La Francophonie se construit aussi à l’échelle locale

Début octobre, la France a accueilli le Sommet de la Francophonie les 4 et 5 octobre 2024 à Villers-Cotterêts (Aisne) et à Paris. A cette occasion, le think-tank Institut Terram a publié une étude intitulée “La Francophonie des territoires : ancrage local, rayonnement international”, par Benjamin Boutin. Entretien.

Vous publiez une étude sur la « Francophonie des territoires » : à quoi cela correspond-il ?

La Francophonie, présente sur les cinq continents, est une communauté internationale qui rassemble 321 millions de locuteurs. Ce projet politique rassembleur est né au lendemain des indépendances. Il n’a cessé d’évoluer ensuite pour devenir une force d’action multilatérale pour la paix, le dialogue des cultures, la démocratie, la jeunesse, l’égalité entre les femmes et les hommes, l’éducation, mais aussi un levier de développement durable et d’employabilité.

Ce que l’on sait moins, c’est que la Francophonie se construit aussi à l’échelle locale, par des initiatives concrètes. Il ne suffit pas de parler français, il faut coopérer entre Francophones, promouvoir notre langue et sa capacité à créer de la valeur, à tisser des liens entre nous. C’est à la Francophonie de proximité, à son maillage territorial d’organismes publics et privés, à ses dynamiques porteuses, à ses fragilités aussi, que nous nous sommes intéressés avec l’Institut Terram.

Pourquoi est-ce important pour les collectivités locales ?

La Francophonie est mobilisatrice sur nos territoires : des réseaux se mettent en place, des créations artistiques attirent le public et contribuent à l’animation de la vie locale, à l’ouverture internationale mais aussi au développement économique de nos territoires.

Dans un monde interconnecté, la langue française permet de bâtir des ponts entre les peuples. Cela est aussi vrai dans l’Hexagone qu’Outre-mer, où le français représente une langue de contact avec plusieurs collectivités voisines, ce qui facilite la coopération et génère des projets en commun, donc de la prospérité.

À titre d’exemple, la région Ile-de-France a développé une stratégie en direction de et en relation avec la Francophonie, afin d’offrir des débouchés à ses jeunes entreprises. Elle a a mis en place des dispositifs de coopération autour de l’économie circulaire entre des lycées d’Île-de-France et d’Abidjan. Je suis convaincu que des innovations peuvent naître de ces échanges, y compris entre nos universités, qui ont vocation à coopérer avec d’autres universités francophones, à mettre en place des cursus communs, des filières de recherche en français. Ne sous-estimons le fort potentiel qu’offre l’espace francophone !

Pourquoi les langues régionales font-elles si peur dans les plus hautes sphères de l’Etat alors que vous semblez dire qu’elles sont un atout la “Francophonie des territoires” ?

La nation française s’est construite avec un certain souci d’homogénéisation, y compris linguistique. C’est d’ailleurs à Villers-Cotterêts que le français est devenu la langue officielle de la justice et de l’administration en 1539 – à la suite du latin. Depuis plusieurs décennies, un mouvement de décentralisation imparfaite s’est opérée ; ce processus s’est accompagné d’une revalorisation, certes imparfaite, de nos langues et de nos spécificités régionales.

Ces dernières années, des évolutions législatives ont eu lieu, au bénéfice des langues régionales. Le changement de nom de la “Délégation à la langue de France et aux langues de France” a marqué aussi le franchissement d’un cap symbolique. Les efforts de cette administration interministérielle pour soutenir les langues régionales doivent être salués.

Toutefois, n’attendons pas tout de l’Etat, et je crois au rôle décisif des collectivités territoriales, des citoyens, des associations et des fondations, comme l’Observatoire de la langue et de la culture provençales (Óusservatòri de la lengo e de la culturo prouvençalo), pour revitaliser ces langues hexagonales et ultramarines.

Faut-il aller plus loin que la “loi Molac” dans la reconnaissance et la diffusion des langues régionales et peut-on le faire sans nuire à notre “universalisme républicain” ?

La loi du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, dite “Loi Molac”, introduit des avancées, à l’exemple de la reconnaissance de la signalétique bilingue dans nos régions. Cette loi apporte des mesures de protection et de promotion des langues régionales dans trois domaines : le patrimoine, l’enseignement et les services publics.

Il s’agit d’un progrès, mais je pense qu’il est possible d’aller plus loin, car l’effacement progressif de ces langues n’a pas été enrayé. Cet effacement constitue, à mon sens, une atteinte impardonnable à notre patrimoine matériel et immatériel collectif. La valeur de ces langues ne nuit en aucun cas à nos principes républicains. Le français n’entre pas en concurrence avec les langues régionales.

Nous devons être plurilingues, transmettre aux nouvelles générations des langues locales, nationales et internationales. Auparavant, la transmission de ces langues se faisait souvent dans un cadre familial. Or, cette transmission n’a pas été faite pour certaines générations. Les défenseurs des langues régionales doivent faire la démonstration auprès des jeunes de leur intérêt.

L’un des grands enjeux, aujourd’hui, c’est aussi le numérique. Comment faire en sorte que nos langues régionales soient mieux représentées sur Internet, sur les plateformes ? Qu’elles ne soient pas évincées par l’intelligence artificielle ? De nouveaux outils d’apprentissage doivent être imaginés.

Quels sont les autres leviers à développer pour renforcer cette “Francophonie des territoires” ?

La coopération décentralisée entre territoires francophones représente l’un de ces leviers. En la matière, la région Auvergne-Rhône-Alpes est exemplaire. Sa stratégie s’appuie sur un écosystème local dense comprenant, entre autres, l’Alliance française, l’association lyonnaise la Caravane des dix mots, la Maison de la Francophonie, le Centre Jacques Cartier ou encore l’Institut international pour la Francophonie qui abrite l’équipe du Dictionnaire des francophones et le secrétariat du réseau international des chaires Senghor de la Francophonie (ces centres ou associations sont tous basés à Lyon, ndlr.) La région AURA abrite également le siège de l’AIRF, réseau qui met en relation les collectivités francophones dans une optique de développement territorial.

Quels conseils de bonnes pratiques donneriez-vous spécifiquement aux élus locaux ?

Nous formulons à destination des élus des recommandations très concrètes. Par exemple, les collectivités peuvent dédier un conseiller municipal délégué à la Francophonie, pavoiser le drapeau de la Francophonie sur les bâtiments publics lors de la Semaine de la langue française, organiser une activité dédiée à la Francophonie et à la coopération décentralisée francophone lors du Congrès des maires de France, etc.

L’implication des élus locaux est à mon sens déterminante. Je leur dis : vous pouvez non seulement soutenir des initiatives, mais aussi identifier et créer des synergies entre des porteurs de projets, des acteurs de la coopération décentralisée, des entrepreneurs désireux de s’internationaliser, des experts, des artistes, des bibliothécaires, des libraires, des syndicats d’initiative, etc.

Craignez-vous un affaiblissement de la “Francophonie des territoires” après l’annonce de 40 milliards d’euros” de réductions de dépenses lors du PLF 2025 ?

Les acteurs de la Francophonie des territoires, notamment les responsables associatifs, font déjà beaucoup avec peu. Compte-tenu de l’effort d’assainissement des finances publiques qui est engagé pour cesser de vivre à crédit, j’appelle le secteur privé, coopératif, les syndicats, les PME et les grands groupes a investir davantage pour la Francophonie territoriale, qui répond à des grands enjeux de cohésion sociale, d’égalité des chances, d’intégration républicaine. La Fondation Michelin, par exemple, a contribué au financement de l’application « Karibu » de Bibliothèque sans frontières, afin de soutenir l’apprentissage du français par les nouveaux arrivants. Autre exemple positif : l’équipe du festival d’Avignon a mis en place un cercle de partenaires et mécènes comprenant une quinzaine de petites et moyennes entreprises.