De la grande distribution aux services de VTC, en passant par les assurances et les chaînes de fast-food, les territoires sont les nouvelles coqueluches des marques. Le local, le terroir sont au centre de leurs discours publicitaires, leurs imageries, leurs univers graphiques. Pourquoi, comment, et surtout quels sont les effets de cette « territorialisation des marques » ? C’est l’objet de la dernière étude réalisée par l’essayiste Raphaël Llorca, codirecteur de l’observatoire « marques, imaginaires de consommation etpolitique » de la Fondation Jean-Jaurès. L’auteur du « Roman national des marques, le nouvel imaginaire français » (Editions de l’Aube, 2023), s’interroge sur les représentations et récits associés aux territoires diffusés par les marques. « Au-delà de leur simple aspect commercial et économique, le discours des marques façonne désormais les imaginaires contemporains », explique-t-il. Un sujet auparavant traité via la culture, et notamment la littérature, qui a longtemps façonné notre rapport collectif aux territoires.
Désormais, pour des raisons sociologiques et politiques, les marques entrent dans la catégorie de ceux qui influencent la recomposition des territoires. « Cela change tout, car nous sommes face à des acteurs marchands, qui ont, de fait, une finalité commerciale, et qui sont dotés d’une force de frappe financière. C’est d’autant plus important et symbolique que les marques excellent dans la capacité à créer des imaginaires de consommation. » Or, pour Raphaël Llorca, cette instrumentalisation pose la question de la souveraineté narrative et soulève un véritable enjeu démocratique. Et si les collectivités perdaient la main sur cet imaginaire ?
La Gazette des Communes – Comment les marques sont-elles devenues les instances principales de production des imaginaires territoriaux ?
Raphaël LLorca – Auparavant, les territoires étaient plutôt prisés dans les campagnes de communication liées aux transports, à la gastronomie ou au tourisme. Désormais, l’écrasante majorité des marques porte un discours sur les territoires. Banque, fast-food, jeux à gratter… On passe de la figure libre à la figure imposée. Par un ensemble de mots, d’images, d’analogies, de métaphores et récits, ces -nouveaux acteurs s’arrogent le droit de représenter les territoires.
Ce tournant a eu lieu autour des années 2019-2021. A ce moment-là, on spatialise les grands questionnements politiques. Sur le plan social et politique, on voit l’émergence des « gilets jaunes » et de discours sur la déconnexion territoriale des politiques. Sur le plan théorique, plusieurs ouvrages remettent sur le devant de la scène le territoire comme grille de lecture centrale : Christophe Guilluy et sa « France périphérique » [éd. Flammarion, 2014], puis Jérôme -Fourquet avec « L’Archipel français » [éd. Seuil, 2019]. Cette notion vient appuyer l’idée selon laquelle le problème de la société -française est une question spatiale.
C’est donc parce que la question territoriale est devenue centrale et que les politiques échouent à y apporter des réponses que les marques ont cherché à -investir ce champ de représentation. -N’oublions pas que nous sommes dans l’aire du capitalisme politique, où le propre des marques est de se positionner systématiquement en creux du politique pour -intégrer la force symbolique, s’arroger les grandes questions, tout en promettant d’en combler les faiblesses et manquements.
Qu’est-ce qui ressort de ces imaginaires ?
Cela peut refléter la tradition, lorsque la marque de distributeur Reflets de France promeut les traditions culinaires régionales, ou le mythe quand la brasserie morbihannaise Lancelot plonge le consommateur dans l’univers légendaire breton. D’autres marques, comme Airbnb, jouent sur l’illusion en se focalisant sur son action au service du développement économique pour masquer le modèle controversé de l’économie de la plateforme. Enfin, on trouve un imaginaire narratif qui remodèle la réalité : Netflix mise ainsi sur le fait qu’il suffit de raconter une histoire pour que la perception de tel ou tel territoire soit reconfigurée.
Leur point commun est une absence de renouvellement des imaginaires. Lorsqu’une marque représente un -territoire, elle le réduit à deux ou trois signes : l’Auvergne, ce sont les -volcans et la fourme d’Ambert. En réempruntant ces stéréotypes, les marques organisent une forme de blocage -symbolique. Ça ne veut pas dire que les représentations sont fausses ou passéistes. Mais cela enferme dans une représentation figée.
Ce qui induit le risque d’une représentation erronée…
Les marques perpétuent des -clichés véhiculant une ruralité résumée à l’agriculture, aux -traditions, et donc étrangère aux nouvelles représentations du monde. Certes, cela peut conforter des imaginaires sympathiques dans la veine du « provincial way of life ». Mais cela peut aussi desservir la cause des territoires qui, par ailleurs, sont capables de -produire des start-up extrêmement innovantes, de développer telle ou telle activité…
A contrario, des marques prennent le contre-pied en cherchant à développer un nouveau regard sur un territoire donné. C’est le cas de la marque de VTC Heetch, basée en région parisienne. Plus de 80 % des trajets effectués quotidiennement ont pour lieu de départ ou d’arrivée une ville de proche banlieue, un territoire qui souffre d’une image extrêmement détériorée. La marque a décidé de rééclairer la réalité des banlieues à travers un spot publicitaire consistant à jouer sur le décalage entre la manière dont les médias parlent de la banlieue et une série d’images positives.
Quelle est la marge de manoeuvre pour les acteurs locaux ?
Malheureusement, les acteurs locaux n’ont aucun contrôle. Ils se retrouvent face à une privatisation des récits des territoires instrumentalisés à des fins commerciales. Lorsque Burger King a proposé son sandwich basque pour se détacher de son image associée à la -malbouffe, le syndicat du piment d’Espelette et le conseil de développement du Pays basque se sont -insurgés, ne souhaitant pas être -associés à une marque de fast-food et -dénonçant une usurpation d’identité. Or, il y a là un vide juridique. Le terme « basque » n’est pas protégé.
Face à ce « terroir washing », il y a aussi un vide politique dont les acteurs locaux doivent s’emparer. Certaines marques disposent d’une telle force de frappe qu’elles peuvent faire bouger les représentations, ce qui peut avoir des répercussions sur l’attractivité d’un territoire, le prix du foncier, le choix d’implantation d’une usine… Il y a là une vraie question démocratique : à qui appartient le pouvoir de dire qui nous sommes en tant que territoire ?
Face à ces acteurs qui engagent une nouvelle lutte entre le public et le privé, je pense que les acteurs publics doivent développer avec autant de puissance leur propre imaginaire avec leur réalité. Ce sont eux qui sont légitimes ! Dans ce nouveau marché, ils doivent y aller plus franchement. Ne pas laisser les imaginaires aux seules mains des marques qui ont leurs propres objectifs -commerciaux, qui ne vont pas dans le sens d’un développement harmonieux et équilibré de la vie démocratique des espaces territoriaux.