Raphaël Llorca : « Les marques sont devenues l’une des principales sources d’imaginaires territoriaux »

L’Institut Terram, think tank dédié au territoire, publie une nouvelle note captivante en collaboration avec la Fondation Jean-Jaurès : l’imaginaire territorial des marques. Son auteur, Raphaël Llorca, essayiste et co-directeur de l’Observatoire « Marques, imaginaires de consommation et Politique » à la Fondation Jean-Jaurès, y explore avec finesse la manière dont les marques, notamment dans la grande distribution, se sont approprié l’attachement des Français à leur territoire, dans une logique de marketing et de « terroir-washing ». Des graphiques et visuels éclairants accompagnent cette analyse, que nous reproduisons ci-dessous.
Marianne – En quoi peut-on parler d’un « tournant territorial des marques » ?

Raphaël Llorca – Ces dernières années, les références au « local », au « terroir » et à « l’ancrage territorial » sont devenues omniprésentes dans le discours de l’écrasante majorité des marques commerciales, tous secteurs confondus : de la grande distribution aux assureurs, des banques aux chaînes de fast-food, des distributeurs de gaz aux entreprises de jeux à gratter, tout le monde s’est mis à parler de territoires. C’était autrefois une figure libre, que certaines marques décidaient d’interpréter aux côtés d’autres thématiques (le social, l’environnement, etc.) ; aujourd’hui, c’est devenu une sorte de figure imposée. C’est ce nouvel ordre du discours publicitaire que j’ai voulu explorer. 

Effectif à partir des années 2019-2021, ce tournant territorial des marques s’est opéré dans un moment où le débat public était marqué par une importante spatialisation de ses questionnements. Sur le plan social et politique, d’abord, avec l’émergence du mouvement des Gilets jaunes (2018), et tout le discours sur la « déconnexion du politique » qui l’accompagne. Et sur le plan théorique, ensuite, avec l’instauration de L’Archipel français (2019) comme grille de lecture quasi-monopolitistique de la société française, l’ouvrage à succès du politologue et sondeur Jérôme Fourquet installant l’idée que la Nation jadis « une et indivisible » serait aujourd’hui divisée en îlots inéluctablement séparés les uns des autres.

Pour moi, il n’en va pas seulement d’une heureuse concomitance : il y a un lien de causalité. C’est parce que la question territoriale est devenue centrale et que les politiques échouaient à y apporter des réponses que les marques ont cherché à s’y investir, sur le plan des représentations. On a là l’illustration du nouvel entrelacement entre acteurs marchands et la Cité : à l’ère du « capitalisme politique », les marques positionnent de plus en plus leurs discours en creux de ceux du Politique, pour à la fois en intégrer la force symbolique (« changer la vie ») et promettre d’en combler les faiblesses ou les manquements. À mon sens, c’est un tournant important dans l’histoire économique et politique contemporaine. 

Vous parlez de la question de la « souveraineté narrative » : le pouvoir de dire qui nous sommes. Le fait que les marques en disposent est-il un problème ?

Plus qu’ailleurs, la France est une Nation qui carbure à l’ « identité narrative », pour reprendre un concept de Paul Ricoeur : nous nous définissons, d’abord, par le récit que l’on se fait de nous-mêmes. D’où l’importance historique de ce qu’on a appelé le « roman national », ce récit largement imaginaire qui avait vocation à reconstituer, parfois artificiellement, un récit cohérent, à même de raconter qui nous sommes, en tant que Nation.

À ce titre, la question de la représentation des territoires constitue un passionnant cas d’étude. Pour reprendre la définition des géographes, un territoire articule trois éléments : un espace géographique, un système de représentation de cet espace, et un système d’acteurs qui agissent consciemment ou inconsciemment sur lui. Ce qui est neuf, c’est que de nouveaux acteurs, issus du secteur marchand, se mettent à raconter les territoires, en portant de nouvelles représentations.

Le risque, c’est ni plus ni moins celui d’une privatisation des récits et représentations associées aux territoires. La question de la souveraineté narrative me semble être la suivante : à qui appartient le pouvoir de dire qui nous sommes – en tant que nation, en tant que territoire ou en tant qu’individus ? Certaines marques disposent d’une telle force de frappe qu’elles peuvent, par des campagnes massives, faire bouger les représentations de tel ou tel territoire. Les effets socio-politiques sont potentiellement gigantesques – que ce soit en termes d’attractivité touristique, du prix du foncier, de choix d’implantation d’une usine, etc. Dans ce cas, la souveraineté narrative conditionne la souveraineté économique – surtout lorsque ces discours très « enracinés » sont produits par des marques américaines…

Vous montrez en effet qu’un certain nombre de marques étrangères, singulièrement américaines, ont fait du terroir français une brique essentielle de leur positionnement. En quoi peut-on parler d’une « stratégie du terroir » ?

Il m’est apparu que de nombreuses marques non-françaises s’étaient attachées à développer un discours très charpenté sur « le terroir » : toute la question est de savoir à quelles fins. Bien sûr, les motivations sont d’abord commerciales : les consommateurs aspirant à davantage de « territorialité », les marques répondent à la demande. Mais il faut comprendre que l’instrumentalisation du terroir va bien au-delà. 

Par exemple, lorsque Burger King inaugure une nouvelle gamme de burgers version gourmet, en travaillant plusieurs identités régionales successives (les « Masters auvergnats », avec du Cantal ou de la fourme d’Ambert AOP, les « Masters montagnards » avec du fromage raclette, etc.), l’idée est non seulement de créer une « personnalité française » en plus de son ADN américain, comme l’expliquent les dirigeants de Burger King France, mais surtout de détacher son image associée à la malbouffe, les « saveurs terroirs » étant perçues comme des gages de qualité. 

Il en va d’une croyance en une sorte de « transfert symbolique », les terroirs étant utilisés pour charger tout un imaginaire d’authenticité́, de proximité́ et de qualité́ dans des burgers qui n’en disposaient pas nécessairement au départ. Ici, le terroir est donc utilisé comme une arme dans la bataille des imaginaires gastronomiques.

Autre exemple : lorsqu’Airbnb construit progressivement son discours de « marque somewhere », revendiquant un enracinement et un attachement au développement économique de petits territoires éloignés des circuits touristiques mondiaux, notamment via un partenariat noué avec l’Association des Maires Ruraux de France, on comprend qu’il s’agit d’une opération d’influence pour peser dans le rapport de force avec la puissance publique.

La manœuvre est habile : de plus en plus contestée dans les villes, Airbnb cherche à recréer de l’acceptabilité par les champs. Toute la force de cet « imaginaire-écran » est de parvenir, dans un même mouvement, à montrer et à cacher – montrer l’image d’une marque attachée au terroir, et cacher les critiques légitimes sur son modèle. Dans cet exemple, ce qu’on pourrait qualifier de « terroir-washing » a vocation à éviter un durcissement législatif.

In fine, expliquez-vous, ces marques construisent des imaginaires territoriaux. Quelles sont les quatre catégories d’imaginaire que vous identifiez ?

Toutes les marques ne produisent pas les mêmes imaginaires territoriaux, ni les mêmes types d’imaginaires : pour les distinguer, je suis reparti de la distinction établie par Paul Ricoeur dans ses cours sur l’imagination donnés à l’Université de Chicago en 1975, récemment publiés aux éditions du Seuil.

Devant ses étudiants, le philosophe dessinait au tableau deux axes permettant de ranger les différents types d’imaginaires : l’axe horizontal (présence vs absence) reprenait à son compte la distinction kantienne entre deux formes d’imagination – l’imagination reproductrice, au sens du « tableau » d’un événement passé, et l’imagination productrice, telle qu’on la retrouve dans la fiction ou les rêves. L’axe vertical, quant à lui, renvoyait aux degrés d’implication du sujet vis-à-vis de l’imaginaire : est-il confusément pris pour la réalité, sur le registre de la croyance (comme dans les hallucinations) ou fait-il l’objet d’une distance critique (comme dans le cas de l’utopie) ?

J’ai appliqué ce modèle aux imaginaires territoriaux des marques : outre l’imaginaire-écran de AirBnB, dont nous venons de parler (qui se situe à l’intersection de la présence et de la croyance), on trouve l’imaginaire-tableau chez une marque comme Reflets de France : lorsqu’elle vante le cidre de Normandie, la saucisse fraîche d’Auvergne, les quenelles à la lyonnaise, les nougats de Montélimar ou le crottin de Chavignol, c’est plus largement « la cuisine française et son savoir-faire de qualité » que la marque honore.

Ce faisant, elle parvient à résoudre symboliquement le conflit pluricentaire qui oppose le local et le national, les « petites Patries » et la grande Nation ! Une marque comme la brasserie Lancelot, pour sa part, bâtit un imaginaire-mythique, plongeant les consommateurs dans l’univers folklorique breton : les légendes de la forêt de Brocéliande (la Cervoise Lancelot, les bières Morgane et Dragons), ses grands personnages historiques (la bière Duchesse Anne), le tout porté par une signature de marque explicite – « entrez dans la légende ».

La marque de VTC Heetch, de son côté, construit un autre type d’imaginaire que j’ai qualifié de « narratif ». Telle une scénariste, la marque a décidé de dédier sa communication à raconter une autre histoire sur un espace territorial bien spécifique : la banlieue. Alors que plus de 80 % des trajets effectués quotidiennement par Heetch ont pour lieu de départ ou d’arrivée une ville de proche banlieue parisienne (Saint-Denis, Aubervilliers, Créteil, Pantin, Bobigny, Vitry-sur- Seine…), et que la majorité de ses chauffeurs y vivent, Heetch entend défendre une vision plus positive et, surtout, différente de celle largement stéréotypée et souvent négative véhiculée dans les médias. Ce faisant, c’est bien d’une reprogrammation narrative de l’imaginaire associé à la banlieue dont il est question.

En conclusion, que font les marques au territoire ? Peut-on dire, d’une certaine manière, qu’elles le rendent aussi attractif ?

Au terme de mon travail, il m’est apparu que les marques commerciales étaient devenues l’une des instances principales de l’imaginaire territorial, aux côtés du cinéma, de la télévision et de la littérature. Le postulat défendu ici est que, au-delà de leur nature évidemment commerciale, les imaginaires territoriaux sécrétés par les marques produisent des effets sociopolitiques. Leurs discours, leurs imageries, leurs univers graphiques exercent une influence sur la façon dont le grand public se représente la réalité de tel ou tel territoire. C’est une nouvelle donne qu’il me semble important de souligner.

Pour résumer, voilà ce que font les marques au territoire : elles se saisissent d’un espace, de toute taille (étendu ou circonscrit), et elles travaillent à le charger d’une identité, quelle qu’elle soit – réelle ou imaginaire, peu importe, l’important, c’est qu’il y ait une identité, forte, singulière, distinctive –, le tout se matérialisant pour le consommateur par l’achat d’un produit ou d’un service.

Un constat s’impose quant à la qualité (ou la nouveauté) des imaginaires territoriaux proposés par les marques : on constate que peu de marques cherchent à renouveler les imaginaires associés. La plupart d’entre elles se contentent bien souvent de recycler des imaginaires disponibles, confirmant l’horizon d’attente du public. En général, lorsqu’une marque représente un territoire, elle le réduit à deux ou trois signes immédiatement reconnaissables.

L’Auvergne ? La fourme d’Ambert. Le Pays basque ? Le piment d’Espelette. La Bretagne ? Les légendes arthuriennes ou le sel marin, etc. Ce faisant, l’imaginaire territorial des marques organise une forme de blocage symbolique. En surreprésentant des « images atemporelles » qui collent à l’identité de tel ou tel territoire, les marques nous enferment dans des représentations figées. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont nécessairement fausses ou passéistes, mais plutôt elles nous empêchent de voir ce qui change : en cela, l’imaginaire territorial des marques est conservateur.