L’Institut Terram explore les enjeux de l’énergie en Outre-mer

Dans les zones non interconnectées (ZNI), l’électricité, bien que tarifée au même prix qu’en métropole grâce à la péréquation, demeure un service instable, révélateur de profondes inégalités structurelles et d’un pilotage énergétique sans vision claire. Ces territoires, souvent relégués, doivent devenir des laboratoires de transition et de souveraineté énergétique, articulant inclusion citoyenne, sécurité d’accès et développement local durable.

Les zones non interconnectées (ZNI) désignent les territoires français, majoritairement ultramarins, qui ne sont pas reliés au réseau électrique continental. Dans ces espaces, produire et distribuer de l’électricité relève d’un défi logistique, technologique et politique. Pour y garantir un prix identique à celui de la métropole, l’État applique un principe unique au monde : la péréquation tarifaire. 

Pourtant, derrière ce principe d’égalité les inégalités persistent. Coupures fréquentes, infrastructures vieillissantes, dépendance aux énergies fossiles, absence de stratégie industrielle…, l’énergie y reste un bien fragile, plus subi que maîtrisé. Cette étude montre combien la question énergétique, loin d’être purement technique, engage des choix politiques profonds. Dans les ZNI, l’électricité ne garantit pas seulement la lumière : elle conditionne l’appartenance républicaine, la cohésion sociale et la capacité à se projeter dans l’avenir. Ces territoires, longtemps considérés comme périphériques, apparaissent ici comme des fronts pionniers pour repenser la solidarité nationale, la transition écologique et les fondements mêmes du lien politique.

Les départements et régions d’outre-mer (DROM) présentent, de manière persistante, un niveau de développement économique sensiblement inférieur à celui de l’Hexagone. La moyenne nationale du PIB par habitant est de 38 775 euros en 2022 alors qu’il est de 11 579 euros à Mayotte, 15 656 euros en Guyane, 23 200 euros en Guadeloupe, 24 663 euros à La Réunion, et 25 903 euros en Martinique. Selon un rapport d’octobre 2023 du Conseil économique, social et environnemental (CESE), 900 000 personnes vivent sous le seuil de pauvreté en outre-mer. Ce retard, d’origine multifactorielle, appelle à réinterroger les conditions matérielles du développement dans ces territoires, notamment à travers la question énergétique.

La majorité des DROM relèvent du régime des zones non interconnectées (ZNI), c’est-à-dire des territoires non reliés au réseau électrique continental. De ce fait, ils ne disposent ni d’installations de gaz ni de production d’énergie nucléaire. L’énergie électrique y repose exclusivement sur des sources thermiques et les énergies renouvelables. L’État y applique une solidarité tarifaire unique au monde : la péréquation permet aux usagers ultramarins de payer leur électricité au même tarif que les métropolitains, malgré des coûts locaux bien supérieurs. Si ce mécanisme incarne un idéal d’égalité, il ne suffit pas à compenser les inégalités structurelles. 

À Saint-Georges-de-l’Oyapock (Guyane), une centrale thermique surdimensionnée tourne à vide, faute de développement économique, et à Saint-Laurent du Maroni (Guyane), le gaz butane est acheminé à prix d’or sur des pirogues. À Mayotte, coupures et branchements clandestins rappellent l’instabilité du réseau, tandis qu’à La Réunion, certaines éoliennes sont arrêtées pour protéger la faune alors que la demande ne cesse de croître. Ces situations illustrent les limites du système actuel.

Une péréquation tarifaire sans égalité réelle

La péréquation tarifaire repose sur la Contribution au service public de l’électricité (CSPE). En 2025, les charges brutes liées aux ZNI s’élèvent à environ 2,3 milliards d’euros, représentant près d’un quart du total des charges de service public de l’électricité. Toutefois, cette compensation financière masque une réalité : les conditions matérielles d’accès à l’énergie varient fortement.

Sur la qualité de service et les délais de raccordement, les ZNI présentent, en moyenne, des indicateurs moins favorables que ceux observés en métropole. En 2023, les données agrégées révèlent une durée annuelle de coupure significativement plus élevée dans les territoires desservis par EDF SEI que dans les zones relevant d’Enedis.

La précarité énergétique prend dans ces territoires une forme élargie : elle ne se limite pas au poids de la facture, mais inclut l’instabilité du réseau, l’isolement des populations hors-réseau et les conditions dégradées d’accès au service.

Un pilotage fragmenté, sans cap stratégique

Le pilotage énergétique des ZNI souffre d’une gouvernance éclatée. Le ministère des Outre-mer n’a pas compétence sur l’énergie, pilotée depuis le ministère de la Transition écologique. La Commission de régulation de l’énergie (CRE) régule, EDF produit, les collectivités participent… mais personne ne coordonne. Les plans pluriannuels de l’énergie (PPE) sont souvent élaborés sans réelle appropriation locale. Le déficit d’incarnation politique empêche l’émergence d’une vision territorialisée, différenciée et ambitieuse.

Cette absence de stratégie unifiée crée un vide où s’empilent dispositifs techniques, expertises externes et ajustements à court terme. Faute de projection industrielle, l’énergie reste un outil de subsistance, sans levier de développement.

Des solutions techniques mal adaptées aux réalités locales

La transition énergétique dans les ZNI ne peut pas reposer sur les modèles continentaux. Les panneaux solaires y subissent corrosion, encrassement et chute de rendement rapide. Le stockage par batterie est peu fiable sous climat équatorial. Les solutions techniques importées sont rarement pensées pour durer dans l’humidité, l’isolement et la dispersion géographique. Pourtant, ces contraintes pourraient devenir des catalyseurs d’innovation. À Saint-Leu, à La Réunion, des dispositifs adaptés ont été conçus grâce à une mobilisation conjointe d’acteurs publics, techniques et territoriaux. Cette expérience prouve que les compétences existent mais qu’il manque une reconnaissance stratégique de ces territoires comme espaces d’innovation sous contrainte.

Une énergie sans économie : un modèle dans l’impasse

Malgré les investissements, l’énergie reste peu structurante dans les ZNI. Dans ces territoires, plus de 70% de la consommation est résidentielle. Les zones d’activité sont rares et le tissu industriel reste embryonnaire. À Saint-Georges-de-l’Oyapock, en Guyane, une centrale thermique fonctionne à moins de 20% de sa capacité. À Wallis-et-Futuna, la consommation est deux fois et demie inférieure à celle de la métropole. Dans la plupart des ZNI, l’absence d’ancrage économique régional empêche toute valorisation énergétique. Faute de demande productive, l’électricité y est une ressource disponible mais inexploitée. Dans ces territoires, la décroissance n’est pas un choix idéologique mais une réalité vécue, un sacerdoce pour les élus locaux et un blocage d’émancipation pour les populations. L’énergie devient un service minimal, sans perspective collective.

Vers un nouveau pacte énergétique et industriel

Les ZNI sont à la croisée des chemins. Elles concentrent des tensions entre équité sociale, transition écologique et souveraineté économique. Or, dans l’histoire républicaine, l’énergie a toujours été plus qu’un service : un symbole d’unité.

Aujourd’hui, dans les ZNI, les coupures, les inégalités d’accès et l’imprévisibilité fragilisent ce lien. La précarité énergétique y devient un facteur de relégation démocratique. Refonder une politique énergétique pour ces territoires suppose de penser l’énergie selon trois dimensions :

– sécurité, en assurant un accès stable et universel ;

– citoyenneté, en faisant de l’énergie un droit d’inclusion ;

– projection, en la transformant en levier de développement.

Cette nouvelle approche nécessite une gouvernance claire et un changement de récit : sortir de la logique de réparation pour construire des trajectoires soutenables, ancrées, sobres, et reproductibles. L’industrie, au sens large, demeure un levier central. Sans appareil productif structuré, l’énergie reste une assistance ponctuelle. Il ne s’agit pas d’imposer un modèle unique, mais d’ancrer chaque territoire dans une logique de création de valeur locale, adaptée à ses ressources et ses contraintes. L’objectif : transformer la solidarité nationale en moteur de transformation durable.

Les ZNI, avant-postes d’un monde contraint

Les ZNI expérimentent déjà ce que beaucoup de territoires devront affronter demain : rareté des ressources, contraintes climatiques, dispersion des réseaux. Elles incarnent les tensions contemporaines entre centralisation et autonomie, solidarité et développement, ingénierie et vision.

Longtemps perçues comme des marges à compenser, elles apparaissent ici comme des laboratoires d’avenir où s’inventent des formes de soutenabilité nouvelles. Pour cela, il faut dépasser les logiques d’ajustement et bâtir un pacte productif et politique, fondée sur la diversité territoriale, la confiance dans les acteurs locaux et la reconnaissance des ZNI comme échelles de vérité du projet républicain.