Énergie en Outre-mer : enjeux d’un service public sous contrainte

Auteur(s)

Lova Rinel est commissaire à la Commission de régulation de l’énergie (CRE). Spécialiste des enjeux stratégiques, énergétiques et de défense, elle oeuvre à l’intersection des politiques industrielles, de la transition énergétique et de la souveraineté nationale. Ancienne conseillère du président de Madagascar, elle publie régulièrement sur la dissuasion nucléaire, la géopolitique des ressources et les dynamiques de puissance.

Résumé

Les zones non interconnectées (ZNI) désignent les territoires français, majoritairement ultramarins, qui ne sont pas reliés au réseau électrique continental. Dans ces espaces, produire et distribuer de l’électricité relève d’un défi logistique, technologique et politique. Pour y garantir un prix identique à celui de la métropole, l’État applique un principe unique au monde : la péréquation tarifaire. Pourtant, derrière ce principe d’égalité les inégalités persistent. Coupures fréquentes, infrastructures vieillissantes, dépendance aux énergies fossiles, absence de stratégie industrielle…, l’énergie y reste un bien fragile, plus subi que maîtrisé. Cette étude montre combien la question énergétique, loin d’être purement technique, engage des choix politiques profonds. Dans les ZNI, l’électricité ne garantit pas seulement la lumière : elle conditionne l’appartenance républicaine, la cohésion sociale et la capacité à se projeter dans l’avenir. Ces territoires, longtemps considérés comme périphériques, apparaissent ici comme des fronts pionniers pour repenser la solidarité nationale, la transition écologique et les fondements mêmes du lien politique.

Synthèse

Les départements et régions d’outre-mer (DROM) présentent, de manière persistante, un niveau de développement économique sensiblement inférieur à celui de l’Hexagone. La moyenne nationale du PIB par habitant est de 38 775 euros en 2022 alors qu’il est de 11 579 euros à Mayotte, 15 656 euros en Guyane, 23 200 euros en Guadeloupe, 24 663 euros à La Réunion, et 25 903 euros en Martinique. Selon un rapport d’octobre 2023 du Conseil économique, social et environnemental (CESE), 900 000 personnes vivent sous le seuil de pauvreté en outre-mer. Ce retard, d’origine multifactorielle, appelle à réinterroger les conditions matérielles du développement dans ces territoires, notamment à travers la question énergétique.

La majorité des DROM relèvent du régime des zones non interconnectées (ZNI), c’est-à-dire des territoires non reliés au réseau électrique continental. De ce fait, ils ne disposent ni d’installations de gaz ni de production d’énergie nucléaire. L’énergie électrique y repose exclusivement sur des sources thermiques et les énergies renouvelables. L’État y applique une solidarité tarifaire unique au monde : la péréquation permet aux usagers ultramarins de payer leur électricité au même tarif que les métropolitains, malgré des coûts locaux bien supérieurs. Si ce mécanisme incarne un idéal d’égalité, il ne suffit pas à compenser les inégalités structurelles. À Saint-Georges-de-l’Oyapock (Guyane), une centrale thermique surdimensionnée tourne à vide, faute de développement économique, et à Saint-Laurent du Maroni (Guyane), le gaz butane est acheminé à prix d’or sur des pirogues. À Mayotte, coupures et branchements clandestins rappellent l’instabilité du réseau, tandis qu’à La Réunion, certaines éoliennes sont arrêtées pour protéger la faune alors que la demande ne cesse de croître. Ces situations illustrent les limites du système actuel.

Une péréquation tarifaire sans égalité réelle

La péréquation tarifaire repose sur la Contribution au service public de l’électricité (CSPE). En 2025, les charges brutes liées aux ZNI s’élèvent à environ 2,3 milliards d’euros, représentant près d’un quart du total des charges de service public de l’électricité. Toutefois, cette compensation financière masque une réalité : les conditions matérielles d’accès à l’énergie varient fortement.

Sur la qualité de service et les délais de raccordement, les ZNI présentent, en moyenne, des indicateurs moins favorables que ceux observés en métropole. En 2023, les données agrégées révèlent une durée annuelle de coupure significativement plus élevée dans les territoires desservis par EDF SEI que dans les zones relevant d’Enedis.

La précarité énergétique prend dans ces territoires une forme élargie : elle ne se limite pas au poids de la facture, mais inclut l’instabilité du réseau, l’isolement des populations hors-réseau et les conditions dégradées d’accès au service.

Un pilotage fragmenté, sans cap stratégique

Le pilotage énergétique des ZNI souffre d’une gouvernance éclatée. Le ministère des Outre-mer n’a pas compétence sur l’énergie, pilotée depuis le ministère de la Transition écologique. La Commission de régulation de l’énergie (CRE) régule, EDF produit, les collectivités participent… mais personne ne coordonne. Les plans pluriannuels de l’énergie (PPE) sont souvent élaborés sans réelle appropriation locale. Le déficit d’incarnation politique empêche l’émergence d’une vision territorialisée, différenciée et ambitieuse.

Cette absence de stratégie unifiée crée un vide où s’empilent dispositifs techniques, expertises externes et ajustements à court terme. Faute de projection industrielle, l’énergie reste un outil de subsistance, sans levier de développement.

Des solutions techniques mal adaptées aux réalités locales

La transition énergétique dans les ZNI ne peut pas reposer sur les modèles continentaux. Les panneaux solaires y subissent corrosion, encrassement et chute de rendement rapide. Le stockage par batterie est peu fiable sous climat équatorial. Les solutions techniques importées sont rarement pensées pour durer dans l’humidité, l’isolement et la dispersion géographique. Pourtant, ces contraintes pourraient devenir des catalyseurs d’innovation. À Saint-Leu, à La Réunion, des dispositifs adaptés ont été conçus grâce à une mobilisation conjointe d’acteurs publics, techniques et territoriaux. Cette expérience prouve que les compétences existent mais qu’il manque une reconnaissance stratégique de ces territoires comme espaces d’innovation sous contrainte.

Une énergie sans économie : un modèle dans l’impasse

Malgré les investissements, l’énergie reste peu structurante dans les ZNI. Dans ces territoires, plus de 70 % de la consommation est résidentielle. Les zones d’activité sont rares et le tissu industriel reste embryonnaire. À Saint-Georges-de-l’Oyapock, en Guyane, une centrale thermique fonctionne à moins de 20 % de sa capacité. À Wallis-et-Futuna, la consommation est deux fois et demie inférieure à celle de la métropole. Dans la plupart des ZNI, l’absence d’ancrage économique régional empêche toute valorisation énergétique. Faute de demande productive, l’électricité y est une ressource disponible mais inexploitée. Dans ces territoires, la décroissance n’est pas un choix idéologique mais une réalité vécue, un sacerdoce pour les élus locaux et un blocage d’émancipation pour les populations. L’énergie devient un service minimal, sans perspective collective.

Vers un nouveau pacte énergétique et industriel

Les ZNI sont à la croisée des chemins. Elles concentrent des tensions entre équité sociale, transition écologique et souveraineté économique. Or, dans l’histoire républicaine, l’énergie a toujours été plus qu’un service : un symbole d’unité. Aujourd’hui, dans les ZNI, les coupures, les inégalités d’accès et l’imprévisibilité fragilisent ce lien. La précarité énergétique y devient un facteur de relégation démocratique. Refonder une politique énergétique pour ces territoires suppose de penser l’énergie selon trois dimensions :

  • sécurité, en assurant un accès stable et universel ;
  • citoyenneté, en faisant de l’énergie un droit d’inclusion ;
  • projection, en la transformant en levier de développement.

Cette nouvelle approche nécessite une gouvernance claire et un changement de récit : sortir de la logique de réparation pour construire des trajectoires soutenables, ancrées, sobres, et reproductibles. L’industrie, au sens large, demeure un levier central. Sans appareil productif structuré, l’énergie reste une assistance ponctuelle. Il ne s’agit pas d’imposer un modèle unique, mais d’ancrer chaque territoire dans une logique de création de valeur locale, adaptée à ses ressources et ses contraintes. L’objectif : transformer la solidarité nationale en moteur de transformation durable.

Les ZNI, avant-postes d’un monde contraint

Les ZNI expérimentent déjà ce que beaucoup de territoires devront affronter demain : rareté des ressources, contraintes climatiques, dispersion des réseaux. Elles incarnent les tensions contemporaines entre centralisation et autonomie, solidarité et développement, ingénierie et vision.

Longtemps perçues comme des marges à compenser, elles apparaissent ici comme des laboratoires d’avenir où s’inventent des formes de soutenabilité nouvelles. Pour cela, il faut dépasser les logiques d’ajustement et bâtir un pacte productif et politique, fondée sur la diversité territoriale, la confiance dans les acteurs locaux et la reconnaissance des ZNI comme échelles de vérité du projet républicain.

Introduction –L’énergie, vecteur d’unité républicaine

À Saint-Georges-de-l’Oyapock, en Guyane, une centrale thermique surdimensionnée demeure en sous-régime, faute de dynamique économique suffisante pour en justifier l’activité. Toujours en Guyane, à Saint-Laurent-du-Maroni, les bouteilles de gaz butane traversent le fleuve Maroni sur des embarcations de fortune, vendues au double de leur prix initial, faute d’un réseau logistique public structuré. À Mayotte, les tensions électriques, les branchements clandestins et les coupures récurrentes composent une cartographie énergétique de la relégation, dont les conséquences peuvent être tragiques, comme en témoigne récemment le décès d’un enfant1Voir Raphaël Cann et Yvanna Navion, « Un enfant de 5 ans décédé à la suite d’une électrocution », la1ere.franceinfo.fr, 23 mars 2025.. À La Réunion, certaines éoliennes sont mises à l’arrêt pour préserver une espèce protégée2Voir « Sainte-Suzanne : à l’arrêt après la mort d’un papangue, les autorités relancent les éolinennes », linfo.re, 6 mars 2025., pendant que les réseaux locaux, saturés, peinent à répondre à une demande croissante.

Ces scènes, éparses mais symptomatiques, ont pour point commun de se déployer dans les zones non interconnectées (ZNI)3Ces zones regroupent notamment les départements et régions d’outre-mer (Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion, Mayotte), les collectivités territoriales à statut particulier (Corse), certaines collectivités d’outre-mer (Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis et Futuna), les îles du Ponant (îles de Sein, Molène, Ouessant et Chausey). La Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française ont des statuts particuliers et ne sont pas considérées comme des ZNI., c’est-à-dire des territoires isolés du réseau électrique continental4Ou de façon limitée dans le cas de la Corse., dont l’approvisionnement en électricité est soumis à des contraintes particulières. Dans ces espaces d’outremer, l’énergie ne va jamais de soi. Il constitue une source de vulnérabilité, parfois même d’angoisse pour les populations locales. Pourtant, cette problématique demeure largement marginalisée dans le débat public. Les analyses dominantes se concentrent sur les enjeux mémoriels, sociaux ou identitaires, reléguant au second plan les réalités techniques et infrastructurelles : infrastructures vieillissantes, logistiques complexes, précarité de la continuité de service, faiblesse des capacités installées. Or ces dimensions matérielles, loin d’être anecdotiques, sont constitutives du projet républicain lui-même dans la mesure où l’énergie façonne les conditions d’existence et incarne un vecteur fondamental du lien économique, social et politique. Sans prétendre résumer à elle seule l’ensemble des fragilités ultramarines, elle s’articule à d’autres déterminants majeurs, tels que l’accès aux services publics, les dynamiques éducatives ou les équilibres démographiques, qui, ensemble, structurent les possibles trajectoires de développement.

Le cas des ZNI est à cet égard éclairant. La France y a instauré un dispositif unique au monde : la péréquation tarifaire, qui garantit aux citoyens ultramarins un prix de l’électricité identique à celui de la métropole, indépendamment des coûts de production locale, souvent bien plus élevés. Si cette solidarité tarifaire incarne les principes républicains d’égalité et de fraternité, elle tend néanmoins à occulter une réalité énergétique beaucoup plus nuancée. En effet, les ZNI reposent sur des systèmes insulaires fragmentés, structurellement dépendants des importations d’énergies fossiles et confrontés à de nombreuses incertitudes quant à leur transition énergétique.

Cette étude se propose d’aborder la question énergétique non pas uniquement sous son angle technique mais comme un révélateur des dynamiques politiques à l’oeuvre. En s’intéressant aux ZNI, elle met en lumière les dissonances persistantes entre les principes républicains proclamés et les modalités concrètes de leur mise en oeuvre dans les territoires ultramarins. Elle souligne que l’égalisation des tarifs ne saurait à elle seule garantir une égalité des conditions de vie, tant les disparités demeurent profondes.

En ce sens, réfléchir à l’avenir énergétique des Outre-mer revient à interroger, en creux, les limites du projet républicain lui-même, ainsi que sa capacité à intégrer durablement les périphéries dans une vision partagée du bien commun. Cela implique également de rouvrir un débat longtemps évité sur l’industrialisation dans ces territoires, envisagée comme condition d’appartenance, et sur l’énergie, considérée comme un levier d’émancipation dépassant les seuls impératifs de subsistance.

I. Anatomie d’une solidarité énergétique en tension : les ZNI, révélateur des fractures françaises

1. La péréquation tarifaire : un mécanisme d’égalité formelle sans équité fonctionnelle

L’une des forces silencieuses du modèle français réside dans sa capacité à garantir sur l’ensemble de son territoire un droit égal à l’énergie. Dans les ZNI, des territoires marqués par des surcoûts logistiques extrêmes, une faible densité de population, des vulnérabilités climatiques et des inégalités sociales persistantes, le prix de l’électricité demeure strictement aligné sur celui pratiqué en métropole.

Ce principe d’unicité tarifaire, loin d’être une évidence, repose sur une architecture financière et politique singulière : la péréquation tarifaire. Ce mécanisme, financé par la contribution au service public de l’électricité (CSPE), vise à compenser l’écart parfois vertigineux entre le coût réel de production dans les ZNI – jusqu’à dix fois plus élevé que dans l’Hexagone – et le tarif réglementé appliqué à l’ensemble des usagers. En 2024, les compensations prévues atteignent 2,5 milliards d’euros pour l’ensemble des ZNI5En 2025, les charges brutes du service public de l’électricité dans les zones non interconnectées atteindront 2,3 milliards d’euros, soit plus d’un quart des charges nationales. Pourtant, l’État ne compensera que 1,48 milliard d’euros, selon les prévisions de la CRE. Cet écart s’explique par les règles de calcul en vigueur : certaines charges ne sont pas éligibles à la compensation (régularisations, exclusions, plafonds). Ce mécanisme permet d’assurer un pilotage rigoureux des finances publiques tout en préservant le principe de solidarité nationale., soit environ 1 000 euros par habitant dans ces territoires6Commission de régulation de l’énergie (CRE), « Délibération no 2024-139 », 11 juillet 2024..

La péréquation tarifaire ne relève pas d’un simple dispositif technique. Elle incarne avant tout un choix politique fort, celui d’affirmer un idéal d’égalité au sein d’un ensemble territorial marqué par une profonde hétérogénéité. La CSPE ne constitue que le levier opérationnel de cette ambition. En d’autres termes, la péréquation tarifaire représente la promesse normative, tandis que la CSPE en assure la mise en oeuvre concrète.

À l’échelle internationale, aucun autre État n’a mis en oeuvre un dispositif de solidarité énergétique d’une ampleur comparable. Cette singularité française, à la fois discrète et structurante, témoigne d’une volonté politique de garantir la cohésion nationale au-delà des discontinuités géographiques et maritimes qui caractérisent les territoires ultramarins. Pour autant, cette solidarité ne se déploie pas selon une logique strictement verticale, dictée depuis le centre. Elle s’inscrit dans une dynamique de gouvernance partagée, mobilisant un ensemble d’acteurs : collectivités territoriales, opérateurs énergétiques, Commission de régulation de l’énergie (CRE) et services déconcentrés de l’État. Ensemble, ils sont appelés à coconstruire des trajectoires énergétiques différenciées, adaptées aux réalités locales. Longtemps relégué au rang de préoccupation purement technique, ce processus s’impose de plus en plus comme un levier stratégique mais aussi comme un enjeu démocratique majeur, dans la mesure où il engage les choix collectifs relatifs à l’avenir énergétique de ces territoires.

À La Réunion, par exemple, la concertation étroite entre acteurs institutionnels, industriels et territoriaux a permis de définir une trajectoire de décarbonation cohérente et ambitieuse. Celle-ci se traduit par la conversion progressive des centrales thermiques au bioliquide, le renforcement des capacités de stockage, la montée en puissance du photovoltaïque, ainsi que par la mise en oeuvre de projets innovants tels que Salinergie ou Stella. Par ailleurs, le développement de stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) vient compléter cet arsenal technologique. Autant d’initiatives qui témoignent d’un passage du discours à l’action. Toutefois, à l’autre extrémité de l’arc ultramarin, la situation énergétique de la Guyane met en lumière les limites du modèle de péréquation. Malgré l’unicité tarifaire, l’égalité d’accès à l’énergie y demeure largement entravée par l’inégalité des conditions territoriales. Avec une superficie équivalente à celle du Portugal, une population faiblement dense et largement dispersée, ainsi qu’un arrière-pays enclavé au coeur de l’Amazonie, la Guyane constitue l’un des environnements les plus complexes à desservir du point de vue énergétique. La centrale hydroélectrique de Petit-Saut assure aujourd’hui un peu plus de la moitié de l’approvisionnement du littoral, mais sa production reste étroitement dépendante de la pluviométrie, soumise à de fortes variations saisonnières. Le reste de la consommation repose sur des groupes électrogènes thermiques vieillissants, parfois acheminés par barge ou par pirogue vers les zones isolées. Ce système, maintenu dans un équilibre instable, peine à satisfaire une forte demande, révélant les fragilités d’un modèle conçu pour garantir l’égalité, mais mis à l’épreuve par la diversité extrême des réalités locales.

Sur la qualité de service et les délais de raccordement, les ZNI présentent, en moyenne, des indicateurs moins favorables que ceux observés en métropole. En 2023, les données agrégées révèlent une durée annuelle de coupure significativement plus élevée dans les territoires desservis par EDF SEI que dans les zones relevant d’Enedis. Cette situation s’explique en partie par des réalités géographiques et climatiques spécifiques, ainsi que par des contraintes structurelles liées à l’insularité ou à l’éloignement. Il convient toutefois de nuancer cette différence : certains territoires métropolitains, notamment en zone de montagne, enregistrent également des durées de coupure supérieures à 500 minutes par an. Ce constat rappelle que la performance des réseaux dépend avant tout du contexte dans lequel ils sont exploités. Les délais de raccordement sont eux aussi, en moyenne, plus longs dans les ZNI, en particulier pour les projets en moyenne tension ou les demandes émanant de producteurs.

Ces fragilités tiennent à la fois à des contraintes géographiques (forêts denses, climat équatorial, enclavement des zones habitées…) et à des facteurs humains tout aussi déterminants. La pénurie chronique de main-d’oeuvre qualifiée, l’allongement systématique des délais de chantier, ainsi que les difficultés récurrentes de maintenance des infrastructures viennent freiner durablement le développement et la sécurisation du réseau. Les ZNI se trouvent ainsi dans une position intermédiaire, à mi-chemin entre deux mondes : d’un côté, elles bénéficient d’un approvisionnement énergétique plus stable que dans des pays tels que le Nigeria ou le Sri Lanka, où les délestages peuvent atteindre jusqu’à 6 à 12 heures par jour ; de l’autre, elles demeurent éloignées des standards européens, où les interruptions de service sont ponctuelles et statistiquement marginales. L’effort national est réel mais il demeure incomplet. Tant que l’énergie ne devient pas un levier de développement autonome, tant qu’elle ne garantit pas une stabilité minimale des conditions de vie, elle reste une énergie de subsistance, non de projection.

2. Une énergie de subsistance : déséquilibres entre consommation résidentielle et dynamique productive

Dans les ZNI, l’énergie est subventionnée, régulée et distribuée. Elle permet le maintien des conditions minimales de vie. Mais, dans ces territoires, la solidarité énergétique agit comme une couverture thermique. Elle préserve du froid immédiat sans guérir les pathologies plus profondes du sousdéveloppement. Le paradoxe est manifeste puisque les ZNI conjuguent les tarifs d’une économie développée avec les indicateurs d’un monde relégué.

Les écarts macroéconomiques sont patents. En Guyane, le produit intérieur brut (PIB) par habitant avoisine 15 000 euros, soit moins de 40 % de la moyenne métropolitaine (39 000 euros), tandis qu’en Martinique et en Guadeloupe il oscille entre 18 000 et 20 000 euros, traduisant une relative stagnation économique sur la dernière décennie. La situation est encore plus préoccupante à Mayotte, où le PIB par habitant chute à environ 3 000 euros et où 84 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Ces disparités se traduisent dans les usages énergétiques. Dans la plupart des ZNI, plus de 70 % de l’électricité est consommée par le secteur résidentiel7Voir Cour des comptes, « Les soutiens publics aux Zones non interconnectées (ZNI). Observations définitives », Cour des comptes, deuxième chambre, troisième section, 28 avril 2023.. Or l’efficacité d’une politique énergétique ne saurait être évaluée uniquement à l’aune de la continuité de service ou de la péréquation tarifaire. Elle se mesure également à sa capacité à impulser une dynamique productive, à générer des effets d’entraînement sur le développement économique local. De ce point de vue, la situation des ZNI révèle une fragilité structurelle : un déséquilibre persistant entre consommation domestique et activité économique. Les zones d’activité y sont peu nombreuses, les projets industriels demeurent marginaux et les filières de transformation locale sont souvent inexistantes. En Guyane, par exemple, la demande électrique est largement portée par les services publics, les zones urbaines en expansion et quelques sites isolés, sans que cela s’accompagne d’un véritable tissu économique capable d’absorber ou stabiliser cette consommation. Ce déséquilibre freine l’émergence d’un développement endogène et interroge la finalité même des dispositifs de solidarité énergétique.

Ce déséquilibre s’observe également sur le marché du travail. En Guyane, seulement 3,4 % des actifs travaillent dans l’industrie en 2022, à comparer aux 10 % pour l’industrie manufacturière seule en métropole en 2023 et aux 16,3 % en Allemagne, où l’industrie représente plus de 20 % de la valeur ajoutée brute.

Les écarts salariaux reflètent également cette faiblesse productive :

  • Guyane : salaire annuel net médian de 19 834 euros en 2021 ;
  • Mayotte : niveau de vie médian de 3 120 euros en 2018 (260 euros/mois) ;
  • Métropole : près de 22 000 euros ;
  • Allemagne : au-delà de 30 000 euros.

Ce modèle de consommation essentiellement résidentielle, déconnecté de tout usage productif structurant, n’est pas soutenable à long terme. Il repose sur des transferts financiers massifs, rendus possibles par la solidarité nationale, mais sans ces subventions il s’effondrerait. Ce sont des espaces de sobriété contrainte, loin d’être vertueuse ou confortable, marquée par des inégalités, une forte instabilité et une potentielle conflictualité sociale. Dès lors, envisager une véritable stratégie d’industrialisation dans les ZNI suppose une remise à niveau systémique du réseau électrique : production, stockage, distribution, mais aussi gouvernance. À ce titre, les ZNI apparaissent comme des laboratoires en avance sur les défis énergétiques à venir, en particulier pour les pays du Sud. Elles posent des questions fondamentales : comment électrifier sans détruire, croître sans dépasser, se développer dans la contrainte ? Autant d’interrogations qui dépassent le seul cadre ultramarin et qui engagent une réflexion plus large sur les futurs possibles de la transition énergétique à l’échelle globale. Ce sont à ce titre des matrices d’expertise pour le XXIe siècle. Car, il faut le reconnaître, les politiques publiques techniques fonctionnent. La CRE remplit ses missions d’évaluation, de régulation, d’incitation et de suivi. Ce qui fait défaut aujourd’hui, ce n’est pas l’outil mais la vision. Une vision qui se heurte à une gouvernance fragmentée, marquée par une dilution des responsabilités. Tant que l’État délègue sans orienter, que les collectivités improvisent sans coordination et que les opérateurs avancent sans stratégie partagée, aucune transformation d’ampleur ne peut advenir. C’est ce noeud institutionnel qu’il convient désormais de dénouer pour faire des ZNI des territoires pionniers de la transition.

3. L’impasse de la gouvernance : un système fragmenté, sans incarnation stratégique

L’absence de dynamique productive durable dans les ZNI ne saurait être attribuée à un défaut d’infrastructures ou à une faiblesse des mécanismes techniques. Les équipements existent, les dispositifs sont en place, les financements mobilisés. Pourtant, les effets attendus en matière d’emploi ou de structuration économique demeurent largement absents. Ce paradoxe, fréquemment observé sur le terrain, suggère non pas une panne de moyens mais un déficit d’incarnation politique et de gouvernance stratégique.

Dans les ZNI, le pilotage du système énergétique est fragmenté entre plusieurs échelons institutionnels aux logiques partiellement disjointes. Le ministère des Outre-mer, bien que porteur naturel d’une vision d’ensemble pour les territoires ultramarins, ne détient aucune compétence opérationnelle sur la politique énergétique. Celle-ci relève du ministère de la Transition écologique, avec une orientation technique confiée à la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), tandis que la CRE assure un rôle de supervision indépendante sur les coûts, la planification et les conditions d’exploitation. À cela s’ajoutent les collectivités territoriales, qui bénéficient, dans le cadre des lois de décentralisation successives, de prérogatives accrues, notamment la coconstruction et la validation des plans pluriannuels de l’énergie (PPE). Ces compétences, supérieures à celles dévolues aux départements de métropole, sont cependant peu mobilisées dans la pratique : externalisation des stratégies à des cabinets de conseil, faible appropriation politique des trajectoires et rareté du débat public sur les enjeux énergétiques locaux. Le résultat est celui d’une gouvernance morcelée, où chaque acteur institutionnel assume un rôle technique mais où aucune instance ne porte une vision de long terme articulée.

Au-delà de la seule organisation institutionnelle, le manque d’incarnation s’observe dans la faiblesse de la spécialisation administrative. Si, depuis 2018, la CRE a structuré un service entièrement dédié aux ZNI, les grandes directions ministérielles ne disposent pas de référents spécifiques pour les contextes ultramarins. À ce jour, il n’existe pas d’expertise territoriale dédiée à la Guyane, à Mayotte ou au Pacifique au sein des administrations centrales. Cette lacune contribue à maintenir une approche générique des politiques énergétiques, mal adaptée aux contraintes spécifiques de ces territoires. Cette sous-densité administrative est symptomatique d’une approche qui continue de considérer les Outre-mer comme des périmètres administrés et non comme des objets d’expertise stratégique à part entière.

Ce vide stratégique est illustré par la trajectoire de la Délégation interministérielle pour l’égalité des chances des Français d’outre-mer (Diecfom). Conçue pour renforcer la coordination des politiques publiques ultramarines, cette délégation a été pointée par la Cour des comptes8Voir Cour des comptes, « La Délégation interministérielle pour l’égalité des chances des Français d’outre-mer et la visibilité des outre-mer (Diecfomvi). Observations définitives », Cour des comptes, cinquième chambre, première section, 8 juin 2022. pour son manque de mandat clair, sa marginalité institutionnelle et ses résultats peu tangibles. Elle est aujourd’hui en voie de disparition, symptôme d’un système qui produit des instruments sans pilotage, des structures sans stratégie.

Ce blocage institutionnel recouvre une incapacité à concilier trois impératifs souvent antagonistes :

  • la nécessité de soutenir le développement économique local ;
  • l’exigence de respecter les engagements environnementaux ;
  • l’ambition de garantir la justice territoriale.

Or, faute d’arbitrage clair entre ces objectifs, les politiques menées dans les ZNI oscillent entre préservation, précaution et prudence, sans jamais dégager de trajectoire mobilisatrice. Le système énergétique ultramarin devient ainsi le théâtre d’un déséquilibre plus large, dans lequel la neutralité technocratique tient lieu de stratégie, au détriment de la planification, de l’ambition et de la clarté des priorités.

Trois tensions traversent particulièrement les ZNI :

  • garantir l’accès universel à l’énergie dans des contextes géographiquement fragmentés, parfois hostiles, souvent éloignés des grands centres de production ;
  • articuler transition écologique, viabilité économique et équité sociale, sans sacrifier l’un de ces objectifs sur l’autel des deux autres ;
  • adapter des technologies conçues dans d’autres contextes à des réalités locales marquées par des régimes climatiques spécifiques, des rythmes de vie différenciés, des cultures de l’énergie distinctes.

Dans ces conditions, la transition énergétique ne peut être pensée comme une simple transposition de modèles métropolitains ou continentaux. Elle appelle, au contraire, des trajectoires différenciées, sensibles à l’épaisseur des contextes, aux potentialités des lieux, mais aussi aux aspirations des populations concernées.

II. Les ZNI aux avant-postes énergétiques d’un monde en mutation

1. Transition sous contrainte : inadaptation des modèles technologiques standard aux réalités locales

La transition énergétique, telle qu’elle est généralement conçue depuis les centres de décision continentaux, repose sur des standards techniques, des modèles économiques et des principes de rendement élaborés dans des contextes de forte densité urbaine et de large accessibilité technologique. Ces hypothèses implicites façonnent des solutions pensées pour des environnements métropolitains. Or, dans les ZNI, ces conditions sont largement absentes. L’humidité constante des climats tropicaux, la dispersion de l’habitat, la difficulté d’accès à certaines zones et la fréquence des aléas climatiques rendent inopérante la simple transposition de technologies conçues ailleurs.

À Cayenne, par exemple, les panneaux solaires doivent être nettoyés manuellement à intervalles rapprochés, parfois toutes les deux semaines. L’encrassement, dû aux pluies acides, à la poussière latéritique, aux pollens ou encore à l’humidité constante, provoque une dégradation rapide du rendement, déjà bien documentée dans d’autres zones équatoriales. Des travaux menés au Sénégal estiment que le taux de dégradation annuel des modules peut atteindre 2 à 3 %, entraînant une perte de performance allant jusqu’à 20 % en dix ans, même avec un entretien régulier9Voir Ababacar Ndiaye, Cheikh M.F. Kébé, Abdérafi Charki, Papa N. Ndiaye, Vincent Samsou et Abdessamad Kobi, « Degradation evaluation of crystalline-silicon photovoltaic modules after a few operations years in a tropical environmenment », Solar Energy, vol. 103, mai 2014, p. 70-77.. Par ailleurs, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB) alerte sur les effets cumulatifs de la corrosion prématurée, de la prolifération microbienne et de la faible durabilité des matériaux importés10Voir Alice Lucken, Gaia Bellavista et Pauline Rault, « Leviers de prise en compte de la biodiversité dans le développement des énergies renouvelables », Office français de la diversité, cahier 1, synthèse de l’étude..

Les trajectoires de transition énergétique dans les ZNI ne peuvent donc pas être fondées sur des technologies standardisées, conçues pour d’autres latitudes et d’autres réseaux. Elles nécessitent au contraire des solutions élaborées spécifiquement pour durer et fonctionner dans des milieux contraints. Ce que révèle cette situation n’est pas tant une défaillance technologique qu’un problème de conception du modèle de transition lui-même. Le déploiement de solutions photovoltaïques en Guyane, à La Réunion ou aux Antilles se heurte à des limites bien identifiées : corrosion accélérée des composants, chutes de rendement liées à la couverture nuageuse, maintenance fréquente, coûteuse, difficilement mutualisable, déficience du stockage dans les environnements chauds et humides…

Les batteries, souvent présentées comme solution complémentaire, n’offrent guère plus de garanties. En effet, leur durée de vie se réduit considérablement sous climat équatorial, leur fonctionnement devient instable, les risques d’incendie augmentent et leur remplacement compromet toute rentabilité. La CRE elle-même déconseille explicitement le développement du stockage décentralisé en Guyane, estimant qu’il est peu fiable, trop coûteux et inopérant pour la régulation du réseau.

Pourtant, ces dispositifs continuent d’être promus dans les appels d’offres nationaux, les trajectoires de programmations pluriannuelles de l’énergie (PPE) ou les feuilles de route ministérielles. Non par indifférence, mais parce que le logiciel de la transition énergétique demeure fondamentalement métropolitain : il privilégie la logique de déploiement rapide, de rendement énergétique et de réduction des émissions, sans intégrer pleinement les dimensions d’humidité, d’insularité, de dispersion géographique. Ce constat dépasse les seules frontières françaises. De nombreuses régions d’Afrique subsaharienne, d’Asie du Sud-Est ou d’Amérique tropicale font le même retour. Les équipements solaires importés, souvent bon marché, présentent des défauts de tenue dans le temps, une efficacité dégradée, une faible réparabilité et une absence de stratégie de fin de vie.

Même si elle ne porte pas sur une ZNI, une étude a mis en évidence que, dans un climat équatorial humide, les performances effectives des installations photovoltaïques peuvent être jusqu’à 25 % inférieures aux simulations européennes et que le coût actualisé de l’énergie11Le coût actualisé de l’énergie, ou levelized cost of energy (LCOE), permet d’évaluer le prix réel du kilowattheure produit sur toute la durée de vie d’un système en tenant compte des investissements, de l’entretien et du rendement effectif. peut être 30 % plus élevé. Cette réalité climatique trouve un écho direct dans les ZNI ultramarines12Voir Tuhibur Rahman, « Investigation of Degradation of Solar Photovoltaics: A Review of Aging Factors, Impacts, and Future Directions toward Sustainable Energy Management », Energies, vol. 16, n° 9, art. 3706, mai 2023.. On peut en conclure que les performances théoriques des panneaux solaires modélisées pour l’Europe ne se vérifient pas dans les ZNI et que même avec une énergie « gratuite » (le soleil), le coût réel du kilowattheure produit n’est pas du tout négligeable, et peut même dépasser celui du thermique si le système est mal adapté. Il montre que la réussite d’un système énergétique ne dépend pas seulement de sa technologie mais aussi de sa compatibilité avec l’environnement physique, économique et social dans lequel il est inséré. À noter que le manque d’études académiques publiées sur le sujet des performances photovoltaïques en ZNI françaises constitue justement un vide stratégique à combler.

Dans ce contexte, la France porte la responsabilité de transformer cette expérience sous contrainte en capacité d’innovation contextuelle. Cela implique de dépasser une logique de simple transfert de solutions techniques pour engager une véritable réarticulation des savoirs. Ingénierie publique, collectivités locales, opérateurs énergétiques, monde académique et expertises territoriales doivent être mobilisés dans une démarche de coconception, fondée sur la sobriété opérationnelle et l’adaptation fine aux réalités locales.

Il serait toutefois réducteur d’imputer à l’État seul les limites actuelles du modèle énergétique dans les ZNI. La puissance publique n’est pas restée inactive. Elle a su, au fil du temps, développer une expertise technique de haute précision, souvent peu visible mais unique au monde en matière de gestion énergétique en contexte insulaire. L’exemple de Saint-Leu, à La Réunion, en est une illustration probante. En dépit de contraintes climatiques sévères, de tensions sur les capacités de stockage et de difficultés récurrentes d’approvisionnement, des systèmes énergétiques performants y ont été conçus, installés et maintenus. Cette réussite est le fruit d’un travail collectif et patient, mené par les équipes de la CRE, d’EDF-SEI, des services déconcentrés de l’État et des ingénieurs territoriaux. Ces réalisations démontrent que les compétences existent, que les outils sont disponibles et que l’expérience accumulée constitue un socle solide. Ce qui fait défaut aujourd’hui, c’est la reconnaissance stratégique de ces territoires.

2. L’énergie sans économie : l’échec d’une stratégie productive territorialisée

Dans plusieurs ZNI, les niveaux de consommation énergétique restent durablement faibles, bien en deçà des moyennes hexagonales. À Wallis-et-Futuna, la consommation d’électricité par habitant est deux fois et demie inférieure à celle observée en métropole. Cette faible demande traduit l’absence d’un socle économique local structurant. Peu de production, peu d’emplois, peu de circuits formels : l’énergie alimente essentiellement des usages résidentiels, sans générer de dynamique productive. Ce constat vaut également, avec des déclinaisons propres, pour Saint-Pierre-et-Miquelon, pour les communes isolées de Guyane ou encore pour plusieurs zones enclavées de Mayotte. Partout, le même paradoxe se dessine, avec un service énergétique disponible mais porteur de nulle transformation économique ou territoriale. L’infrastructure est présente, les réseaux assurent la fourniture, mais le système ne produit pas d’effets d’entraînement.

Cette situation tient à une forme d’exclusion historique des territoires ultramarins des dynamiques industrielles françaises. Alors que l’Hexagone a connu successivement une phase d’industrialisation, une désindustrialisation, puis une tentative de réindustrialisation, les départements et régions d’outre-mer (DROM13Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte, La Réunion.) sont restés en marge de ces séquences, sans projet structurant ni intégration économique régionale durable. La Guyane, par exemple, ne dispose à ce jour d’aucune stratégie d’ancrage avec l’Amérique du Sud, malgré une frontière commune avec le Brésil et une position stratégique. La Réunion, bien que géographiquement située au coeur de l’océan Indien, reste absente des dynamiques économiques régionales, à l’inverse de ses voisins mauricien ou malgache. En Nouvelle-Calédonie, un secteur industriel existe, centré sur la filière du nickel, mais il demeure dépendant d’un modèle subventionné, aujourd’hui en crise. Ces territoires n’ont pas été dotés d’une doctrine économique claire, et n’ont pas été pleinement intégrés aux chaînes de valeur régionales ou internationales. L’énergie y circule, mais sans trajectoire industrielle pour l’amplifier ni pour en capitaliser les externalités.

À ces limites économiques s’ajoute une tension croissante entre impératifs écologiques et conditions de développement local. Dans plusieurs territoires, des projets énergétiques ont été suspendus au nom de la protection de la biodiversité, sans solution de rechange immédiate. À La Réunion, un projet éolien a été interrompu à la suite du décès d’un oiseau protégé. Dans d’autres cas, des centrales biomasse ont vu leur autorisation bloquée, en raison d’oppositions environnementales, parfois légitimes, mais sans qu’une alternative opérationnelle ait été prévue. Si la protection des écosystèmes constitue un impératif légitime, elle ne peut être dissociée d’une réflexion plus large sur les conditions matérielles du développement. Dans certaines approches militantes, notamment dans des cercles urbains métropolitains, la décroissance est revendiquée comme un horizon politique. Dans les ZNI, elle n’est pas un choix idéologique mais une condition de vie, structurée par des niveaux de ressources faibles, des coûts élevés et des arbitrages permanents sur la consommation. Derrière cette tension, c’est l’ambition économique elle-même qui s’effrite et, avec elle, la possibilité d’un avenir projeté pour les habitants. Le cas de la Nouvelle-Calédonie illustre cette impasse : malgré l’existence d’une ressource stratégique, d’une interconnexion énergétique robuste et d’un soutien public massif, le modèle industriel n’a pas été pérennisé. La volatilité des cours, la dépendance aux aides, la conflictualité sociale et l’absence de diversification ont mis en lumière les limites d’une stratégie mono-sectorielle non intégrée.

À l’inverse, Saint-Barthélemy illustre un positionnement stratégique assumé, fondé sur une orientation claire vers le tourisme haut de gamme. En structurant son développement autour d’une offre maîtrisée, ciblée et cohérente avec ses ressources limitées, la collectivité a su bâtir un modèle d’attractivité économique efficace. Le PIB par habitant y dépasse 38 000 euros annuels. Cette réussite soulève toutefois une double interrogation. D’une part, elle interroge l’équité du système de solidarité nationale : Saint-Barthélemy continue de bénéficier de la péréquation tarifaire, tout en ne contribuant que marginalement à l’effort collectif. D’autre part, elle rappelle les limites de la transférabilité : un tel modèle repose sur des conditions spécifiques – faible population, cohésion sociale, attractivité naturelle, infrastructures haut de gamme – rarement réunies dans d’autres ZNI. Il ne constitue donc pas une matrice généralisable, mais plutôt un contrepoint éclairant.

Les ZNI se trouvent ainsi à la croisée des chemins : elles peuvent rester dans une logique d’ajustement ou devenir des espaces d’initiative, à condition qu’un nouveau pacte soit coconstruit entre l’État, les collectivités et les acteurs économiques.

3. L’infrastructure comme outil d’appartenance : refonder le récit républicain à partir de l’énergie

Les ZNI sont des espaces politiques à haute densité symbolique, où se cristallisent certaines des tensions les plus aiguës entre égalité formelle et inégalités vécues. Leur situation énergétique engage une réflexion sur la présence de l’État, sur la qualité du lien citoyen et sur la capacité de la République à produire un avenir partagé.

À première vue, les problématiques entre ZNI paraissent similaires – infrastructures sous-dimensionnées, tensions sociales, vulnérabilité énergétique –, mais leurs réalités sont hétérogènes et appellent des réponses différenciées. Ainsi, Mayotte fait face à une pression démographique intense, marquée par une croissance rapide et une demande sociale croissante, et, à l’inverse, la Guyane souffre d’un sous-peuplement chronique, combiné à une dispersion extrême de la population. Dans les deux cas, les besoins énergétiques évoluent, mais dans des directions opposées : expansion urbaine à Mayotte, enclavement rural en Guyane. Pourtant, aucune trajectoire différenciée n’a été véritablement élaborée. Ce défaut de stratégie spécifique reflète un problème plus large : l’indétermination du pilotage national et local. Qui décide de ce que l’on veut pour la Martinique, pour Saint-Pierre, pour la Polynésie ou pour la Nouvelle-Calédonie ? Qui porte l’ambition : l’État, les élus, l’Europe, les opérateurs… ?

Dans l’histoire française, l’énergie a toujours été plus qu’un service. Elle a incarné une vision du progrès. L’électrification rurale fut un outil de justice sociale. Le programme nucléaire, un levier de souveraineté. La péréquation tarifaire, un acte de solidarité concrète. Or ce lien entre énergie et projet républicain s’est distendu dans les ZNI. L’électricité y est devenue une infrastructure invisible tant qu’elle fonctionne mais vectrice de relégation dès qu’elle échoue.

À Mayotte, les coupures fréquentes, les branchements sauvages et l’instabilité du réseau fragilisent la cohésion sociale. En Guyane, des milliers de foyers vivent hors réseau, dans l’invisibilité statistique et démocratique et à Saül, par exemple, commune enclavée, il faut jusqu’à trois jours pour retirer de l’argent à un guichet bancaire. À Saint-Martin, la précarité énergétique alimente un sentiment d’abandon. À Saint-Laurent du Maroni, les habitants paient leurs bouteilles de gaz butane jusqu’au double du prix réglementé. Faute de réseau de distribution, les bouteilles sont acheminées par voiture, puis sur des barques de fortune pour remonter le fleuve. Dans ces territoires, l’énergie devient le signe tangible d’un affaiblissement de la promesse républicaine. Refonder une politique énergétique pour les ZNI implique de réinscrire l’énergie dans une vision politique articulée autour de trois dimensions fondamentales : sécurité, citoyenneté, projection.

Sécurité : l’énergie comme socle de stabilité

Dans des territoires soumis à des tensions sociales et institutionnelles, l’accès stable et équitable à l’électricité est une condition de la paix sociale. Cela suppose des réseaux robustes, une lutte résolue contre les réseaux parallèles, des politiques de maintenance adaptées et une pédagogie de l’usage énergétique. Le réseau ne relève pas seulement de l’ingénierie, il est aussi un outil de régulation sociale.

Citoyenneté : l’énergie comme vecteur d’inclusion

Trop de citoyens ultramarins vivent encore en dehors des standards minimaux d’équipement. Être raccordé ne veut pas seulement dire consommer, cela signifie également pouvoir étudier, entreprendre, produire, accéder aux soins. C’est appartenir pleinement à la communauté nationale. L’énergie devient ainsi un marqueur d’inclusion républicaine.

Projection : l’énergie comme levier de futur

L’énergie est ce qui permet de se projeter collectivement dans un avenir crédible. Dans nombre de ZNI, les urgences du présent empêchent toute planification. Redonner une perspective suppose de faire de l’énergie un levier de justice sociale et spatiale, en ancrant chaque trajectoire territoriale dans un horizon lisible.

III. L’intelligence des marges : faire des ZNI un levier d’avenir stratégique

1. Reconfigurations géopolitiques : les ZNI comme seuils d’instabilité ou leviers d’influence ?

Les ZNI forment des espaces périphériques sous tension, où s’enchevêtrent les logiques juridiques de l’État français, les dynamiques géopolitiques régionales et les pressions stratégiques d’acteurs internationaux. À ce titre, leur position, à l’interface entre appartenance nationale et inscription régionale, s’affirme de plus en plus comme des points de cristallisation des recompositions contemporaines, qu’elles soient climatiques, économiques, sécuritaires ou diplomatiques.

Bien que pleinement intégrées au cadre juridique républicain, les ZNI continuent d’être perçues, depuis les centres décisionnels, comme des situations particulières à administrer. Cette lecture gestionnaire, ancrée dans une logique technicoterritoriale, contraste fortement avec les perceptions géostratégiques d’autres puissances étatiques ou para-étatiques, qui considèrent ces espaces comme des actifs géopolitiques à investir. Pour ces acteurs, les ZNI représentent des interfaces régionales (Amazonie, Pacifique, Caraïbes, océan Indien…), des points d’appui logistiques ou technologiques (zones portuaires, têtes de pont numériques, expérimentations énergétiques…) ou encore des leviers d’influence indirecte, dans un contexte de fragmentation croissante des normes multilatérales.

Dans plusieurs de ces territoires, on assiste à l’essor progressif mais soutenu de formes d’implantation exogène, qui prennent des visages multiples : développement de réseaux économiques parallèles, accords de coopération ciblés avec des puissances non européennes, diffusion de modèles technologiques non alignés, voire revendications maritimes explicites dans certaines zones économiques exclusives (ZEE). Cette dynamique est particulièrement visible dans les initiatives chinoises dans le Pacifique Sud, dans les investissements extracontinentaux dans les corridors logistiques caribéens ou encore dans la montée en puissance de partenariats bilatéraux autonomes dans l’océan Indien.

Cette évolution révèle une asymétrie croissante entre, d’un côté, des acteurs extérieurs qui envisagent les ZNI comme des actifs géopolitiques et, de l’autre, une approche française souvent réduite à la gestion des déséquilibres, sans projection à long terme. Cette inertie décisionnelle alimente une forme de vacance, à la fois symbolique et fonctionnelle, du pilotage national, laissant place à des récits concurrents et à des logiques opportunistes d’influence. En l’absence de projet, des narratifs de repli ou de substitution se développent. Ceux-ci peuvent être portés par des acteurs locaux dénonçant l’asymétrie des conditions de vie et des perspectives économiques, par des puissances régionales proposant des alternatives normatives, technologiques ou financières, ou par des imaginaires de déliaison, plus diffus mais tout aussi puissants, qui rendent inaudible toute projection républicaine, faute de traduction concrète.

2. Dépasser la logique réparatrice pour coconstruire une transition ancrée, sobre et reproductible

Les ZNI regorgent de savoirs situés, de pratiques d’adaptation, de ressources humaines et techniques précieuses. Ce qui leur fait défaut, c’est moins la compétence que la reconnaissance de leur potentiel. Trop souvent, ces territoires demeurent prisonniers d’un double récit, celui d’une dette historique à solder et celui d’une fragilité à gérer. Ce cadrage les réduit à des statuts d’exception, à des « cas » périphériques que l’on soutient, stabilise ou compense, mais que l’on peine à considérer comme des espaces d’élaboration active.

Cette lecture réductrice oblitère une réalité autrement plus féconde. Les ZNI développent des réponses souvent plus résilientes et inventives que celles issues de contextes centralisés. Elles mobilisent des configurations d’intelligence collective, d’ingénierie territoriale et de coopération intersectorielle qui, bien que peu documentées, produisent des résultats concrets et réplicables. Elles démontrent que la soutenabilité n’est pas un luxe technologique réservé aux métropoles, mais une compétence politique, opérationnelle et située. Ce changement de regard appelle une transformation profonde des modes de pensée et d’action. Il ne s’agit plus de concevoir la transition depuis une position de surplomb, mais de la penser à hauteur de territoires, en prenant en compte les contraintes spécifiques, les dynamiques locales et les capacités disponibles. L’enjeu n’est plus simplement de soutenir des territoires réputés « en difficulté », mais de croire en leur potentiel, de valoriser leurs expérimentations et d’en faire des leviers pour réinventer l’action publique à l’échelle globale.

L’exemple de l’île de Molène, dans l’archipel breton, en constitue une illustration parlante. La conception et la mise en oeuvre d’un impluvium multifonction, combinant captation d’eau pluviale, production solaire et stockage énergétique, n’ont pu aboutir que grâce à une dynamique d’acteurs fortement ancrés dans le territoire. Cette infrastructure, modeste en apparence mais puissante dans sa logique, est le fruit d’une synergie entre habitants, élus, techniciens, institutions locales et autorités de régulation. Sans cette convergence, ni l’idée, ni la mise en oeuvre, ni la pérennisation du dispositif n’auraient été possibles. Cet exemple n’a pas vocation à être plaqué mécaniquement ailleurs mais il illustre ce que peut produire l’alliance entre capabilité locale et soutien stratégique.

Les ZNI ne sauraient être réduites à leur marginalité géographique ni à leur statut administratif d’« outremer ». Elles constituent des territoires stratégiques, où se cristallisent déjà certaines des tensions majeures du XXIe siècle : raréfaction des ressources, exigence de justice territoriale, transition énergétique sous fortes contraintes et nécessité d’une adaptation technologique à des environnements singuliers. À ce titre, les ZNI relèvent de l’avant-garde. Elles précèdent les autres territoires dans l’expérimentation de modèles énergétiques sobres, résilients et décarbonés. Elles expérimentent, dans la contrainte, ce que d’autres devront bientôt affronter dans l’urgence.

3. Pour un nouveau pacte industriel

Les ZNI concentrent les tensions qui résultent d’une relégation énergétique, d’une fragmentation institutionnelle et de l’absence de vision industrielle cohérente. Elles révèlent les limites d’un modèle fondé sur la distribution sans production, la subvention sans transformation et la gouvernance distante, souvent déconnectée des réalités locales.

Aucune politique de long terme ne peut réussir sans un projet industriel explicite. L’industrie, au sens large d’un appareil productif structuré et ancré, demeure le seul levier capable d’articuler la création de valeur, la maîtrise des flux énergétiques et la montée en compétence des territoires. Faute de cap économique clair, l’énergie y demeure une assistance ponctuelle, déconnectée de toute dynamique d’accumulation ou de projection. Sans ancrage productif local, qu’elle soit industrielle, agricole, artisanale ou servicielle mais adossée à une logique productive, les mécanismes de solidarité risquent à terme de se délégitimer.

La France n’a pas encore tranché entre la logique du soutien et celle de la souveraineté. Elle compense les déséquilibres, ajuste les dispositifs, amortit les tensions. Ce qu’il manque, c’est une stratégie industrielle fondée sur un capitalisme éthique, capable d’inclure les marges sans les exploiter. Tant que les conditions d’une économie juste, territorialisée et écologiquement soutenable ne seront pas redéfinies, les politiques publiques resteront fragiles et incomplètes.

Conclusion – Changer d’échelle pour refonder l’action républicaine

Dans les zones non interconnectées, l’enjeu énergétique ne s’arrête pas à la seule extension des infrastructures. Au-delà du déploiement des réseaux, il s’agit de repenser l’orientation politique du projet républicain. Ce déplacement du regard invite à dépasser les approches strictement techniciennes pour interroger les fondements mêmes du contrat social et économique qui lient la République à ses marges. Ces zones constituent le point de convergence de deux défis majeurs : la reconnaissance politique et l’expérimentation de nouvelles formes de soutenabilité. Elles ne doivent pas être perçues comme des espaces déficitaires mais comme des laboratoires territoriaux où s’inventent des réponses concrètes aux contraintes de dispersion et d’isolement. La résilience et l’adaptabilité n’y sont non pas des principes théoriques mais des pratiques quotidiennes.

Changer de perspective implique de réviser l’échelle du récit national. Il ne suffit plus d’adapter des modèles exogènes, il faut concevoir des dispositifs ancrés dans les réalités locales. Cela suppose la création d’une autorité stratégique spécifique aux ZNI dotée de compétences en matière d’anticipation, de coordination et d’arbitrage. Enfin, il est nécessaire de redéfinir un cadre économique soutenable à l’échelle locale, articulant sobriété énergétique, justice sociale et autonomie productive.

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