Les très petites entreprises poussent le sens de l’économie jusqu’au paradoxe. « Les TPE pèsent 18 % du stock d’emplois en France alors qu’elles en sont les principales créatrices, avec jusqu’à la moitié des emplois créés à certaines périodes », souligne Nicolas Portier. Consultant indépendant et enseignant au sein de l’École urbaine de Sciences Po Paris, il est l’auteur d’un récent rapport pour l’Institut Terram intitulé Très petites entreprises : une force économique pour le développement des territoires .
Le paradoxe n’est qu’apparent. Les TPE sont tout simplement victimes de leur succès ! « D’une année à l’autre, explique l’expert, il y a des disparitions en raison de défaillances ou arrêts d’activité notamment, mais aussi de fusions, de rachats par de plus grandes entreprises, qu’elles redynamisent et renouvellent en retour par leur énergie entrepreneuriale, ou, enfin, de développements rapides qui les voient passer du statut de TPE à celui de PME (petites et moyennes entreprises), voire dans la catégorie supérieure à l’image de success stories comme Babilou, Doctolib ou Blablacar. »
Proximité
« L’économie française a changé ces 25 dernières années, poursuit-il. La production a continué à se contracter, se délocalisant notamment au Maghreb ou en Europe centrale. Le made in France représente environ un tiers de nos consommations intérieures de biens agricoles et manufacturés. L’économie de proximité, elle, s’est développée, tirée par les consommations courantes : alimentation, aides aux ménages, entretien, bien-être, hôtellerie, autant de secteurs très divers où les TPE sont très présentes. Celles-ci sont aussi surreprésentées dans le bâtiment : maçonnerie, plomberie, électricité En revanche, les travaux publics sont dominés par les grands groupes. Les TPE sont présentes partout où il n’y a pas besoin d’investissements massifs. »
Le service statistique du ministère de l’emploi, la Dares, confirme que le poids des TPE dans l’emploi au sein des différentes branches de l’économie est variable. Si leur poids est inférieur à 10 % des effectifs de l’industrie, du transport, de la logistique, de la finance et de l’assurance, domaine réservé des grands acteurs, les TPE emploient plus de 20 % des salariés actifs dans le commerce, près de 30 % au sein des activités immobilières, 35 % des salariés dans la construction et 39 % dans l’hébergement-restauration. Près de 3,6 millions de salariés travaillaient dans des TPE en 2022, soit un peu moins de 20 % des emplois. À l’échelle nationale, elles représentent néanmoins 82,1 % des entreprises employeuses.
Mais qu’entend-on par TPE ? « À l’instar de la Dares, reprend Nicolas Portier, je préfère continuer à souligner les spécificités des TPE au sein de la nouvelle catégorie statistique fourre-tout des microentreprises créée par la loi de modernisation de l’économie (LME) du 4 août 2008, qui comprend également les autoentrepreneurs. Alors que les premières recrutent et salarient du personnel, les seconds renvoient davantage au travail indépendant. Depuis, l’amalgame est fait en France comme dans l’Europe communautaire. On peut encore moins mélanger les gazelles, ces jeunes entreprises en forte croissance, aux centaines de milliers de microentreprises qui relèvent de formes de travail très précaires et ubérisées. »
À bas bruit
Si elles échappent à la comparaison (impossible) avec les grands groupes, les TPE attisent leur convoitise. Un mal pour un bien : « A périmètre constant, rappelle l’expert, les grands groupes ont tendance à détruire des emplois lors de leurs restructurations d’activités. Pour autant, la concentration des emplois au sein des groupes se poursuit car elles rachètent constamment des petites entreprises. Durant la décennie qui a suivi la crise de 2008, les grandes entreprises ont détruit en solde net plus de 240.000 emplois alors que les TPE, à bas bruit, en créaient plus de 220.000. Les entreprises de taille intermédiaires (ETI) ont, pour leur part, créé environ 60.000 postes alors que les PME ont connu une légère érosion de leurs effectifs. »
Et d’insister : « Au contraire, dans leurs premières années de vie, portées par leur énergie de départ, les TPE participent largement à la création nette d’emplois. Certaines, ensuite, se développent par croissance externe ou, plus patientes, par croissance organique. L’immense majorité, toutefois, n’a pas nécessairement vocation à grossir. Tout dépend du projet du ou des fondateurs mais aussi du type d’activité. Certaines TPE atteignent rapidement leur vitesse de croisière. C’est un facteur limitant car il leur est parfois difficile de fidéliser leurs employés, faute de perspectives à leur offrir en termes de carrière. La mutualisation des ressources peut être une solution à travers des formules comme les groupements d’employeurs, les coopératives ou les systèmes de franchise. »
Amortisseur de crise
C’est, cependant, à l’échelle locale qu’elles s’avèrent si essentielles. Elles assurent la survie de territoires sinon en déshérence. « Si elles sont implantées un peu partout en France, note Nicolas Portier, les TPE jouent un rôle encore plus structurant dans les petites villes et le monde rural. Elles y ont un rôle d’amortisseur de crise comme après la désindustrialisation. »
Les TPE concentrent 31,5 % des emplois des intercommunalités de moins de 20.000 habitants, de profil rural et peu dense.
« D’où, conclut l’expert, l’intérêt pour les collectivités locales de mieux les connaître et de les faire davantage accéder à la commande publique. Un état d’esprit néoentrepreneurial s’est épanoui en France depuis vingt ans. Il s’est développé chez les diplômés, auprès des femmes, dans les milieux issus de l’immigration. Les créations d’entreprises par défaut, portées par des chercheurs d’emploi, laissent place à de véritables projets entrepreneuriaux. La simplification de règles administratives et les allégements fiscaux favorisent l’essor des TPE. Lisser les effets de seuil est également une solution pertinente pour encourager les recrutements et crever les plafonds de verre. Passer de neuf à dix ou onze salariés change trop brutalement leur statut et fait parfois peur. Il ne s’agit pas d’enlever des droits sociaux aux salariés, mais simplement d’offrir des délais à la nouvelle PME pour s’adapter. »