantation, encourageant des stratégies d’ancrage local durables. Dès lors, les acteurs publics jouent un rôle clé pour structurer ces écosystèmes. Contrairement à la RSE, qui s’applique uniformément, la RTE intègre les réalités locales aux stratégies d’entreprise. La France gagnerait à mieux valoriser cet ancrage pour renforcer la compétitivité et la stabilité de ses entreprises.

Synthèse

Originellement, la responsabilité sociale des entreprises (RSE) constitue une démarche volontaire pour intégrer les critiques formulées à l’encontre du capitalisme. Son principe consiste à assigner aux agents économiques d’autres objectifs que la seule poursuite du profit.

Son développement a progressivement attiré les enjeux économiques sur le champ de la morale : en affirmant que tout agent économique possède une responsabilité vis-à-vis de la société, on suppose que celui-là a contracté, dès son origine, une dette vis-à-vis de celle-ci. Ainsi la RSE, qui devait n’être qu’une démarche volontaire, aboutit-elle finalement à la création de nouvelles obligations légales.

Le cadre juridique émanant de la RSE porte essentiellement sur des obligations de reporting extra‑financier. Depuis plus de vingt ans, ce déploiement progressif s’est historiquement opéré par rapport à la réalité des grandes entreprises, dans une logique de « ruissellement des contraintes », mais les conséquences financières se révèlent particulièrement lourdes pour les petites et moyennes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire.

La mise en oeuvre de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) est emblématique de ce déploiement progressif des normes liées à la RSE, à partir des grands groupes et jusqu’aux plus petites structures. Elle s’inscrit dans la politique menée par la précédente Commission européenne pour combiner écologie et économie, dans la logique du Pacte vert. Mais alors que l’Union européenne produit toujours plus de contraintes pour ses propres entreprises, elle continue d’ouvrir ses marchés à la concurrence internationale.

À contre-courant de cette mondialisation débridée, la notion de responsabilité territoriale des entreprises (RTE), encore peu exploitée par les acteurs économiques, a progressivement émergé. Elle vise à souligner le rôle majeur des entreprises sur leur territoire d’implantation et à mettre en lumière les externalités positives et négatives qui en découlent.

Pour favoriser l’implantation pérenne de l’entreprise et le caractère vertueux de ses interactions avec les autres acteurs locaux, il s’agit de développer des stratégies d’ancrage territorial. Dès lors, le rôle des acteurs publics locaux prend toute son importance pour entretenir, développer et animer ces réseaux afin de favoriser les effets d’entraînement. Les entreprises elles-mêmes ont grand intérêt à déployer une stratégie de rayonnement et d’ancrage au sein de leur écosystème.

Contrairement aux préceptes de la RSE, qui concernent toutes les entreprises, indépendamment de leur taille, de leur secteur d’activité ou de leur situation géographique, la RTE permet d’intégrer les réflexions locales à la stratégie interne et aux plans de développement. Notre pays a tout intérêt à valoriser davantage l’ancrage et le rayonnement territorial de ses acteurs économiques, afin de les rendre à la fois plus sédentaires et plus compétitifs.

IntroductionRemettre l’entreprise au centre du village

L’Europe fait face à un défi existentiel : son décrochage économique obère sa capacité à défendre ses valeurs. La réélection de Donald Trump n’en est pas la cause mais celle-ci rend cet impératif encore plus urgent. Parce que la productivité a augmenté moins vite qu’aux États‑Unis ou en Chine, le Vieux Continent risque de devoir renoncer à certaines de ses ambitions, que ce soit en matière environnementale, sociale ou géopolitique. Et il fallait sans doute qu’un ardent promoteur de l’Union européenne tînt ce discours pour qu’il soit entendu à Bruxelles. Le rapport remis par Mario Draghi à Ursula von der Leyen le 9 septembre 2024 devrait logiquement contribuer à l’élaboration de l’agenda de la Commission européenne 2024-2029. Il a le mérite de rappeler une évidence : l’Europe ne peut se payer de mots en menant des politiques qui contrecarrent sa prospérité économique. En ce sens, la sonnette d’alarme tirée par Mario Draghi en Europe fait écho au mécontentement des agriculteurs en France : notre capacité à produire sur notre sol doit redevenir notre principale aspiration. C’est un enjeu de souveraineté et de cohésion. Donner la priorité à la production locale implique de soumettre les autres politiques publiques à cette ambition.

Alors que le Pacte vert, singulièrement la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (Corporate Sustainability Reporting Directive, ou directive CSRD), commence à déployer ses contraintes sur l’ensemble des entreprises, ces considérations prennent aujourd’hui un aspect très concret, avec de nouvelles obligations en matière de reporting extra‑financier. Ces normes, dont on peut espérer qu’elles accéléreront la transition écologique à l’avenir, impliquent de façon certaine des surcoûts pour le présent, et pèsent donc sur la compétitivité et la productivité des entreprises européennes.

Dans cette logique, la promotion de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), comprise comme l’ensemble des injonctions qui excèdent la création de valeur économique, semble secondaire. Il ne s’agit pas de faire primer la croissance sur toute autre considération, mais seulement de rappeler que la prospérité est la condition de la souveraineté et qu’elle permet l’accomplissement d’autres ambitions. De façon opérationnelle, cela se traduit par la valorisation de l’unité de production – l’entreprise – là où elle se trouve, c’est-à-dire sur son territoire. Il s’agit de remettre l’usine au centre du village.

Si cette bascule apparaît comme une nécessité, elle présente aussi des opportunités. Valoriser les entreprises au sein de leurs territoires, c’est mieux connaître le tissu économique local, comprendre la valeur créée près de chez soi, soutenir les savoir-faire traditionnels, promouvoir les partenariats de proximité, encourager l’initiative partout en France. C’est réconcilier le citoyen avec l’entreprise du coin et raccrocher l’entreprise à son environnement direct. C’est, en somme, rester en prise avec le monde.

Dans cette étude, nous expliquons pourquoi la RSE implique des normes et des coûts supplémentaires et pourquoi il apparaît judicieux de miser sur le rayonnement territorial des entreprises – parfois désigné par le terme de « responsabilité territoriale des entreprises » (RTE). Cela revient tout simplement à placer au coeur des réflexions l’ancrage des acteurs économiques dans leur territoire d’implantation, avec la conviction que toutes les parties prenantes du territoire en sortent gagnantes. Il ne s’agit pas de renoncer, sous la contrainte économique, à des objectifs louables mais de s’assurer que la poursuite de ces objectifs ne dévitalise pas la prospérité des territoires.

I. Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) :de la démarche volontaire à la dérive bureaucratique

1. Moralisation de l’entreprise et multiplication des objectifs

Selon le ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, « la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) également appelée responsabilité sociale des entreprises est définie par la Commission européenne comme la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société. En d’autres termes, la RSE désigne la contribution des entreprises aux enjeux du développement durable. Une entreprise qui pratique la RSE va donc chercher à avoir un impact positif sur la société tout en étant économiquement viable1Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, « Qu’est-ce que la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) ? », economie.gouv.fr, 2 mai 2024. ». Originellement, la RSE constitue donc une démarche volontaire des entreprises pour intégrer les critiques formulées à l’encontre du capitalisme. Son principe consiste à assigner aux agents économiques d’autres objectifs que la seule poursuite du profit. Dans la droite ligne du rapport Meadows de 1972 sur les limites de la croissance et du rapport Brundtland de 1987 sur le développement durable, la RSE incite les entreprises à faire évoluer leurs modes de production de telle sorte que leurs activités particulières contribuent à résoudre des problèmes généraux. La RSE se présente ainsi comme une voie médiane, à mi-chemin entre la contestation radicale du capitalisme et une apologie aveugle aux enjeux environnementaux et sociaux. Sans remettre en cause les fondements du modèle capitaliste, la RSE prétend ainsi en garantir la pérennité en l’incitant à s’amender « de l’intérieur », c’est-à-dire à l’initiative des entreprises elles-mêmes. Alors que, dans les années 1970, l’école de Chicago structure la pensée néolibérale qui, dans les années 1980, inspirera Ronald Reagan aux États‑Unis et Margaret Thatcher au Royaume‑Uni, la RSE propose une approche alternative du capitalisme, à rebours de la fameuse maxime de Milton Friedman, « the business of business is business ». La RSE invite l’entreprise à ne plus seulement répondre aux intérêts de ses actionnaires (shareholders), mais également à ceux des autres parties prenantes (stakeholders).

Cette dérivation du capitalisme s’est notamment manifestée au cours des dernières années avec l’essor des entreprises à mission. Aux États‑Unis, le succès du label B-Corp, qui a depuis essaimé dans de nombreux autres pays, constitue un bon exemple de cette tendance de fond qui incite les entreprises à mieux intégrer les enjeux sociétaux, sociaux et environnementaux dans leurs activités et leur organisation. Bien sûr, les entreprises y trouvent aussi leur intérêt économique et financier, en soignant leur positionnement et leur image, à l’instar de quelques marques emblématiques telles que Patagonia ou Danone. Mais cette tendance ne se limite plus à des démarches volontaires reconnues par des certifications, et des évolutions législatives ont établi que la finalité de l’entreprise ne se limite plus à la réalisation de profits. En France, la loi Pacte, adoptée en 2019, a ainsi modifié l’objet social des entreprises, défini depuis 1 804 par l’article 1833 du Code civil, afin d’y intégrer la prise « en considération des enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Dans la continuité du rapport rédigé en 2018 par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, l’entreprise doit se soumettre à des impératifs qui dépassent son objet initial.

Ainsi le développement de la RSE a-t-il progressivement attiré les enjeux économiques sur le champ de la morale2David Thesmar, Gaspard Koenig, Violaine de Filippis et Louis Tandonnet, « “Objet social” : ne laissons pas le juge moraliser l’entreprise », generationlibre.eu, juin 2018.. Certains auteurs définissent carrément la RSE comme « un ensemble de pratiques qui sont codifiées à l’échelle internationale et nationale [et] visent une moralisation du capitalisme3Nadine Richez-Battesti et Xabier Itçaina, « Économie sociale et solidaire et responsabilité sociale des entreprises : quelle légitimation par le territoire ? », in Maryline Filippi (dir.), La Responsabilité territoriale des entreprises, Lormont, Le Bord de l’eau, 2022, p. 111-146. ». Cet engagement est à leurs yeux « un instrument […] contribuant à la structuration du réel, porteur d’un système de valeurs et de normes4Ibid. ». Cette norme « s’adresse à l’ensemble des entreprises, quels que soient leurs statuts, et particulièrement à la grande firme capitaliste5Ibid. ».

Plus concrètement, après cinq années de négociations, l’Organisation internationale de normalisation (ISO) a publié en novembre 2010 la norme ISO 26000 pour aboutir à un consensus international. Celle-ci précise le périmètre de la RSE à l’échelle internationale en soulignant ses grands piliers6Organisation internationale de normalisation (ISO), Découvrir ISO 26000, ISO, 2024.

  • la gouvernance de l’organisation (concertation des parties prenantes, transparence des informations) ; 
  • les droits de l’homme (insertion des personnes en situation de handicap, égalité homme/femme, inclusion, respect de la diversité) ; 
  • les relations et conditions de travail (protection contre les risques professionnels, relation employeur/employé) ; 
  • l’environnement (prévention de la pollution, gestion des déchets, limitation du gaspillage) ; 
  • la loyauté des pratiques (éthique commerciale, respect des droits de propriété) ; 
  • les questions relatives aux consommateurs (mettre en place une démarche qualité, protéger la santé des consommateurs) ; 
  • les communautés et le développement local (économie circulaire, implication auprès des communautés locales).

Selon l’ISO, la mise en oeuvre de cette norme permet à une entreprise d’en tirer bénéfice, notamment pour « ses avantages concurrentiels, sa réputation, sa capacité à attirer et à retenir ses salarié(e)s ou ses membres […], la vision des investisseurs, des propriétaires, des donateurs, des sponsors et de la communauté financière7Ibid., p. 5. ». Une manière de s’affranchir du seul moteur du profit en incitant les acteurs économiques à s’approprier les grands enjeux contemporains et à les intégrer dans leur stratégie.

Au fond, la RSE contient en elle-même le germe de cette dérivation morale de l’entreprise : en affirmant que tout agent économique a une responsabilité vis-à-vis de la société, on suppose que celui-là a contracté, dès son origine, une dette vis-à-vis de celle-ci. Au plan financier, l’entreprise doit rendre compte de ses activités aux actionnaires ; au plan moral, la RSE élargit le champ de ces créanciers à l’ensemble de la société. Comme la nuée porte en elle l’orage, la RSE porte en elle l’obligation morale. Et, sans surprise, ce qui devait n’être qu’une démarche volontaire aboutit finalement à la création de nouvelles obligations légales, qui excèdent la seule prise en compte, par l’entreprise, de ses propres intérêts.

2. Contraintes normatives et risques pour la compétitivité européenne

Le cadre juridique émanant de la RSE porte essentiellement sur des obligations de reporting extra‑financier. Concrètement, il s’agit pour les entreprises de mesurer l’incidence de leurs activités au-delà de leurs aspects comptables, par exemple en matière d’émission de gaz à effet de serre (GES). Cela suppose pour ces organisations d’appréhender autrement leur métier, en envisageant non plus seulement les aspects commerciaux et financiers, mais également sociaux et environnementaux.

En France, l’introduction d’obligations en matière de reporting extra‑financier remonte au début de notre siècle. Comme le souligne un rapport d’information sénatorial, « la France a été précurseur en Europe en matière de publication de données extra-financières. L’article L.225-102-1 du code de commerce, introduit par l’article 116 de la loi relative aux nouvelles régulations économiques (NRE) du 15 mai 2001, prescrit que le rapport de gestion doit comprendre des informations, “sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité”, renvoyant alors au décret en Conseil d’État8Anne-Sophie Romagny et Marion Canalès, « Rapport d’information fait au nom de la délégation aux entreprises, relatif à la mise en oeuvre de la directive CSRD dans les entreprises », 7 février 2024, p. 15. Il s’agit du décret n° 2002-221 du 20 février 2002 pris pour l’application de l’article L.225-102-1 du code de commerce et modifiant le décret n° 67-236 du 23 mars 1967 sur les sociétés commerciales. ».

Depuis plus de vingt ans, les contraintes se sont progressivement étendues, tant en nombre d’entreprises concernées qu’en portée. Selon Gilles Bon-Maury, ce déploiement progressif s’est historiquement opéré par rapport à la réalité des grandes entreprises, avec la conviction que se focaliser sur ces acteurs, dont la surface financière et managériale leur permet plus facilement d’appréhender des problématiques éloignées de leur coeur d’activité, aura ensuite un effet d’entraînement. Gilles Bon-Maury décrit ce mouvement comme un « ruissellement des contraintes9Entretien réalisé dans le cadre de cette étude. » : pour diffuser les bonnes pratiques de la RSE à l’ensemble du tissu économique, la stratégie qui contraint le plus petit nombre et dont on peut espérer les plus grands effets consiste à concentrer par priorité l’application des normes sur les grandes entreprises. Il s’agit de limiter le coût politique (les obligations ne concernent que les structures qui disposent des moyens de s’adapter et pourront en tirer profit) et de maximiser le résultat par effet d’entraînement : les grandes entreprises imposeront progressivement leurs pratiques aux autres entreprises, en tant qu’elles prescrivent certaines tendances et en tant qu’elles assument leur rôle de donneur d’ordres. Avec un minimum de contraintes, n’importe quelle petite entreprise de France finira par s’aligner sur le CAC 40 en singeant sa mode et en adoptant ses pratiques.

La mise en oeuvre de la directive CSRD du 14 décembre 2022 est emblématique de ce déploiement progressif des normes liées à la RSE, à partir des grands groupes et jusqu’aux petites et moyennes entreprises. Ce texte, qui vise à harmoniser le cadre normatif de l’information extra-financière (ou rapport de durabilité) des entreprises dans l’Union européenne, a déjà commencé à s’appliquer à partir du 1er janvier 2024. Le rapport d’information sénatorial dont nous avons déjà parlé a synthétisé cette entrée en vigueur par paliers (voir graphique 1).

Certes, « la directive CSRD [constitue] une obligation de transparence et non une exigence de comportement10Anne-Sophie Romagny et Marion Canalès, op. cit., p. 27. » : le cadre juridique européen rehausse l’exigence en matière de transparence, en augmentant à la fois la quantité d’informations à produire et leur qualité, en rendant obligatoire le contrôle par un tiers certificateur. On devient obligé de dire ce qu’on fait, mais on n’est pas obligé de faire autrement.

Cependant, cette obligation nouvelle entraîne un double effet sur les entreprises : 

  • d’une part, elles doivent consacrer des ressources supplémentaires à produire, mettre en forme et partager des données qu’elles ne produisaient pas auparavant, ce qui impose de recruter de nouvelles compétences et d’adapter des processus déjà en place pour générer les données espérées et les intégrer aux rapports annuels et à la stratégie de l’entreprise ; 
  • d’autre part, de plus en plus d’acteurs, notamment dans le domaine financier, attachent de l’importance à ces données et élaborent d’ores et déjà des offres de financement qui tiennent compte de ces indicateurs de performance extra-financière.

Les promoteurs de la directive CSRD font valoir qu’il s’agit d’un niveau de contrainte adapté à l’urgence du défi climatique et, surtout, que ces contraintes permettront aux entreprises européennes de monter en compétences et de se différencier par rapport à leurs concurrentes américaines ou asiatiques. Mais si on peut effectivement espérer de tels bénéfices à moyen terme, la réalité du court terme s’impose et se traduit par des surcoûts conséquents pour les entreprises : le rapport sénatorial estime que « pour une grande entreprise du CAC 40, le coût de la production d’informations extra‑financières avoisine le million d’euros. Les ETI qui sont désormais concernées par la directive CSRD pourraient débourser jusqu’à 400 000 euros, tandis qu’il coûtera pour une PME entre 5 000 et 10 000 euros11Anne-Sophie Romagny et Marion Canalès, op. cit., p. 40. ».

Sans se limiter à l’exemple de la directive CSRD, les échanges que nous avons pu avoir au sujet des objectifs en matière de RSE avec des responsables concernés au sein de PME et d’ETI confirment cette image. L’une des personnes entendues indiquait ainsi que « les efforts réalisés ne sont jamais suffisants et que les coûts induits sont énormes : payer des agences bancaires, des auditeurs, des cabinets de conseil, embaucher éventuellement des effectifs supplémentaires pour assurer la restructuration interne et l’évolution stratégique de l’entreprise12Entretien réalisé dans le cadre de cette étude. ».

C’est encore plus vrai dans l’artisanat. « Les petites entreprises (moins de 10 salariés) auront du mal à mutualiser et à mettre en place des actions concrètes, affirme ainsi Fabrice Descombes, président de la Fédération française des indications géographiques industrielles et artisanales (FFIGIA). En dessous d’une dizaine de salariés, la structure a très peu de moyens et réalise des actions RSE de manière spontanée. Il est compliqué de leur demander de quantifier et de valoriser ce qu’ils font déjà, alors qu’ils courent après le temps et n’ont pas d’argent à mobiliser pour faire des études en interne ou embaucher un cabinet de conseil13Ibid.. »

Les conséquences financières s’avèrent donc lourdes pour les petites entreprises, malgré les efforts du gouvernement pour simplifier l’accès aux normes14Voir notamment le Portail RSE (portail-rse.beta.gouv.fr).. Pourtant, le niveau d’engagement en matière de RSE conditionne désormais de plus en plus les conditions de financement. Certains prêts bancaires sont ainsi adossés à des taux qui seront plus élevés si l’entreprise contractante n’atteint pas certains objectifs de RSE, ce qui s’apparente à un « malus RSE » imposé par la banque.

Cette menace sur la compétitivité tient en grande partie à la complexité du cadre CSRD. L’Autorité des marchés financiers (AMF) alerte ainsi sur les difficultés d’acculturation aux nouvelles normes imposées aux entreprises : « Compte tenu de la nouveauté, de la complexité, et de la densité des nouvelles obligations introduites par la CSRD et les ESRS, une analyse approfondie des textes constitue la première étape essentielle dans leur mise en oeuvre, pour s’assurer de la bonne compréhension des nombreuses obligations de publication (nature des informations qualitatives et quantitatives attendues, articulation entre les différentes obligations et points de données, etc.). […] Ainsi, pour un reporting pertinent sur la biodiversité, il est nécessaire au préalable de comprendre ce qu’est un “impact biodiversité” et les facteurs contribuant aux pressions exercées sur les écosystèmes, ou les interdépendances entre la biodiversité et, par exemple, le climat. Une expertise est donc à construire et/ou à développer au sein de l’entreprise sur les différentes thématiques de durabilité et les normes liées15Autorité des marchés financiers (AM), « Le reporting de durabilité CSRD : se préparer aux nouvelles obligations », amf-france.prg, 7 février 2024.. »

3. Un modèle « descendant » déconnecté du local

La directive CSRD s’inscrit dans la politique menée par la Commission européenne au cours de la mandature 2019-2024 pour combiner écologie et économie, dans la logique du Pacte vert. Pour réduire efficacement les émissions de GES et atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050, il s’avère effectivement indispensable de contraindre les entreprises à mesurer leur empreinte environnementale. À cet égard, il faut rappeler que la réglementation concernant les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) répond d’abord à une demande de marché : les entreprises, qui bâtissent leur stratégie sur l’analyse du risque, ont dû se mettre à la page et intégrer le risque environnemental – sans oublier l’adaptation au changement climatique – pour établir leurs perspectives de croissance. Elles doivent désormais appréhender un nouveau risque, jusque-là mal analysé.

C’est la base du concept de « double matérialité » qui a inspiré le Pacte vert : performance financière et empreinte environnementale ne sont pas opposées mais au contraire intrinsèquement interdépendantes. Dans ce cadre, on ne peut plus envisager de croissance économique sans veiller à la compatibilité des activités avec une trajectoire internationale respectant les impératifs des Accords de Paris. D’ailleurs, les responsables que nous avons interrogés au sein des entreprises sont lucides : sans contraintes, il serait très difficile, voire impossible, d’impulser un changement radical au sein des entreprises. Pour faire évoluer les modes de production, il faut soit des opportunités, soit des contraintes – et souvent les deux. Ainsi, Hervé Lamoureux, directeur financier de Teledyne Oldham Simtronics, fabricant de détecteur de gaz basé à Arras, regrette que le cadre juridique actuel n’incite pas davantage les entreprises à réduire leurs émissions. Aussi accueille-t-il favorablement la mise en oeuvre à venir de la directive CSRD, qui va accélérer la prise de conscience grâce aux outils de mesure qu’elle impose. Il assume de considérer cette évolution comme nécessaire : « Stratégiquement, une entreprise qui ne cherche pas à évaluer son impact prend des risques énormes. Il faut du temps pour mettre en place les reportings extra‑financiers, mais ils peuvent rapidement s’intégrer aux reportings financiers. Cela oblige à constituer des bases de données16Entretien réalisé dans le cadre de cette étude. » Et comme le souligne Charles Nicolas, conseil aux entreprises sur les enjeux de transition, « l’information est devenue centrale dans le champ de la responsabilité des entreprises. Et l’information demandée par les nouveaux cadres n’existe pas encore dans le contenu et la forme attendus, ce qui induit nécessairement un temps très important d’appropriation au sein des équipes RSE, mais aussi des directions chargées des finances ou de la relation avec les investisseurs par exemple. Il ne faut surtout pas que ce temps cannibalise l’action des entreprises, mais bien qu’elle l’instruise, qu’elle l’oriente, qu’elle la stimule17Ibid. ».

Valentine Rebattet, responsable RSE d’Atlas For Men, partage cette analyse : le nouveau cadre européen opère comme un formidable accélérateur pour faire avancer des projets clés en matière de verdissement des modèles économiques. Cela permet enfin d’intégrer les enjeux de durabilité à un niveau stratégique dans l’entreprise, niveau jusqu’ici cantonné aux enjeux financiers. Au demeurant, le niveau d’exigence de l’exercice de reporting et de l’audit semble à ce stade ambitieux vis-à-vis de la réalité du fonctionnement des entreprises de taille intermédiaire qui entrent dans ce nouveau process. Aussi, l’absence de récompense pour les bons élèves pourrait décourager certaines bonnes volontés car les investissements à opérer sont colossaux au regard des enjeux : « Malgré tous les efforts que cela demande, il n’y a aucune récompense pour les entreprises qui s’engagent dans une réelle transformation durable », regrette Valentine Rebattet18Ibid..

« Si on prend chaque règlement, chaque loi séparément, rien n’est insurmontable, explique François Asselin, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Mais le problème, c’est qu’il faut tout additionner. Alors tout retombe sur les épaules du chef d’entreprise de PME19« Personne ne voit la catastrophe arriver », interview de François Asselin par Stéphane Vadangeon, lejournaldesentreprises.com, 8 février 2024.. » 
L’enjeu pour les entreprises françaises est donc de continuer à générer de la valeur tout en respectant ces nouvelles directives, qui imposent des actions tous azimuts. Ainsi, selon la norme ISO 26000, le respect des droits de l’Homme (inclusion, emploi des personnes en situation de handicap, égalité homme-femme, respect de la diversité) fait partie des grands piliers de la RSE. On peut donc considérer qu’une entreprise avec une politique interne d’inclusion ou mettant en oeuvre des séminaires de formation sur les violences sexistes est responsable, indépendamment de ce qu’elle apporte sur son territoire. L’exemple du secteur textile se révèle à cet égard pertinent : après avoir délocalisé une grande partie de sa production en dehors de France, à cause d’un manque de compétitivité, les centres de conception et de décision sont aujourd’hui tenus d’appliquer des normes environnementales exigeantes, avec un risque non négligeable pour leur compétitivité future. Une industrie produisant sur le territoire national ne serait-elle pas plus responsable ? On peut y voir la grande contradiction de la RSE : la responsabilité sociale et environnementale prime sur d’autres objectifs liés à l’ancrage, l’emploi de prestataires situés en France, les retombées locales ou encore l’intégration aux écosystèmes territoriaux.

En définitive, la mise en oeuvre des cadres normatifs liés à la RSE rappelle le hiatus fondamental de l’action en faveur de la planète : les contributions individuelles sont nécessaires à la consolidation d’une ambition collective mais elles sont rarement rétribuées à leur juste valeur. Pour le dire plus simplement : il est nécessaire que tout un chacun agisse, mais il est impossible que tout un chacun soit justement récompensé. Au plan organisationnel, cette disjonction décourage toute initiative individuelle : l’Europe aura beau atteindre la neutralité carbone en 2050, elle subira les effets du dérèglement climatique au même titre que les autres continents, de même qu’une entreprise européenne pourra tenter de décarboner son activité, elle se retrouvera toujours en compétition avec une concurrente qui ne sera pas soumise aux mêmes contraintes. Et pour cause : malgré une problématique globale, il faut des actions locales. D’où la nécessité d’adopter des politiques publiques qui préservent les intérêts locaux tout en répondant aux enjeux globaux.

À cet égard, les directives en matière de commande publique révèlent la focalisation sur une contrainte locale prise dans un intérêt global. En effet, les règles qui prévalent en la matière visent essentiellement à favoriser la concurrence au sein du marché européen, en considérant qu’une offre optimale au plan économique maximise l’utilité des citoyens, c’est-à-dire des consommateurs. Mais cette approche utilitariste du marché public, si elle trouve son fondement dans la théorie économique, n’apparaît pas en phase avec le Pacte vert, qui admet un déficit d’utilité pour les agents, pourvu qu’il soit justifié par l’urgence globale du dérèglement climatique.

Dans un rapport publié en 2018, la plateforme RSE de France Stratégie s’était montrée critique vis-à-vis de la transposition de la directive européenne « Marchés publics » : « Cette directive confirme des interdictions strictes, comme l’exclusion de toute pratique qui conduirait à empêcher, à restreindre ou à fausser la concurrence, notamment les pratiques qui viseraient explicitement à privilégier des entreprises en fonction de leur origine géographique ou de leur taille. Cela limite donc les possibilités de mise en oeuvre de dispositions préconisées dans la norme ISO 20400 “Lignes directrices – Achats responsables”20France Stratégie-Plateforme RSE, « Vers une responsabilité territoriale des entreprises », juillet 2018, p. 50.. »

De même, certains critiquent la surtransposition des normes européennes en matière de commande publique : « La complexité du droit de la commande publique découle en grande partie de la surtransposition des directives européennes, explique Jérôme Michon, président de l’Institut de la commande publique et professeur à l’École spéciale des travaux publics (ESTP). Depuis toujours, la France a surajouté, dans la réglementation française, des règles qui ne sont pas prévues par les directives. Pourtant, c’est loin d’être nécessaire, d’autres États membres se sont contentés de copier-coller les textes européens21Cité in Gabriel Zignani », « Commande publique : le poids des normes, contraignant mais nécessaire ? », lagazettedescommunes.com,9 février 2024.. »

Ce caractère hors-sol de la commande publique, qui ne retient aucun critère géographique, s’est récemment traduit par plusieurs polémiques fortement médiatisées. Par exemple à Puteaux, l’une des villes ayant pris part à l’expérimentation du port d’uniforme à l’école, les vêtements fournis aux élèves ont été fabriqués au Bangladesh et au Pakistan, et non pas au Portugal comme cela avait été annoncé22« “Des uniformes qui, peut-être, ont été fabriqués par des enfants” : à Puteaux, les tenues distribuées aux élèves sont “made in” Bangladesh et Pakistan », francetvinfo, 26 mars 2024.. De même, la presse a révélé qu’une partie des mascottes pour les Jeux olympiques et paralympiques 2024 de Paris ont été fabriquées en partie en Chine23« Les mascottes des JO de Paris 2024 fabriquées en Chine, “un problème” selon Christophe Béchu », lefigaro.fr, 15 novembre 2023, et « Mascottes des JO 2024 “made in China” : le gouvernement répond aux critiques », huffingtonpost.fr, 15 novembre 2022..

II. Responsabilité territoriale des entreprises (RTE) :la valorisation de l’ancrage local

1. L’activité économique au coeur de la cohésion sociale et territoriale

« La notion de territoire dans la réglementation RSE a été peu, voire pas traitée, explique Charles Nicolas. Pourtant, c’est un espace qui doit pouvoir contrebalancer le caractère macro et parfois abstrait de la norme extra-financière. C’est un des moyens de s’extraire d’une vision guidée par la conformité, et déformée par des données consolidées à si grande échelle qu’elles masquent la plupart des réalités. Au contraire, les entreprises devraient développer leur analyse au niveau du territoire, pour mieux comprendre leurs impacts et leurs dépendances, sur l’ensemble de leur chaîne de valeur. C’est aussi à une échelle locale qu’on pourra développer rapidement la sensibilité à des enjeux qui émergent à grande vitesse, comme l’accès à l’eau, les conflits d’usage sur les ressources, les impacts sur les communautés locales24Entretien réalisé dans le cadre de cette étude.. »

À contre-courant d’une mondialisation débridée, la notion de responsabilité territoriale des entreprises (RTE), encore peu exploitée par les acteurs économiques, a progressivement émergé. Elle vise à souligner le rôle majeur des entreprises sur leur territoire d’implantation et à mettre en lumière les externalités positives et négatives qui en découlent. Cette notion a d’abord été évoquée en 2018 dans un rapport d’information de l’Assemblée nationale dans le cadre d’un rapport d’information. La RTE y est présentée comme « un nouveau concept qui viserait à encourager la dynamisation économique de ces territoires pour réduire les fractures territoriales qui fragilisent la cohésion nationale25Arnaud Viala, Jean-François Cesarini et Guillaume Vuilletet, « Rapport d’information sur la préparation d’une nouvelle étape de la décentralisation en faveur du développement des territoires, » Assemblée nationale, rapport n° 1015, 31 mai 2018, p. 59. ». De même, les auteurs du rapport précisent qu’il « faut privilégier la conception du territoire comme construit social réalisé par tous les acteurs. Il faut construire un véritable “récit” du territoire : présenter une vitrine cohérente de celui-ci est l’élément primordial de l’attractivité26Ibid., p. 32-33. ».

La notion de RTE a ensuite été théorisée par la plateforme RSE de France Stratégie en juillet 201827France Stratégie-Plateforme RSE, op. cit.. Les définitions de la RTE varient mais semblent converger vers une intuition fondamentale : créer du commun entre les acteurs qui occupent un même territoire. Ou, plus précisément, créer du commun à partir du territoire, ce qui auparavant survenait spontanément car les mobilités, les contraintes, les usages numériques et la compétition internationale n’étaient pas les mêmes. Pour Valentin Fontan-Moret, associé-gérant de la société La Moindre des choses, c’est tout simplement « aller réactiver l’histoire d’un territoire et les logiques immatérielles qui l’ont composé28Entretien réalisé dans le cadre de cette étude. ».

Les auteurs du rapport de l’Assemblée nationale cité plus haut proposent d’organiser la RTE autour de quatre grands thèmes29Arnaud Viala, Jean-François Cesarini et Guillaume Vuilletet, op. cit., p. 61-63.

  • une cartographie de l’implantation géographique : nombre d’emplois directs, en CDI et en CDD, nombre d’emplois indirects (services, etc.), sous-traitants, achats dans le territoire concerné ;
  • les moyens de déconcentration des lieux de travail : pourcentage de salariés en télétravail (en distinguant le télétravail réalisé seul, à domicile, et celui réalisé dans des lieux de travail collaboratif) et investissements dans ces espaces ; 
  • les facilités de mobilité : aide à la recherche d’emploi du conjoint, aide à la mobilité quotidienne des salariés et aide aux déménagements ; 
  • l’implication dans le tissu économique et éducatif local : investissement dans des formations diplômantes dans les territoires intermédiaires, investissement dans la formation professionnelle dans ces mêmes territoires, nombre d’alternants issus d’établissements du même territoire et nombre de mécénats de compétence.

Les auteurs du rapport invitent même les grandes entreprises à réaliser « un rapport annuel de synthèse sur ces indicateurs et leurs évolutions », en précisant qu’à « l’instar de la RSE, l’inventivité sera encouragée en faisant une place importante dans ce rapport à toute initiative innovante ayant trait au développement territorial30Ibid., p. 63. ». Si l’on comprend l’intérêt d’inciter les acteurs économiques à s’emparer de la RTE, le risque reste de substituer un maelström normatif par un autre. Ce qui n’est évidemment pas souhaitable.

En tout état de cause, la prise en considération de la RTE montre de manière concrète comment les entreprises font vivre leur environnement, notamment en matière d’emplois ou d’investissements. Cela nécessite de développer des outils dédiés, pour mesurer ce qui ne semble pas spontanément mesurable. L’enjeu devient alors la métrique. À ce jour, les modèles de calcul de la RTE sont rares, peu connus et quasiment pas exploités.

Le rapport de France Stratégie publié en 2018 recense certaines démarches pionnières, à l’image de l’Indicateur d’interdépendance des entreprises avec leur(s) territoire(s) (IEET) qui a été développé par l’association Orée31Organisation pour le renouveau de l’économie par l’environnement (Orée), « S’ancrer dans les territoires pour gagner en performance », septembre 2017.. Cet indicateur « structure une démarche territoriale des entreprises en l’évaluant et en identifiant des axes d’amélioration. [Il] a été mis en place suite au constat que l’ancrage territorial n’était pas ou très mal valorisé dans les reporting extra‑financiers publiés par les entreprises soumises à cette réglementation32France Stratégie-Plateforme RSE, op. cit., p. 32. ».

Le rapport évoque également l’outil Impact TER, développé par le bureau de recherche et d’études Vertigo Lab, dédié à « mesurer les retombées socio-économiques à l’échelle des territoires33Ibid., p. 33. », ou encore la méthodologie « Thesaurus territoire », développée par Goodwill Management pour ses clients, qui « prend en compte non seulement les éléments quantitatifs mais également un ensemble d’éléments immatériels (humain, culture, formation…) pour mesurer les forces et les faiblesses d’un territoire34Ibid. ».

Ces méthodes de calcul restent méconnues et confidentielles. Il s’agit dans les années à venir de bâtir de nouveaux modèles de calcul fiables et communs à tous à l’échelle nationale et/ou européenne afin de permettre aux acteurs économiques de valoriser pleinement l’ensemble de leurs actions en faveur de leur territoire et de leur implantation pérenne. C’est dans cette logique que s’inscrit le prototype de référentiel d’indicateurs développé par l’École supérieure des sciences économiques et sociales (Essec), dont la méthodologie a été présentée début 2024, et qui pourrait guider l’élaboration de politiques publiques fondées sur des données à la granularité locale35Impact Tank, « Mesurer l’impact social & l’ancrage territorial des entreprises », janvier 2024..

2. Externalités positives et synergies au sein des écosystèmes locaux 

Toute activité économique dans un territoire donné engendre mécaniquement des externalités positives (concentration de nouvelles compétences, participation aux projets de territoires…) et négatives (pollutions, épuisement des ressources…). Comme le souligne l’économiste Maryline Filippi, la RTE est la manifestation d’un « entreprendre en commun et en responsabilité pour le bien commun36Maryline Filippi, « Au croisement des notions de responsabilité, d’économie sociale et solidaire et de territoire », in Maryline Filippi (dir.), op. cit., p. 45. ». Dès lors, les entreprises ont une responsabilité envers leur territoire d’implantation, dont elles ont plus ou moins conscience. 

Pour favoriser l’implantation pérenne de l’entreprise et le caractère vertueux de ses interactions avec les autres acteurs locaux, il s’agit de développer des stratégies d’ancrage territorial. Dès lors, le rôle des acteurs publics locaux prend toute son importance pour entretenir, développer et animer ces réseaux afin de favoriser les effets d’entraînement. 

De plus en plus de collectivités prennent conscience de leur intérêt à valoriser la production locale. Au-delà du calcul économique (soutenir les entreprises du territoire, c’est miser sur le maintien des emplois, voire le développement des activités), elles y trouvent l’opportunité de mettre en avant les spécialités du territoire et de se constituer une image de marque à part entière. C’est le pari qu’a par exemple fait le Département de la Corrèze en déposant sa marque « Origine Corrèze ». Le constat est lucide : « À l’heure d’une société mondialisée, les territoires doivent prendre la parole pour se distinguer, se caractériser et se développer. Dans un contexte de concurrence accrue des territoires, la cohésion entre les acteurs d’un même département constitue le socle indispensable d’une dynamique d’attractivité visant à promouvoir les atouts et les potentialités d’un territoire, de ses habitants et de ses talents37Origine Corrèze, « Plus qu’une signature, une terre de talent », origine corrèze.fr.. » Ce label, affiché sur les produits, mais aussi sur les revendeurs, célèbre une forme d’authenticité, à la fois pour les acheteurs locaux et pour les touristes de passage. Si la marque concerne à ce stade surtout le secteur alimentaire, elle a également vocation à distinguer des produits industriels ou des services. Avec un objectif clair : « Soutenir l’emploi sur le territoire, favoriser la relocalisation, mais aussi valoriser l’identité de la Corrèze et renforcer son attractivité38Ibid.. » 

Les entreprises elles-mêmes ont grand intérêt à déployer une stratégie de rayonnement et d’ancrage au sein de leur écosystème. Elles apportent beaucoup à leur territoire, mais celui-ci le leur rend bien : accès aux ressources humaines, aux infrastructures, à de jeunes talents sortis d’écoles à proximité, à de nouveaux marchés, à une image de marque « terroir »… 

Louis Raynaud de Lage, manager chez Bartle et coauteur du rapport d’Impact Tank sur la mesure de l’ancrage territorial, affirme que « le territoire et l’entreprise sont interdépendants : pour être résilientes, les entreprises doivent s’enraciner dans leur territoire, fidéliser les clients avec lesquelles elles interagissent dans un territoire, elles doivent se fournir avec des fournisseurs locaux. Elles doivent composer avec l’écosystème naturel de leur territoire39Entretien réalisé dans le cadre de cette étude. ». 

Parmi les entreprises françaises dont la politique d’ancrage territoriale structure les activités, figure en bonne position Hermès. Le groupe de luxe a renforcé sa présence en Normandie en annonçant en janvier 2024 la création d’une nouvelle unité de production de parfums à Pîtres, marquant un pas stratégique pour la maison et l’économie locale40« Hermès consolide son ancrage en Normandie avec une nouvelle unité de production à Pîtres », meeandmatch.fr, 18 janvier 2024.. Ce projet, installé sur une ancienne friche industrielle désaffectée de 15 hectares, vise à conjuguer innovation, développement durable et respect du patrimoine naturel. Avec cette cinquième implantation dans l’Eure, Hermès consolide ainsi le rôle de la région comme un pôle du luxe. Bernard Leroy, président de la communauté d’agglomération Seine-Eure, le souligne : « Au total, cela représente déjà entre 800 et 900 emplois sur notre secteur. 

Et avec cette nouvelle ouverture, on devrait dépasser la barre des 1 000 […]. On sait déjà que le bâtiment sera à haute qualité environnementale41Cité in Laurent Derouet, « Hermès va ouvrir un cinquième site dans l’Eure », leparisien.fr, 27 janvier 2024.. » Cette ouverture fait suite à une politique de longue date d’ancrage territorial et de transmission des savoirs artisanaux défendue par Hermès. En 2021, l’entreprise avait déjà inauguré sa dix-neuvième maroquinerie dans la commune de Saint-Vincent-de-Paul, en Gironde, en s’engageant à recruter localement les maroquiniers après avoir permis à des « élèves de lycées professionnels ou candidats à l’emploi ou à la reconversion identifiés en partenariat avec Pôle Emploi [désormais France Travail] et le Greta42« La nouvelle Maroquinerie de Guyenne : un ancrage durable et responsable », hermes.com. » de se former auprès d’artisans expérimentés. 

Du côté de Vinci Autoroutes, les travaux de renouvellement de onze aires annoncées en région Provence-Alpes-Côte d’Azur se sont achevés en 2023 avec un cap tourné vers la RTE. Selon Bertrand Wipf-Scheibel, directeur de la communication du concessionnaire autoroutier, l’entreprise a « mis un point d’honneur, dans le cadre de ces renouvellements, à renforcer leur ancrage territorial, en repensant ces aires comme de véritables portes ouvertes sur la culture de notre territoire43Cité in Lisa Domanech, « Une nouvelle génération d’aires d’autoroute au service des territoires, laprovence.com, 16 février 2024. ». Vinci Autoroutes s’est engagé à travailler avec les collectivités de la région et acteurs du territoire pour valoriser le parcours des grandes figures régionales comme Marcel Pagnol44Lounès Disdier, « Une aire d’autoroute de l’A52 inaugurée en mémoire de l’écrivain provençal Marcel Pagnol », laprovence.com, 18 mai 2024. et proposer à la vente les produits artisanaux provenant des exploitations voisines, tout en améliorant la végétalisation des sites et en augmentant le nombre de bornes de recharges électriques et l’écoresponsabilité des sites, des mesures bénéficiant aux voyageurs de passage comme aux habitants du territoire45Comme exemple, voir « L’aire de La Chaberte fait peau neuve sur l’A57 », vinci-autoroutes.com, 16 novembre 2022.

Une conception ancrée territorialement et collaborative de résidences d’artistes intervient également en amont de l’ouverture de nombreux projets d’ampleur, à l’image de la Villa Créative, à Avignon46« Création de la Villa Créative à Avignon (84) », banquedesterritoires.fr, 6 janvier 2023, et « À Avignon, Villa Créative, incubateur universitaire selon Alfonso Femia », chroniques-architecture.com, 15 juillet 2023.. Ce tiers-lieu dédié à la culture et aux industries créatives, dont l’ouverture est prévue au printemps 2025, inscrit son action dans un tissu de partenariat aux échelles locales, régionales, nationales comme à l’international, avec des universités, des écoles, des entreprises et des institutions, en « adaptant les formations aux besoins du territoire dans le domaine de la Culture et des industries créatives47« L’actualité invest du Vaucluse. La Villa Créative : un tiers-lieu d’inspiration », investinvaucluseprovence.com, 10 juillet 2023. ». La Villa créative, fondée par Avignon Université, bénéficie notamment des investissements et du soutien de la Banque des territoires, du Festival d’Avignon, des différents échelons de collectivités territoriales locaux et de la French Tech Grande Provence48« Villa Créative, un patrimoine dédié à la culture & aux industries créatives », univ-avignon.fr, 20 novembre 2024.

Les résidences d’artistes jouent également un rôle important en matière d’attractivité et de rayonnement dans les territoires où elles sont implantées. En réunissant des artistes innovants et reconnus, en organisant des événements ouverts au public et en s’inscrivant au sein de l’écosystème créatif du territoire, ces espaces s’inscrivent dans une démarche de responsabilité territoriale. À Aubervilliers, en banlieue parisienne, Poush est devenu un pôle majeur de l’art contemporain en France49« Poush, un lieu d’artistes pour la création et l’exposition », poush.fr.. Sous la direction d’Yvannoé Kruger et lancé par Manifesto, il rassemble une large palette de disciplines artistiques, de l’art numérique aux arts plastiques. Cet espace hybride, rassemble les ateliers de 270 artistes confirmés ou émergents au sein d’anciennes usines inoccupées de 20 000 mètres carrés et attire désormais des curateurs, habitants du quartier, amateurs d’art et investisseurs du monde entier50Charlotte Fauve, « Poush, l’incubateur artistique le plus tendance du Grand Paris, voit plus grand à Aubervilliers », telerama.fr, 1er juin 2022..

Il vise notamment à « orchestrer des rencontres entre la culture et les territoires51Paul Ivernel, « À Clichy, les dynamiques culturelles se multiplient malgré le confinement », bondyblog.fr, 10 janvier 2020. » en tant que « lieu innovant, culturel et artistique au service du rayonnement d’Aubervilliers et du Grand Paris52« Des artistes prennent leurs quartiers dans une ancienne usine à Aubervilliers », echoidf.fr, 30 avril 2022. ». Des collaborations sont nouées avec les acteurs public-privé et structures du territoire, associations et écoles, afin de participer à redynamiser la ville, démocratiser l’accès à l’art et valoriser les talents locaux53Zoé Terouinard, « L’art contemporain à la conquête des quartiers popuaires », timeout.fr, 10 juillet 2023. . S’inscrivant dans l’intérêt général, Poush est porté par l’Association pour le développement des lieux de création artistique (ADLCA), créée par Hervé Digne et Laure Confavreux-Colliex en juin 2021. 

Toujours dans le secteur de la Culture, Netflix a annoncé un partenariat avec Atout France, l’agence de développement touristique national, et qui a développé un guide recensant sur une carte interactive les lieux de tournage français présents dans ses productions54Voir Netflix, « Voyager en France ».. Les deux partenaires ont même signé une « lettre d’engagement en faveur du rayonnement de la France » et soulignent que « près d’une personne sur deux ayant regardé une série ou un film français proposé par Netflix déclare avoir une image plus positive du pays55Netflix, « Netflix et Atout France unissent leurs forces au service du rayonnement culturel et touristique de la France », communiqué de presse, atout-france.fr, 1er février 2024. ». « L’entreprise Netflix s’engage de plus en plus dans l’Hexagone en s’attachant à faire travailler l’économie locale pendant les tournages, affirme ainsi Stéphanie Cadet, directrice de la communication d’Atout France. À titre d’exemple, lors du tournage de la série All the Light We Cannot See à Villefranche-de-Rouergue (Aveyron), Netflix n’a pas utilisé de décors mais a rénové certaines boutiques du centre-ville pour y tourner ses scènes, après négociation avec les équipes municipales. Cela a permis de redonner vie à certains commerces de la commune et de mettre en lumière le territoire. L’entreprise utilise par ailleurs l’image glamour de la France dans ses productions, dont certaines ont remporté de très grands succès ces dernières années, à l’image de la série Emily in Paris56Entretien réalisé dans le cadre de cette étude.. » 

3. Impact local positif : un objectif plus pertinent que la quête d’un monde meilleur

Si certains acteurs ont tendance à présenter le rayonnement dans le territoire comme une sous-catégorie de la RSE, à l’instar de France Stratégie, notre conviction est au contraire que cette notion nouvelle se démarque de la seconde. Contrairement aux préceptes de la RSE, qui concernent toutes les entreprises, indépendamment de leur taille, de leur secteur d’activité ou de leur situation géographique, la RTE permet d’intégrer les réflexions locales à la stratégie interne et aux plans de développement57Stan, La Responsabilité territoriale de l’entreprise, Marseille, novembre 2023, p. 86.

Nous pouvons ainsi citer Michelin en tant qu’entreprise française qui a déployé des mesures de protection des territoires dans lesquelles elle est implantée, en particulier à Clermont-Ferrand, son berceau historique. En matière de transition environnementale, l’entreprise a déployé des mesures de réhabilitation écologique et de reconversion d’anciennes zones industrielles. Le parc Cataroux, situé en plein coeur de la ville et où étaient basées les anciennes usines de Michelin depuis 1921, est engagé dans des vastes travaux de réhabilitation qui devraient se terminer en 202858Émilie Valès, « À Clermont-Ferrand, le Parc Cataroux, symbole de la reconversion d’un site industriel historique de Michelin », region-aura.latribune.fr.. À la fin de la mutation, le site de 42 hectares devrait être transformé en un pôle d’activité au service de l’attractivité du territoire, réunissant une salle de spectacle, des équipements sportifs, des espaces d’hébergement ou encore un hub innovant dédié à l’entrepreneuriat pour 130 millions d’euros de travaux59Patricia Campo, « Une nouvelle vie pour le quartier des pistes à partir de 2028 à Clermont-Ferrand », lamontagne.fr, 18 avril 2024.. « [Nous voulons] faire de Cataroux un accélérateur d’innovation au service du développement du territoire », indique Jean-Philippe Ollier, directeur du programme Parc Cataroux chez Michelin60Cité in Houari Ayadi, « Parc de Cataroux : l’ambitieux projet de Michelin à Clermont-Ferrand », france3-regions.francetvinfo.fr, 19 avril 2024.. Un projet s’inscrivant dans une démarche de responsabilité territoriale.

Cette logique de responsabilité territoriale des entreprises infuse également l’univers de la tech. La start-up Pure61pure-projet.fr. a été fondée par Élias Chebak, ancien directeur Grand Paris chez Nexity62« Portrait d’Élias Chebak », acteursgrandparis.fr.. L’entreprise se présente en tiers de confiance pour accompagner localement la rénovation et la réhabilitation du bâti préexistant par de l’objectivation de données, de la projection territoriale et de la mise en relation des parties prenantes public-privé. Ainsi, l’entreprise propose des études « datistiques » et des modélisations de transformation de la ville pour guider les collectivités dans leurs politiques urbaines durables. Elle permet également de relier les élus locaux désireux de déployer des projets de rénovation urbaine avec des fonds d’investissements, prêts à mobiliser des fonds privés pour accompagner les collectivités territoriales dans des projets en ligne avec leur politique d’investissement. 

La plateforme de Pure « combine des algorithmes, de l’intelligence artificielle et de la maquette numérique63« Les start-up prometteuses à suivre en régions en 2025 », latribune.fr, 2 janvier 2025. » pour « transformer les volontés politiques et urbaines en projets économiques, écologiquement et technologiquement viables64Entretien réalisé dans le cadre de cette étude. ». Pure, présentée comme la « première startup des territoires incubée à la Station F65« Les start-up prometteuses à suivre…», art. cit. », participe donc à la mise en relation vertueuse des acteurs des territoires – élus, investisseurs, maîtres d’ouvrage et grands propriétaires – autour de projets de rénovation urbaine responsables et sans entraver les finances publiques. Une manière innovante de mobiliser les leviers du secteur privé pour accompagner les acteurs publics-privés sur le long terme, en cherchant à répondre à la crise du logement. 

Il s’agit donc dans tout cela de développer une connaissance fine des acteurs, des problématiques et des conflits larvés depuis longtemps. En effet, connaître l’histoire, la géographie et l’actualité d’un territoire sont des éléments importants pour une entreprise souhaitant y mener un projet. D’où la nécessité de travailler en amont des conflits et des problématiques propres à chaque territoire pour les éviter. 

C’est justement toute la stratégie de l’antenne régionale Rhône-Alpes-Auvergne de Vinci Immobilier, qui a missionné la société La Moindre des choses depuis plusieurs années pour la rédaction du magazine En relation, dédié à construire une vision commune et une culture partagée d’un territoire avec l’ensemble des parties prenantes et des prestataires de l’entreprise66Pour consulter les numéros de cette revue, voir vinci.immobilier-institutionnel.com.. Selon Valentin Fontan-Moret, associé-gérant de la société, « se positionner sur un projet quand le conflit est déjà engagé est problématique : il s’agit de devancer les germes des difficultés pour les empêcher d’éclore67Entretien réalisé dans le cadre de cette étude. ». 

D’autre part, les externalités positives sur un territoire sont parfois peu visibles – voire non identifiées par les acteurs eux-mêmes car ce sont des actions qu’ils réalisent spontanément – mais concrètes. L’affichage peut alors devenir opportun pour valoriser ces démarches immatérielles. Cela révèle un souci particulier des acteurs économiques pour leurs externalités vertueuses en faveur de leur territoire d’implantation, ce qui doit être encouragé par les acteurs publics à l’échelle nationale et locale. « La question à se poser est celle de la pertinence, souligne Audrey Aubard, secrétaire générale de la FFIGIA. Au sein du mille-feuille normatif, il faut trouver les mesures qui seront pertinentes pour les entreprises. Le schéma développé actuellement est identique pour toutes les entreprises, sans réfléchir à leur taille. Concrètement, cela enrichit les organismes de certification et les cabinets de conseil. Au contraire, il ne faut pas surcharger administrativement les entreprises et qu’elles voient les évolutions comme des avancées dont elles pourront tirer bénéfice. Il faut leur permettre d’exprimer de manière simple ce qu’elles font déjà en matière de démarches responsables (économies d’énergie, emballages, transports, économies hydrauliques…)68Ibid.. »

Dès lors, faut-il opposer RSE et RTE, c’est-à-dire le social et l’environnemental versus le territoire, comme on opposerait le global au local ? N’oublions pas que la RSE provient de grandes organisations internationales qui structurent les marchés, dans une logique descendante (tel le ruissellement des contraintes évoqué en première partie). La RTE procède au contraire d’une logique ascendante : elle est d’abord le fait des entreprises qui maillent et structurent un bassin d’activité. C’est cette interdépendance qui doit être intégrée pleinement aux stratégies privées et publiques de développement. Afin de ne pas opposer ces notions de manière simpliste, qui sont finalement différentes mais complémentaires, nous préférons lire le sigle « RTE » comme le « rayonnement territorial des entreprises », afin d’insister sur l’effet positif enclenché par un acteur économique sur son lieu d’implantation et ses interactions avec les autres acteurs de son écosystème. 

La norme ISO 26000 sur la RSE définit l’ancrage territorial comme « le travail de proximité proactif d’une organisation vis-à-vis de la communauté. Il vise à prévenir et à résoudre les problèmes, à favoriser les partenariats avec des organisations et des parties prenantes locales, et à avoir un comportement citoyen vis-à-vis de la communauté69François Bousquet, Thierry Verstraete et Valérie Barbat, « La théorie des conventions pour comprendre l’ancrage territorial des PME », Revue de l’entrepreneuriat, vol. 17, n° 3-4, 2018, p. 79. ». Selon les auteurs du rapport de l’Assemblée nationale déjà cité, « la RTE doit aller plus loin en donnant un rôle aux entreprises dans l’aménagement du territoire et en déployant des critères d’appréciation70Arnaud Viala, Jean-François Cesarini et Guillaume Vuilletet, op. cit., p. 60-61. ». Dès lors, « la dimension territoriale doit-elle aussi devenir une contrainte réglementaire, pour la faire passer dans une autre dimension, qui dépasse le marketing et la revendication ? », s’interroge Valentin Fontan-Moret71Entretien réalisé dans le cadre de cette étude.. Quelle que soit l’approche du législateur ou du politique, il est certain que notre pays a tout intérêt à valoriser davantage l’ancrage et le rayonnement territorial de ses acteurs économiques afin de les rendre à la fois plus sédentaires et plus compétitifs.

III. Recommandations : comment mieux valoriser l’ancrage des entreprises ?

1. Au niveau européen : préserver la compétitivité des entreprises et permettre une préférence locale

Le marché commun repose sur une conviction – la libre concurrence au niveau européen profite à l’ensemble des citoyens – et sur une méthode – supprimer, au niveau européen, les différences de traitement entre les États membres. En matière de commande publique, cela se traduit par le principe selon lequel un acheteur doit opérer un choix fondé sur l’objet du marché et non sur le fournisseur, afin de limiter le risque d’abus et de renforcer la transparence sur les critères de sélection. Il s’agit d’une application stricte des principes économiques en matière d’efficacité des marchés : on ne juge pas l’entreprise, mais ce qu’elle offre. 

Il est saisissant de constater que le Pacte vert propose une approche contraire. En effet, comme on l’a vu pour la directive CSRD, les contraintes portent sur les entreprises, c’est-à-dire sur leur mode de gestion, et plus seulement sur les produits. Aussi le risque induit en matière de compétitivité, tel que nous l’avons décrit en première partie, est immense : les contraintes pèsent sur les entreprises européennes, qui sont désavantagées face à leurs concurrentes étrangères, qui n’y sont pas soumises. Autrement dit, l’Union européenne organise la libre concurrence sur son marché tout en prenant le risque de pénaliser ses propres entreprises. 

Nous pensons que le renouvellement des instances européennes doit être l’occasion d’harmoniser ces pratiques au bénéfice direct des entreprises européennes. S’il paraît illusoire d’imaginer un retour en arrière en matière de CSRD, il convient toutefois de ne pas augmenter le fardeau normatif des entreprises européennes avant de vérifier que l’ensemble des mesures du Pacte vert bénéficiera effectivement à l’économie continentale, comme le défendent ses promoteurs. Cette approche permet de maintenir un haut niveau d’ambition écologique sans compromettre l’avenir économique. 

Enfin, le Pacte vert, et singulièrement la directive CSRD, doit rapidement devenir un atout pour les entreprises européennes, ce qui garantira en outre son acceptabilité, donc sa pérennité. Aussi, nous suggérons que les données produites par les entreprises dans le cadre de leurs obligations CSRD puissent être utilisées par les acheteurs publics et les législateurs nationaux pour la passation des marchés. L’élaboration d’un référentiel objectif doit permettre de limiter le risque d’abus de marché et doit pouvoir être combinée avec un critère de sélection géographique assumé.

Évaluer les opportunités liées à la mise en oeuvre de la directive CSRD avant d’envisager un renforcement des contraintes.
Assumer une préférence locale dans la passation des marchés publics pour permettre à un acheteur (État ou collectivité) de préférer un fournisseur local. 

2. Au niveau national : faire de la production locale une priorité nationale 

La France est entrée dans le xxie siècle avec la conviction qu’elle pourrait cesser d’être un site de production tout en demeurant un centre de décision. Ce mirage d’une « France sans usines » a accéléré le déclin de l’industrie par la multiplication des délocalisations d’usine au-delà de nos frontières. Ainsi, entre 2000 et 2022, la part de l’industrie dans le PIB national est passée de 14,5 % à 9,5 %, tandis qu’en Allemagne, cette proportion ne diminuait que marginalement, de 20,5 % à 18,4 % (alors même que ce secteur se trouve actuellement sous forte pression outre-Rhin). Dans le même temps, le solde commercial français, qui présentait un excédent de 20 milliards d’euros, s’est brusquement effondré, jusqu’à atteindre un déficit record de 164 milliards d’euros. 

Avec la crise sanitaire, les Français ont brutalement pris conscience qu’ils dépendaient de l’étranger pour bon nombre de biens, tant à faible valeur ajoutée (la fabrication de masques chirurgicaux) qu’à haute valeur ajoutée (la production de vaccins à ARN messager). Depuis le plan de relance, impulsé dès 2020, le gouvernement a adopté une stratégie de réindustrialisation en cherchant à rapatrier des chaînes de valeur. 

Cette dynamique est essentielle pour refaire de la France une grande nation de production. Or l’industrie s’implante, par construction, dans les territoires, à cause de l’emprise foncière qu’elle requiert. Réindustrialiser, c’est donc encourager les acteurs économiques à réinvestir les territoires, donc à définir des stratégies d’implantation locale en phase avec leurs ambitions de production. C’est pourquoi tout ce qui contribue à arrimer à nouveau des chaînes de valeur en France soutient l’ancrage local des entreprises. Il faut en faire la priorité nationale afin de faire converger toutes les autres politiques publiques – éducation, enseignement supérieur, recherche, transports, énergie, travail… – vers cet objectif. 

Si une telle ambition doit nécessairement être portée au plus haut niveau politique, il convient bien sûr de la décliner par des mesures efficaces et concrètes qui lui donneront corps. Nous proposons ici quelques pistes. 

Au plan fiscal, tout ce qui encourage la compétitivité nationale doit être favorisé. Ainsi, comme le rappelait récemment l’économiste François Écalle, la France fait le choix de préserver la consommation dans le pilotage des prélèvements obligatoires (PO)72François Écalle, « Les prélèvements sur le travail, le capital et la consommation de 2016 à 2022 », fipeco.fr, 25 mars 2024., et donc d’imposer davantage le capital et le travail. Ainsi, la France est médaille d’or ou d’argent lorsqu’il s’agit d’imposer le capital et le travail, qui sont les deux principaux facteurs de production, mais dans la moyenne européenne pour ce qui concerne la consommation. Au plan macroéconomique, cela revient mécaniquement à renchérir la production nationale par rapport aux importations. Il convient donc de rééquilibrer le poids relatif de ces PO sur le capital et le travail, d’une part, et sur la consommation, d’autre part. Concrètement, cela peut se traduire par la baisse des impôts de production et des cotisations sociales, quitte à financer ces réductions de recettes par une augmentation du taux de la TVA. Pour fixer les idées, une hausse d’un point de TVA, si elle est appliquée sur l’ensemble des taux (normal et réduits), générerait environ 13 milliards d’euros de recettes supplémentaires, alors que la suppression de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), engagée par le gouvernement dans le projet de loi de finances pour 2023 dans la stratégie de baisse des impôts de production, correspondait à une moindre recette de l’ordre de 9 milliards d’euros. Bien sûr, cette mesure aurait un impact direct en matière de pouvoir d’achat, ce qui la rend impopulaire. C’est pourquoi elle doit s’inscrire dans une stratégie globale de long terme visant à renforcer la production en France, qui demeure la seule source de prospérité à long terme, et donc la seule façon de ne pas appauvrir durablement le pays, et les Français par la même occasion. 

D’autres leviers peuvent être activés pour favoriser la production locale sans conséquences budgétaires immédiates, dans une logique de valorisation et de préservation des savoir-faire. Ainsi, les indications géographiques (IG), d’abord limitées aux produits agricoles, couvrent en France, depuis 2014, les produits non agricoles. Ces appellations, qui protègent et authentifient les savoir-faire locaux, permettent à la fois de mieux valoriser les entreprises d’un territoire et de renforcer son image de marque, notamment à l’export. En outre, ces productions ancrées localement ne peuvent, par construction, être délocalisées. Faire mieux connaître ce dispositif et soutenir le développement des IG existantes et à venir contribuent à renforcer l’ancrage territorial des entreprises.

Les règles européennes imposent à un acheteur public de ne pas discriminer sur la base des caractéristiques de l’entreprise, mais sur la base de l’objet du marché, c’est-à-dire de son produit ou de sa prestation. Ainsi, une collectivité ne peut pas privilégier un fournisseur local, ou un fournisseur engagé sur tel combat, mais doit se focaliser sur une analyse objective du gain attendu. Cela conduit à dépolitiser la commande publique, et donc à priver les élus locaux de moyens très concrets de faire vivre leur écosystème local et de mettre en avant leur propre agenda politique. L’ambition de la directive européenne est de favoriser la concurrence et d’éviter le capitalisme de connivence dans l’intérêt du consommateur, ce qui est bien évidemment louable. Mais en voulant préserver la concurrence sur un marché de consommation de biens, elle l’annule sur le marché de l’offre politique : finalement, c’est le choix du consommateur qui est limité par cette directive. 

Dans le droit français, un coin a d’ores et déjà été introduit dans ce cadre législatif européen, avec la loi Outre-Mer de 2017 : en permettant à ces collectivités de privilégier les achats locaux73Voir notamment le deuxième alinéa de l’article L.420-5 du code de commerce, inséré par l’article 64 de loi de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique (loi n° 2017-256 du 28 février 2017)., on fait entorse à la directive de 2014. Bien sûr, cela peut sembler légitime dans le cas de ces collectivités – l’isolement géographique, leur éloignement par rapport au reste du territoire, et donc du marché commun, la nécessité de dynamiser l’économie locale figurent autant de bonnes raisons de privilégier le local –, mais il n’y a là que des différences de degré par rapport à n’importe quel autre territoire métropolitain et non pas une différence de principe. Comment justifier une telle différence de traitement, sauf à renvoyer encore et toujours les collectivités ultramarines à leur singularité ? 

En tout état de cause, le domaine qui tranche le plus nettement avec la directive européenne est celui de la restauration collective. Ainsi, la loi impose des quantités minimales de produits issus des circuits courts dans les cantines scolaires. Encore en 2021, la loi « résilience climat » a renforcé l’ambition du cadre législatif en la matière74Voir notamment l’article L.230-5-1 dans sa rédaction issue de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.. Nous pensons que ce qui est aujourd’hui une exception à la règle générale doit devenir la règle générale (étant entendu que cette règle générale pourra elle-même admettre des exceptions pour des cas spécifiques où il n’apparaît pas judicieux de pouvoir privilégier des fournisseurs locaux). C’est pourquoi, en lien avec la réforme que nous appelons de nos voeux au niveau européen, nous recommandons de permettre aux acheteurs publics de privilégier les producteurs locaux.

– Porter au niveau national une ambition claire : faire de la France un pays de production.
– Décliner cette ambition au plan fiscal, en allégeant la fiscalité sur la production, quitte à augmenter celle sur la consommation.
– Adapter le droit de la commande publique pour permettre les achats locaux.
– Soutenir les indications géographiques des produits industriels et artisanaux pour valoriser les savoir-faire locaux. 

3. Au niveau des collectivités locales : créer un référentiel pour mesurer le rayonnement territorial des entreprises 


De nombreux cabinets de conseil ont élaboré des méthodologies pour évaluer l’impact territorial d’une entreprise. Il est donc déjà possible de mesurer, de façon objective – même si chaque méthodologie induit nécessairement ses propres biais – la contribution d’une activité économique à l’écosystème local. Aussi, plutôt que d’imposer aux entreprises de se conformer à un cadre normatif très général et déconnecté des préoccupations d’un territoire, il serait pertinent de permettre à chaque collectivité d’élaborer, en s’appropriant ces outils de mesure, des critères préférentiels dans l’octroi des marchés publics sur la base de la contribution territoriale d’une entreprise.

À titre illustratif, telle collectivité, dont l’exécutif aurait été élu pour son engagement en faveur du bien-être animal, pourrait décider de privilégier les entreprises engagées sur ce domaine, quitte à négliger des acteurs locaux peu engagés sur ce sujet ; inversement, une équipe politique ayant fait campagne sur la valorisation du tissu économique local pourrait choisir de ne retenir que des entreprises locales. Il s’agirait de décentraliser l’élaboration des normes RSE, ce qui peut être une autre acception de la RTE. 

Dès lors, les acteurs publics veulent agir de manière concrète pour favoriser l’ancrage local des acteurs économiques. Tout d’abord en les accompagnant dans l’appropriation de la RTE, mais aussi en valorisant les acteurs engagés dans des démarches vertueuses. Il s’agit d’accompagner les entreprises pour les aider à identifier et à mesurer leur contribution au développement territorial. Cela passe notamment par la réalisation d’enquêtes, le partage de data, l’information donnée aux acteurs économiques sur l’intérêt de valoriser leur RTE et la mise à disposition d’outils de mesure pérennes et accessibles à tous. 

Pour inciter les acteurs économiques à développer des stratégies vertueuses pour leur territoire d’implantation, il s’agit de proposer des avantages aux acteurs qui intègrent la dimension territoriale dans leur stratégie de développement afin de les inciter à développer leur rayonnement à l’échelle locale. Chaque territoire bénéficie d’une image et d’atouts différents, impliquant donc des approches différenciées mais forcément engageantes. 

Pour ce faire, les collectivités territoriales ont tout intérêt à mettre en réseau ces acteurs économiques pour faciliter le partage de bonnes pratiques, et à saluer leur engagement via des labels fiables et harmonisés. Cela peut passer concrètement par l’accompagnement des acteurs privés dans la constitution d’un collectif d’entreprises à l’échelle d’un territoire et dans la mise en place de labels d’État, par exemple une indication géographique (IG). Cette démarche de valorisation des productions locales doit être coconstruite entre les collectivités et les acteurs économiques, pour éviter le piège dont font les frais certaines marques territoriales issues d’une simple volonté politique d’un exécutif local : leur pertinence est souvent remise en question car les entreprises locales ne se l’approprient pas, n’ayant pas été mobilisées dans la démarche.

– Épauler les acteurs privés dans l’appropriation de la RTE.
– Valoriser les acteurs économiques engagés au sein de leur territoire. 
– Mettre en réseau et développer des labels fiables et harmonisés. 

4. Au sein des entreprises : partager les bonnes pratiques et développer des certifications

Pour généraliser des pratiques vertueuses durables, il s’agit de développer des réseaux collaboratifs entre acteurs économiques à l’échelle d’un territoire dédiés au partage de bonnes pratiques et aux retours d’expérience en matière d’ancrage territorial et de participation aux projets locaux. Pour faire face à la concurrence internationale et pallier l’incertitude du contexte économique mondial (un enjeu majeur, comme l’ont rappelé la crise sanitaire liée au Covid-19 et la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine ou, plus généralement, le réchauffement climatique), les entreprises ont intérêt à devenir consoeurs plutôt que concurrentes et à se rapprocher de leurs réseaux de fournisseurs et de prestataires. Dès lors, il s’agit pour les acteurs publics de financer ces réseaux d’entreprises pour leur donner les moyens de les animer ou d’informer les acteurs des financements existants (notamment les fonds européens Leader et Feder). 

En changeant d’échelle, les acteurs peuvent repenser leurs collaborations, par exemple au niveau des associations de filière. Ce niveau de regroupement d’acteurs permet de débloquer des moyens en commun, et notamment de dégager les crédits nécessaires à la réalisation d’études en interne ou à l’embauche d’un cabinet de conseil. Les associations de filière permettent de déployer de manière concertée des objectifs en matière RSE cohérents avec les enjeux propres à chaque secteur, tout en mutualisant les ressources et le partage de data.

Les clubs d’entreprise et les chambres de commerce et de métiers, à l’échelle départementale, offrent aussi des cercles pertinents pour décrypter les évolutions normatives et leurs conséquences concrètes pour les acteurs économiques locaux. Il s’agit dès lors de soutenir les collaborations entre ces organisations et les petites et moyennes entreprises, afin d’être mieux informés face aux évolutions des normes en matière de RSE. Ces apports d’information peuvent être réalisés lors de plénières, pour limiter les déplacements des entrepreneurs et s’adapter à leurs emplois du temps. 

Enfin, une réflexion peut être menée au sujet du concept de redevabilité territoriale des entreprises. La comptabilité repose sur le principe de la partie double, c’est-à-dire l’égalité bilantielle entre l’actif (ce qui permettra de générer l’activité future) et le passif (ce qui oblige vis-à-vis des engagements passés), constitué des dettes et des capitaux propres, d’une entreprise. Autrement dit, la base de la finance repose sur un principe : pour pouvoir créer de la valeur, une entreprise s’engage d’abord vis-à-vis de ses actionnaires, auprès de qui elle devient redevable. En revanche, elle ne l’est pas vis-à-vis de son territoire. Aujourd’hui, il n’est pas illusoire de penser que ce modèle est amené à évoluer, afin de mieux intégrer le territoire au sein de sa comptabilité. Une entreprise, parce qu’elle est redevable vis-à-vis de son territoire, devrait pouvoir l’intégrer à son passif, en trouvant une correspondance à son actif, par exemple dans le cadre de l’intégration d’une marque (actif immatériel) ou d’une emprise foncière (actif matériel). Cette nouvelle approche fait écho aux travaux académiques en cours sur la comptabilité écologique, notamment ceux d’Alexandre Rambaud. Nous pensons qu’une telle évolution des référentiels comptables, actuellement dominés par les normes IFRS, serait à même de mieux valoriser l’ancrage territorial des entreprises. Ces changements ne relevant pas à proprement parler du domaine législatif, nous considérons qu’il échoit aux acteurs privés, par exemple l’ordre des experts-comptables, de s’emparer de ces réflexions pour les faire aboutir à des mesures concrètes.

– Partager les pratiques vertueuses à l’échelle de réseaux locaux en développant des outils de mesure communs.
– Développer une réflexion autour du concept de redevabilité territoriale des entreprises.
– Développer une réflexion globale en matière de RSE à l’échelle des associations de filière.
– S’appuyer sur les clubs d’entreprises et chambres de commerce et de métiers à l’échelle départementale pour décrypter les évolutions normatives.

5. Du côté des consommateurs : donner du sens à leurs achats pour valoriser les acteurs locaux

Les acteurs privés et publics ne sont pas les seuls à avoir un rôle à jouer pour favoriser l’ancrage des entreprises du territoire. Pour engager ces entreprises à s’engager localement, les consommateurs doivent participer à l’effort collectif pour des pratiques plus responsables. Si « 77 % des Français affirment que l’engagement territorial d’une entreprise est un critère important lorsqu’ils font des achats, seulement 21 % estiment que cela est très important75« Les Français et la responsabilité territoriale des entreprises », enquête Toluna-Harris Interactive pour ESS France, octobre 2022. ». En priorisant les circuits courts et en faisant le choix de soutenir les acteurs économiques qui considèrent leur territoire d’implantation et développent des activités responsables, les consommateurs valorisent les producteurs locaux et participent à dynamiser l’économie locale. L’élan que nous appelons de nos voeux doit aussi reposer sur la responsabilité individuelle : on ne peut pas soutenir à la fois que les entreprises doivent nécessairement intégrer d’autres préoccupations que leur propre rentabilité et considérer qu’il est légitime que le consommateur fonde son choix sur le seul critère du prix.

– Faire le choix de soutenir les produits réalisés localement ou par une entreprise engagée dans des pratiques vertueuses pour son territoire d’implantation. 

Conclusion Réconcilier souveraineté économique et engagement territorial

Le développement de la RSE a brouillé l’évidence : dans un marché ouvert, une entreprise qui perd en compétitivité menace de disparaître. C’est cette réalité que le rapport Draghi a brutalement rappelée : si l’Union européenne ne sert qu’à produire des normes qui pénalisent les entreprises européennes dans la compétition mondiale, alors elle ne parviendra plus à garantir la prospérité commune, ce qui a toujours été sa raison d’être. Autrement dit, l’Union européenne ne sera plus en mesure de justifier son existence et courra donc à sa perte. 

Faut-il pour autant sacrifier nos ambitions commerciales et climatiques ? Certainement pas. Mais ni l’économie ni l’écologie ne proclament que le citoyen est un consommateur avant d’être un producteur. Pour préserver la prospérité de la France et de l’Europe, il est indispensable de changer ce paradigme : le marché commun doit être envisagé comme un réseau de producteurs solidaires plutôt que comme un nid d’oisillons voraces, prêts à gober tout ce qu’on voudra bien leur tendre. Il faut garantir la pérennité de l’appareil productif à toutes les échelles : européenne, nationale et locale. 

C’est pourquoi la concrétisation de la responsabilité territoriale des entreprises (RTE) semble opérer un virage salutaire : il ne s’agit plus de soumettre les agents économiques à des normes réglementaires et des contraintes morales de plus en plus fortes, mais de valoriser tout ce qu’ils apportent déjà à leur territoire, en matière d’emplois, d’investissements et de rayonnement culturel, et de les encourager à faire encore davantage. Plutôt que de culpabiliser les acteurs, nous proposons de responsabiliser et d’encourager l’ensemble des parties prenantes à jouer collectivement afin de construire ensemble des projets vertueux pour leur territoire. 

à lire aussi

(Re)mettre Walincourt sur la carte

Les ruraux face aux déchets sauvages : principes, pratiques, attentes

L’imaginaire territorial des marques