Raphaël Llorca: « Les marques se sont mises à représenter les terroirs parce que les politiques ont échoué à le faire »

Pour l’auteur de « L’imaginaire territorial des marques », une étude publiée par l’Institut Terram, en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès, les marques commerciales n’ont pas attendu les «Gilets jaunes» pour représenter les terroirs.
Le Figaro – Le « local » et le « terroir » s’imposent désormais comme l’un des espaces de communication les plus utilisés dans la publicité, expliquez-vous dans une note dans sur le « tournant territorial des marques ». Peut-on parler d’une « jean-pierre-pernautisation » des marques commerciales ?

Raphaël LLorca – Les grandes marques commerciales ont systématisé un discours sur le territoire. Auparavant, seules quelques marques le faisaient dans le tourisme, la gastronomie ou la grande distribution, qui s’est montrée pionnière pour parler du terroir. Désormais, le territoire est devenu la figure imposée d’un nouvel ordre publicitaire, de la grande distribution aux assureurs, des banques aux chaînes de fast-food, etc.

Typiquement, La Poste a pendant très longtemps orienté ses campagnes de communication sur sa digitalisation et sa modernisation. Lorsqu’elle a lancé sa plateforme « La proximité est un métier », elle s’est recentrée sur la figure du facteur.

Autre exemple, La Française des jeux a toujours eu un positionnement purement pécuniaire dans sa communication : c’est la seule marque qui, tous les deux jours, fait de quelqu’un un millionnaire. Aujourd’hui, elle fait des campagnes sur le thème « Faire gagner la vie locale », tout comme Groupama, qui fait des agriculteurs une nouvelle égérie publicitaire, dans une campagne intitulée « Indispensables au monde ».

La formule me rappelle cette phrase de Houellebecq dans La Carte et le Territoire : « Jean-Pierre Pernaut accomplissait chaque jour cette tâche messianique consistant à guider le téléspectateur terrorisé et stressé vers les régions idylliques d’une campagne préservée, où l’homme vivait en harmonie avec la nature, s’accordait au rythme des saisons. » La fonction de Jean-Pierre Pernaut, d’après Houellebecq, était précisément, en parlant des territoires, d’apaiser la terreur du téléspectateur face à la violence du monde.

Une des raisons pour lesquelles les marques ont opéré un tournant vers le local tient à ce qu’il est compris comme un « territoire de communication » apaisant, parce que consensuel. C’est extraordinaire : il est aussi bien vanté par les identitaires prônant l’enracinement et les cultures locales que par les écologistes, qui lui associent toutes les vertus des circuits courts !

Douglas Holt, un anthropologue de la consommation, a fondé il y a vingt ans la discipline du « cultural branding » aux États-Unis. D’après lui, une marque devient une grande marque lorsqu’elle parvient à résoudre symboliquement, par ses discours, les grandes angoisses de son époque. Selon moi, la nation française elle-même s’est construite sur une tension entre le local et le national. Avec, en filigrane, cette question qui traverse toute l’histoire de la République : l’attachement aux petites patries nourrit-il l’attachement à la grande nation ?

Comment expliquer cette prise de conscience soudaine ? Est-ce lié aux « Gilets jaunes » ?

D’après une étude Ifop pour la Fondation Jean Jaurès (décembre 2022), que je cite dans Le Roman national des marques, les Français approuvent à 64 % l’idée que « les imaginaires véhiculés par la publicité semblent déconnectés de la vie quotidienne des Français ». Et ils aimeraient à 60 % que « les marques parlent davantage des problèmes auxquels la France fait face ».

Les reproches adressés aux discours politiques sont les mêmes vis-à-vis du discours publicitaire, qui serait parisianocentré : « Quand ils pensent raconter la France, ils parlent en réalité de Paris, ils sont déconnectés des vrais problèmes des gens. » Il y a donc un parallèle évident entre les discours politiques et publicitaires, et les marques n’ont pas attendu les « Gilets jaunes » pour représenter les terroirs. Mais entre les « Gilets jaunes » et la période post-confinement, le territoire est devenu une figure imposée.

La spatialisation des questionnements politiques a été concomitante avec la réponse des marques. En 2018, les « Gilets jaunes » font apparaître l’évidente fracture territoriale et lancent le procès de la déconnexion du politique sur le plan social. En 2019, Jérôme Fourquet publie L’Archipel français, métaphore spatiale devenue la matrice quasiment monopolistique de la façon dont on considère la société française depuis lors. 

Avec le confinement et le déconfinement, le vaste mouvement de télétravail a occasionné une reconfiguration de la vision des territoires. J’en atteste de l’excellent livre de Jérôme Batout, La Revanche de la province, titre qui nomme bien l’inversion historique qui a eu lieu au sortir du confinement. Jusqu’à présent, la province était représentée dans la littérature comme l’espace de l’ennui : c’est Madame Bovary qui s’emmerde en province et rêve de la vie à la capitale, lieu où tout se passe et où il faut être si l’on veut devenir quelqu’un dans ce vaste monde.

Dès lors, l’inversion est totale : les urbains et les Parisiens se projettent dans un imaginaire provincial. C’est ce que Batout appelle « the new provincial way of life » : rythme de vie ralenti, éloigné de l’agitation et sans doute plus proche de la nature. Il se passe donc quelque chose dans ces années 2018-2021. Et c’est parce que la question territoriale est devenue centrale, et que les politiques ont échoué à la traiter, que les marques l’ont investie, au moins sur le plan des représentations.

En quoi l’«  imaginaire territorial  » des marques est-il conservateur ? Doit-on y voir une réponse à une demande des Français attachés à leurs racines, parfois habités par un sentiment de dépossession culturelle ?

Souvent, lorsqu’il s’agit de représenter la réalité d’un territoire, elles le réduisent à quelques signes indentifiables, qui correspondent à des images de très long terme. L’Auvergne, c’est la fourme d’Ambert, le Pays basque, le piment d’Espelette, la Bretagne est réduite, pour reprendre l’exemple de la brasserie Lancelot, à ses légendes arthuriennes.

On convoque immédiatement des représentations jaillissant dans l’esprit du consommateur qui les saisit intuitivement sans avoir à réfléchir. Mais ce faisant, les marques occultent ce qui, dans les territoires, évolue, et je vois là une forme de piège, qui consiste à laisser penser que les territoires ont une logique atemporelle. Rares sont les marques qui font évoluer les représentations comme Heetch, qui concurrence Uber en région parisienne. Ce VTC s’est donné comme objectif de donner une autre image de la banlieue. L’entreprise oriente ses campagnes et dispositifs vers l’idée que l’image de la banlieue comme un espace de danger où il ne fait bon vivre est révolue. Mais il s’agit plutôt d’une exception qui confirme la règle.

Selon vous, certaines marques, comme la brasserie bretonne Lancelot, participent à une forme de «  conservatisme d’atmosphère  ». Est-ce forcément négatif ?

Au vu de l’évolution des discours publicitaires depuis les années 1990, ce phénomène était tout sauf attendu, quand on pense que les marques parlaient de modernité, d’exotisme, de globalisation et de digital… Il est tout à fait contre-intuitif qu’elles s’intéressent au local.

Les marques participent aujourd’hui de ce mouvement de coalisation du territoire et du local. En effet, les marques arrachent la notion de terroir aux politiques, notamment aux identitaires. Par exemple, les marques Nos régions ont du talent d’E.Leclerc ou Reflets de France de Carrefour ont une esthétique ultra-vintage pour présenter la saucisse d’Auvergne, le crottin de Chavignol, pour développer la fierté régionale et territoriale par la gastronomie et ses spécialités. Ainsi, il faut distinguer le discours des dirigeants politiques et les aspirations des consommateurs et des citoyens.

Les campagnes publicitaires sont élaborées par des personnes au profil sociologique bien précis : souvent parisiennes, diplômées d’une école de communication ou de marketing et plutôt progressistes sur le plan idéologique. N’est-ce pas paradoxal ?

Ces imaginaires ne sont pas produits ex nihilo mais sont pensés dans les services de communication des entreprises, par des agences de publicité. C’est tout le paradoxe : effectivement, le milieu de la communication est peuplé de gens diplômés, urbains, CSP+. L’étrange conservatisme des imaginaires associés aux marques peut apparaître décalé avec la sociologie supposément « progressiste » de ceux qui les conçoivent. En fait, leurs représentations sont avant tout celles d’urbains. L’enjeu, pour les marques, sera désormais de s’affranchir de ces représentations urbaines et souvent fantasmées.