Raphaël LLorca : « Le local est devenu une sorte de figure imposée pour les marques »

Raphaël Llorca est spécialiste des enjeux politiques des marques et co-directeur de l’Observatoire « Marques et Politique, imaginaires de consommation et Politique ». Il publie une étude pour l’Institut Terram sur « l’imaginaire territorial des marques ».
Dans votre étude sur « l’imaginaire territorial des marques » (Institut Terram/Fondation Jean-Jaurès), vous analysez la façon dont les marques participent à la construction d’un imaginaire territorial. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à ce sujet ?

Je me suis intéressé à la façon dont les marques nationales voire internationales participent à la construction d’un imaginaire territorial en s’appropriant des symboles locaux et culturels. J’ai notamment étudié comment ces marques adaptent leur discours publicitaire pour répondre à la demande croissante des consommateurs en matière de proximité et d’authenticité, tout en jouant parfois sur des représentations stéréotypées ou figées des territoires. J’ai remarqué que le local était devenu une sorte de figure imposée . Des distributeurs de gaz aux assureurs, en passant par les jeux à gratter, de nombreuses marques utilisent ce ressort. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Pourquoi un tel tournant territorial des marques ?

Quelles sont les raisons profondes qui expliquent ce tournant ?

Il y a une demande des gens pour qu’on parle plus de la réalité, de ce qui se passe en dehors de Paris et des grandes villes. Les reproches de déconnexion adressés aux politiques s’appliquent également aux marques. D’un autre côté, les marques se sont aussi emparées du thème du local pour recréer une écoute, un lien d’authenticité avec leurs publics.

La grande distribution a été pionnière dans cette approche ?

Les prémisses viennent en effet des marques de distributeurs, les MDD, qui ont compris qu’il fallait pallier l’image low-cost et une perception de qualité moindre par rapport aux grandes marques. Promodès, repris ensuite par Carrefour après leur fusion, a été la première enseigne à lancer dès 1996 une MDD de terroir avec Reflets de France. Cette initiative a été suivie par toutes les autres enseignes, comme Leclerc (Nos régions ont du talent), Système U, Casino et même Lidl en 2012.

Ces initiatives locales ont réussi à réconcilier les consommateurs avec les grandes marques nationales ?

Avec sa MDD de terroir, Carrefour réconcilie le local et le national. Les spécialités régionales sont rassemblées sous une même marque, faisant in fine la preuve de la haute qualité de la gastronomie française. Reflets de France est une marque multi-locale, unissant les identités régionales sous une même bannière.

Vous vous êtes aussi inspiré du concept de cultural branding de Douglas Holt. Comment cela s’applique-t-il à votre analyse des marques ?

L’universitaire américain Douglas Holt explique dans son livre « How Brands Become Icons » comment les marques peuvent devenir des icônes culturelles en répondant , par des signes, aux angoisses existentielles de la société. J’ai cherché à comprendre quels signes étaient émis par les marques à travers leurs discours. Ma thèse, c’est que les marques ont cherché à répondre à la spatialisation du débat public, et à l’angoisse collective qu’a représenté l’idée de « fractures géographiques », aux lendemains du mouvement dit des « Gilets jaunes » et de la publication d’ouvrages importants comme L’Archipel français ou La France périphérique.

Les marques locales peuvent aussi devenir des marques nationales ?

C’est l’un des paradoxes des marques locales qui s’exportent au-delà de leurs frontières territoriales. Par exemple, la bière corse Pietra est maintenant servie dans les bars parisiens, ce qui montre que l’imaginaire local peut aussi avoir un rayonnement national, voire international. Les études montrent que les « marques locales », c’est-à-dire des marques qui réalisent plus de 50 % de leur chiffre d’affaires dans une seule région, ne représentent en moyenne que 2 % du chiffre d’affaires des produits de grande consommation. Leur poids n’est cependant pas homogène : par exemple, la disparité est importante en fonction des familles de produits (de 1,3 % sur les produits surgelés à 5,1 % sur les bières et cidres).

Vous vous intéressez dans votre étude à la vision de la France développée par Netflix. La France peut ainsi jouer de son soft power ?

Le géant américain du streaming qu’est Netflix est en effet l’exemple emblématique de la capacité à construire des imaginaires puissants. La plateforme a conclu en février 2024 un partenariat avec Atout France, l’agent étatique de promotion touristique, pour promouvoir des lieux liés à des films et séries, comme Emily in Paris . C’est un partenariat qui renforce l’idée de rayonnement culturel à travers le prisme des productions médiatiques, mais avec des biais.

De quel ordre ?

Il s’agit d’un imaginaire très centré sur l’Île-de-France, avec 42 sites répertoriés en région parisienne sur les 70 mis en avant. D’autres régions, comme la Bretagne ou la Normandie, sont par exemple quasiment invisibles. Il y a également une tendance à surreprésenter certains symboles royaux ou religieux (châteaux, cathédrales, couvents, chapelles…), au détriment d’autres édifices territoriaux.

Vous parlez d’un piège des imaginaires. Qu’entendez-vous par là ?

Le piège des imaginaires, c’est que la puissance publique accepte que la représentation de la France soit prise en charge par un acteur étranger, Netflix, qui promeut une image stéréotypée et conservatrice des territoires français. Ces représentations figées limitent la possibilité de montrer la réalité changeante de certains territoires.

Vous vous penchez aussi sur le cas Burger King et ses burgers régionaux…

En 2019, Burger King a lancé les « Masters », avec des menus en éditions limitées aux saveurs régionales. C’est une tentative d’associer l’image des produits de qualité à une chaîne de fast-food, ce que j’appelle un imaginaire-écran en ce que la démarche cherche à faire oublier son image liée à la malbouffe. Cela peut parfois créer des tensions, comme avec le Pays basques, qui a protesté contre l’utilisation du piment d’Espelette dans un burger, déplorant que leurs efforts pour promouvoir des produits de qualité soient parasités par Burger King.

Les eaux minérales sont elles aussi des marques locales que l’on peut consommer dans le monde entier. Les eaux minérales comme San Pellegrino ou Volvic sont des exemples où le packaging et la publicité créent une identité territoriale forte, même si l’eau en elle-même remplit une fonction simple, celle de désaltérer. San Pellegrino incarne l’italianité et Volvic tire son identité de ses volcans. Ces marques ont réussi à se mondialiser en promouvant une identité locale forte, ce qui montre bien la force du cultural branding.