Vote RN : les plafonds sont devenus des planchers

Jérôme Fourquet, politologue et directeur du département Opinion de l’Ifop, signe avec le cartographe Sylvain Manternach une note passionnante, « Comprendre la géographie du vote RN en 2024 » pour l’Institut Terram, un groupe de réflexion consacré à l’étude des territoires.

FRANC-TIREUR. Le procès des membres du Rassemblement national (RN) pour détournement de fonds européens, qui débute la semaine prochaine, peut-il faire fuir une partie de ses électeurs ?

JÉRÔME FOURQUET. Tout dépendra de la gravité des faits et des sanctions prononcées, notamment à l’encontre de Marine Le Pen. Ce n’est pas la première fois que le FN, puis le RN, est confronté à la justice, et cette affaire, malgré sa médiatisation, ne me semble pas de nature à lui faire perdre une part significative de son électorat. Sauf bien sûr, en cas de peines très lourdes, comme de la prison.

Et en cas d’inéligibilité de Marine Le Pen ?

Selon moi, cela conforterait alors plutôt son électorat – comme celui de Trump – dans la conviction qu’on lui vole la victoire et que le « système s’acharne sur ce parti ». Comme la victoire en 2027 leur paraît certaine, ils penseront qu’on s’attaque à leur candidate.

La note décrypte l’essor du vote RN à travers le territoire grâce à l’indice IPI, que vous avez forgé. En quoi consiste-t-il ?

Le vote RN monte, mais sa géographie est assez stable depuis trente ans : le quart nord-est du pays, le littoral méditerranéen, la vallée de la Garonne et les grands pourtours du Bassin parisien votent à plus de 40 % pour le RN, alors qu’à l’inverse, le Grand Ouest, une partie du Massif central et les principales métropoles y sont plutôt réfractaires. Pour comprendre les raisons de cette stabilité, nous nous sommes d’abord intéressés aux préoccupations de ses électeurs. Tous les sondages montrent qu’ils placent l’immigration et l’insécurité en tête, 20 à 30 points au-dessus du reste de l’électorat. Il s’agit donc bien, n’en déplaise à certains, de marqueurs forts. S’y ajoute un troisième thème, le pouvoir d’achat, couplé à un fort ressentiment vis-à-vis de l’assistanat.

Une fois ces trois paramètres identifiés, nous avons dessiné leur cartographie par département. Pour l’immigration, nous avons utilisé la proportion des nouveau-nés recevant un prénom arabo-musulman (peu importe à un électeur RN qu’une personne d’origine maghrébine soit de nationalité française, elle reste à ses yeux immigrée ou descendante d’immigrés). Concernant le pouvoir d’achat, on a utilisé le taux de pauvreté et l’intensité des inégalités et, pour mesurer l’insécurité, nous avons retenu les coups et blessures. Nous avons ensuite comparé chacune des trois cartes à celle du vote RN et trouvé des zones de correspondance, mais avec des anomalies. Notamment en Île-de-France, assez haut placée sur nos trois critères, mais qui, pour autant, vote très peu RN. Nous avons donc construit un indice, l’IPI, qui agrège immigration, pauvreté et insécurité.

La corrélation est-elle, cette fois, plus parlante ?

Oui, la superposition avec la carte du vote RN est plus satisfaisante et permet d’objectiver une intuition de terrain ancienne : le vote RN prospère sur un terreau où les trois paramètres coexistent, en se répondant. Si, par exemple, vous vivez dans une zone avec une population très diversifiée, avec des codes culturels différents des vôtres, mais que vous ne vous sentez pas menacé physiquement et que vous gagnez bien votre vie, vous ressentirez moins d’insécurité culturelle. Mais si vous êtes déjà fragilisé sur l’un des trois piliers, vous serez plus vulnérable aux deux autres.

Vous n’hésitez pas à user du concept d’« insécurité culturelle », développé par le politologue Laurent Bouvet et pour lequel il a pourtant été très critiqué.

Pour moi, ce concept a toujours été pertinent. Le slogan des meetings du RN n’est pas « on veut des sous », mais « on est chez nous ». Ce qui est quand même la réponse la plus élémentaire au sentiment d’insécurité culturelle ! Je ne suis pas d’accord avec Thomas Piketty et Julia Cagé quand ils estiment que le ressort du vote RN est seulement économique et social, même si je ne nie pas son importance. Les sujets d’insécurité et d’immigration comptent aussi, c’est même le coeur nucléaire, on le retrouve chez tous les acharnés du « grand remplacement », nombreux dans cet électorat. D’ailleurs, dans le sillage du concept d’insécurité culturelle est aussi apparu celui du « droit à la continuité historique », qui traduit l’aspiration d’un groupe humain à ce que les façons d’être, les valeurs et les paysages dans lesquels il a grandi se perpétuent pour lui et ses enfants. Or une partie de la population estime aujourd’hui que ce droit lui est dénié ou est en passe de l’être. Si elle crie « on est chez nous », c’est bien que pour elle, cela ne va plus de soi.

Quel poids ont joué les anciennes vagues d’immigration dans la constitution des bastions du RN ?

Ces vagues – belges et polonaises dans le Nord-Pasde- Calais, espagnoles, portugaises et italiennes dans le Sud et l’Est – se sont fixées dans les anciennes grandes régions industrielles, qui ont ensuite accueilli l’immigration récente. Les descendants de ces immigrés européens sont d’autant plus sensibles à l’immigration que, d’une part, ils côtoient les nouveaux arrivants et que, d’autre part, ils sont parfois atteints du syndrome (bien connu outre-Atlantique) du « dernier arrivé qui ferme la barrière derrière lui ». Ils considèrent que leurs parents en ont bavé, se sont assimilés et s’indignent qu’on ne demande pas les mêmes efforts aux nouveaux venus.

Quid de l’influence des Français d’Algérie et de leurs descendants ?

On a pu noter dans le passé un « survote » Front national chez les « pieds-noirs ». On se souvient de leurs propos à l’égard des Maghrébins, qui « ne les vireraient pas une deuxième fois ». Via leurs enfants et petits-enfants, cette culture a infusé dans le Sud, notamment dans les Pyrénées-Orientales, le Vaucluse, le Gard et la Corse, où le secteur agricole fait appel à de nombreux ouvriers maghrébins, tout comme le BTP. Je compare cette culture à une forme d’idéologie « sudiste » (en référence au sud des États- Unis), qui reproduit un peu les schémas de l’Algérie coloniale. Éric Zemmour a beaucoup joué sur cette sensibilité, il a d’ailleurs réalisé ses meilleurs scores en Corse et sur le littoral méditerranéen.

Vous identifiez, à l’inverse, une « diagonale bucolique » où le vote RN est plus faible.

Cette diagonale part de l’Aveyron jusqu’au Finistère en passant par le Limousin, les Deux-Sèvres, la Loire-Atlantique, le Morbihan… C’est une France encore assez champêtre, peu industrialisée, où la délinquance et les tensions culturelles n’ont jamais été fortes, plutôt équilibrée économiquement, dans laquelle le RN peine à mordre.

Pourtant, même dans cette diagonale, la dynamique n’est-elle pas en train d’évoluer ?

En Bretagne, le vote RN gagne du terrain. Bien sûr ! Dans les années 1990, Pascal Perrineau parlait d’une ligne Le Havre-Valence-Perpignan, à l’est de laquelle il situait les hautes eaux frontistes, et les basses eaux à l’ouest. Depuis, le vote RN a essaimé dans le Centre, la Nièvre, l’Allier, une partie de la Sarthe et de l’Orne ! Notre diagonale résiste encore, mais les ingrédients IPI s’y diffusent peu à peu, précédant le RN. Aujourd’hui, le trafic de drogue touche toute la France, toute ville moyenne a ses points de deal. Jusqu’ici peu concerné par l’immigration, l’Ouest voit par ailleurs arriver des populations de migrants, dans le cadre de leur répartition dans tout le pays, et fait à son tour l’expérience que l’Est connaît depuis trente ans. Certes, les candidats RN de l’Ouest ont fait chou blanc au second tour des législatives de 2024. Mais il y a vingt ans, ils étaient éliminés dès le premier tour. Cette fois-ci, ils ont été battus, dans la Mayenne ou le Morbihan, mais avec un score de 35 % au second tour, un niveau qu’on connaissait il y a trois décennies ans dans le Var ou le Vaucluse ! En fait, les plafonds d’hier sont devenus les planchers d’aujourd’hui.

Votre étude met en évidence une corrélation entre vote RN et « capital résidentiel ». De quoi s’agit-il ?

Notre indice IPI nous a permis de résoudre une partie de l’équation sur les logiques territoriales du vote RN, mais l’Île-de-France et les métropoles résistent à cette analyse. Il nous fallait donc nous situer aussi à un autre niveau d’observation. On constate de façon frappante que plus le nombre d’habitants est faible, plus le vote RN est élevé : plus de 40 % dans les communes de 2 000 habitants et moins ! Nous avons donc réfléchi autour de la notion de « capital résidentiel ». Chaque région est structurée par un marché de l’immobilier, avec des zones plus ou moins désirables selon leur exposition touristique, leur dynamisme commercial ou culturel, etc. C’est le phénomène de métropolisation : le lieu le plus désirable est généralement le centre des grosses villes, pas seulement en raison de la présence des services publics, mais aussi parce que c’est là que « tout se passe ». Et dans chaque région, chacun sait s’il est du bon ou du mauvais côté de la barrière, le prix du mètre carré l’illustre très bien. Le positionnement du lieu d’habitation sur l’échelle de la désirabilité locale, le « capital résidentiel », donc, joue sur le vote.

Le vote RN s’accroît donc au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre des métropoles ?

Oui, mais avec des spécificités locales. Ceux qui vivent dans un village rural, éloigné de toute métropole mais valorisé touristiquement, ne se sentent pas relégués car leur capital résidentiel est élevé. En Gironde, lors du premier tour de la présidentielle de 2022, nous avons montré que, sur tout le littoral atlantique et dans les communes juste derrière, le vote Macron surclassait le vote Le Pen, mais que ce dernier repassait en tête à 30 kilomètres en moyenne à l’intérieur des terres. Pourquoi ? Parce qu’on n’y bénéficie plus de l’attraction du littoral sans en être loin. On est relégué ou, pour utiliser une image, on reste « à la porte de la boîte de nuit ». Si on reprend l’analyse bourdieusienne, ceux qui vivent dans les zones les moins désirables se sentent déclassés, dominés, et nourrissent un ressentiment vis-àvis des dominants. Ils s’identifient à ceux qui, dans le champ politique, sont aussi, selon eux, ostracisés. D’autant plus que le RN s’est posé de longue date en porte-voix de ces territoires, en parlant coût de l’essence et relégation. C’est ce que je nomme « l’homologie de situation ». Quand Le Canard enchaîné a publié les relevés de notes calamiteux de la première année de fac de Jordan Bardella, c’était pour faire ricaner Saint-Germain-des-Prés. Toute une France qui n’a pas fait d’études y a vu un mépris de classe des bons élèves à leur égard.

Comment analyser la montée du vote RN dans la fonction publique ?

Dans le public, le vote frontiste est élevé surtout dans les catégories C, en raison du sentiment de déclassement et des fins de mois difficiles, mais aussi du fait de l’exposition de certains métiers à l’insécurité, comme les policiers, les gendarmes, les gardiens de prison, les chauffeurs de bus et certains personnels hospitaliers. Chez les enseignants, par porosité, les mêmes causes (le cas Samuel Paty, le « pas de vagues », etc.) produisent les mêmes effets. Malgré les anticorps idéologiques de la profession liés aux études supérieures et aux syndicats, les verrous sautent. Le sentiment d’être abandonné par la hiérarchie est ressenti par une part croissante de ceux qui s’estiment « au front », en première ligne.

Le vote RN est également en progression dans les classes aisées…

Une partie des retraités aisés et de la bourgeoisie s’inquiète aujourd’hui, c’est vrai, de la montée de l’insécurité – physique et culturelle – dans leur station balnéaire ou leur quartier, comme le Champde- Mars à Paris. Éric Zemmour puis Éric Ciotti ont servi de passerelle à ces catégories qui, sinon, ne se seraient jamais laissées aller à voter pour le RN, parti des « prolos » ! Elles rejettent son programme économique, mais approuvent le reste. Certains voient changer les quartiers voisins du leur, et veulent préserver leur havre de paix.