Géographie, sociologie, sentiment de relégation: ce que révèle le vote Rassemblement national

La percée du RN aux législatives confirme la sociologie du vote lepéniste. Dans une étude détaillée réalisée pour l’Institut Terram dont Le Figaro publie ici de larges extraits, le tandem Jérôme Fourquet-Sylvain Manternach approfondit la structure électorale du premier parti de France.

Sous la nouvelle montée des eaux bleu marine, on retrouve la traditionnelle opposition Est-Ouest, avec des zones de force du RN dans ses bastions du Nord-Est (Hauts-de-France, Champagne-Ardenne, les confins franciliens) et du littoral méditerranéen se connectant à la vallée de la Garonne, faisant face à ce que nous avons appelé la « diagonale bucolique », du sud du Massif central à la pointe de la Bretagne où, sauf exception, le vote RN est nettement inférieur à sa moyenne nationale. Autres zones de basse pression frontiste habituelles : l’extrême pointe sud-ouest de l’Hexagone, une bonne partie du massif alpin, l’agglomération francilienne et les principales métropoles françaises.

Une autre constante : le vote RN fluctue en fonction de la taille de la commune. Il dépasse les 40 % dans les communes rurales de moins de 2 000 habitants, se situe entre 34 % et 39 % dans celles de 2 000 à 20 000 habitants, passe sous les 30 % à partir de 20 000 habitants ; et dans les métropoles à partir de 200 000 habitants, il est au-dessous de 20 %. Sur les 10,6 millions de suffrages s’étant portés au premier tour sur des candidats RN et alliés, près de 70 % proviennent de communes de moins de 10.000 habitants.

Le triptyque immigration, insécurité, pauvreté 

La question de l’immigration et celle de l’insécurité constituant toujours de très puissants ressorts du lepénisme. Nous avons mis en regard la carte du vote RN au premier tour des législatives de 2024 et celle de la proportion de nouveau-nés ayant reçu un prénom arabo-musulman. Elles permettent de voir que le pourtour méditerranéen et la vallée de la Garonne se caractérisent à la fois par un fort vote RN et une présence de la population d’origine arabo-musulmanes significative. C’est le cas également pour les grandes couronnes francilienne et lyonnaise, mais aussi pour le département du Nord. Symétriquement, la diagonale bucolique ainsi que l’extrême quart sud-ouest de la France, affichent une faible propension au vote RN et des taux de porteurs de prénoms arabo-musulmans très peu élevés.

On constate cependant plusieurs cas de non-convergences entre nos deux variables. L’agglomération parisienne affiche ainsi des taux de porteurs de prénoms arabo-musulmans parmi les plus élevés du pays et pourtant le vote RN y est très faible. Inversement, celui-ci est très puissant dans les départements de la Meuse, de la Haute-Marne, des Vosges et de la Haute-Saône, où pourtant le pourcentage de nouveau-nés recevant des prénoms arabo-musulmans est faible, voire très faible.

Le nombre de coups et blessures volontaires pour 1000 habitants est aussi un indicateur pertinent. Les départements méditerranéens et de la vallée de la Garonne ainsi que ceux du nord-est de la France, tous caractérisés par un vote RN élevé, se signalent également par des taux de coups et blessures volontaires nettement supérieurs à la moyenne. Là non plus, la superposition n’est pas totale. L’Île-de-France, mais aussi le Rhône ou la Loire-Atlantique (dominés par les agglomérations lyonnaise et nantaise) sont très haut placés en matière de délinquance, sans pour autant que le RN y performe électoralement.

Le parti de Marine Le Pen a conquis la 4e circonscription de la Drôme, comprenant notamment la commune de Crépol, marquée peu avant les élections par la mort dramatique du jeune Thomas au cours d’une bagarre lors du bal du village. Au premier tour, le vote RN a quasiment doublé sur l’ensemble de la circonscription (de 20,1 % en 2022 à 38,4 % en 2024). La progression est encore plus spectaculaire à Crépol (de 18,9 à 42,9 %, soit 24 points gagnés en deux ans) et dans certaines communes limitrophes (+ 26 points à Saint-Christophe-et-le-Laris, + 27 points au Chalon…).

La question du pouvoir d’achat constitue la troisième motivation de vote des électeurs RN. Cet électorat se recrutant dans la petite classe moyenne et les milieux populaires intégrés socialement (disposant d’un emploi) souffre de ne pas pouvoir accéder à un mode de vie s’approchant de celui des CSP+ et des classes moyennes supérieures. On peut dès lors formuler une hypothèse selon laquelle un environnement local marqué par une forte visibilité des écarts de niveaux de vie (mesurés, par exemple, par l’indice de Gini) et/ou de la pauvreté aurait un effet stimulant sur le vote RN.

Nous avons mis en rapport la carte de l’indice Gini du revenu fiscal et celle du taux de pauvreté. On voit ainsi que les Hauts-de-France et l’ancienne région Champagne-Ardenne au nord, et le pourtour méditerranéen au sud constituent deux pôles dans lesquels le taux de pauvreté et les inégalités sont marqués. Symétriquement, le Grand Ouest et le littoral atlantique, d’une part, et le Massif central, d’autre part, appartiennent à une France de l’équilibre, dans laquelle les écarts de situation sont faibles et la pauvreté contenue. On notera que ces régions affichent de faibles scores pour le RN, alors que les pôles inégalitaires et touchés par la pauvreté font figure de places fortes de ce parti.

Pour mesurer l’influence cumulée de nos trois paramètres, nous avons construit l’indice « immigration, pauvreté et insécurité » (IPI). Les places fortes du vote RN ressortent ainsi nettement sur la carte de l’indice IPI. Symétriquement, la diagonale bucolique se dessine très clairement ainsi que la pointe sud-ouest de l’Hexagone, ces territoires de très faible vote RN affichant un indice IPI très bas.

Le « capital résidentiel »

De la même façon que Pierre Bourdieu avait distingué le capital culturel du capital économique, tout se passe comme si existait également ce que l’on pourrait appeler un capital résidentiel. Ce dernier correspond à la valeur et à la désirabilité du lieu dans lequel réside un individu. 

Le cas du département de la Gironde est particulièrement éclairant, avec un très fort étagement des prix, qui atteignent leur plus haut à Bordeaux et des niveaux bien plus faibles dans le Blayais, le Médoc et dans l’est du département. Le vote RN est indexé sur cette métrique de la distance à Bordeaux. Ainsi, au premier tour des législatives, le RN a obtenu seulement 14 % dans la 2e circonscription de Gironde, qui fut celle de Jacques Chaban-Delmas, puis d’Alain Juppé, et qui est composée de quartiers du centre de Bordeaux. Le score grimpe ensuite à 32,4 % dans la 4e circonscription, recouvrant la couronne périurbaine nord (Carbon-Blanc et Créon), puis explose dans la 11e circonscription (Blaye et Saint-André-de-Cubzac), où la candidate RN, Edwige Diaz, est réélue dès le premier tour avec 53,3 % des voix.

Mais le capital résidentiel n’est pas totalement aligné sur le capital économique, car les choix résidentiels des individus ne sont pas uniquement conditionnés par leur niveau de vie, mais aussi dépendants d’un certain nombre de contraintes. 

De manière implacable, le capital résidentiel est le plus élevé dans le cœur des métropoles, puis il diminue au fur et à mesure que l’on s’en éloigne. Du fait de l’essor des métropoles, d’anciennes communes rurales, qui ne bénéficiaient pas d’une cote très importante dans l’échelle de désirabilité résidentielle, ont vu le prix de l’immobilier augmenter significativement au fur et à mesure qu’elles ont été rattrapées par le front d’urbanisation. 

De la même façon, le déploiement de nouveaux réseaux de transports dans les périphéries des métropoles (par exemple, dans le cadre de l’opération du Grand Paris) va soudainement faire augmenter significativement le capital résidentiel des individus ayant la chance d’habiter à proximité d’une nouvelle gare ou d’une nouvelle station de RER ou de métro. Mais les zones qui demeurent éloignées ou en dehors de l’aire d’influence des principaux centres urbains sont perdantes dans cette nouvelle organisation spatiale qui s’est dessinée depuis une quarantaine d’années. Le capital résidentiel des habitants de ces territoires est faible. Ils sont, pour reprendre là encore la terminologie bourdieusienne, les « dominés » dans le champ immobilier et résidentiel.

Les exemples de la Sarthe et du Lot

Ce statut de « dominés » dans le champ résidentiel n’est pas sans effet sur les comportements électoraux de ces populations. L’intensité du vote RN est la plus faible (24,6 %) dans les zones situées à moins de 10 kilomètres du centre d’une agglomération de 100.000 habitants. Il atteint en moyenne 33,8 % dans un rayon de 10 à 20 kilomètres, 37,7 % entre 20 et 30 kilomètres, puis franchit même le seuil des 40 % entre 30 et 50 kilomètres. Le vote RN se maintient ensuite à des niveaux très élevés dans les zones rurales éloignées de plus de 50 kilomètres d’un centre urbain principal. La montée des eaux bleu marine entre 2022 et 2024 a été plus forte dans les couronnes périurbaines éloignées (+ 17 points entre 30 et 50 kilomètres) que dans le cœur des métropoles (+ 11,5 points), peuplées d’électeurs dont le capital résidentiel est plus élevé que ceux des couronnes périurbaines ou des zones rurales.

L’exemple de la 4e circonscription de la Sarthe illustre assez bien cette relation entre gradient d’urbanité et taille de la commune et intensité de vote pour le RN : Élise Leboucher, candidate NFP, l’a emporté avec 51,2 % des voix face à Marie-Caroline Le Pen. Mais ce résultat masque de forts contrastes géographiques. La candidate NFP s’impose largement dans les bureaux de vote manceaux, à Allonnes, banlieue satellite du Mans et vieux fief communiste, ainsi que dans les communes de la première couronne périurbaine mancelle. Puis, à mesure que l’on s’éloigne du Mans, le rapport de force s’inverse et la candidate RN creuse l’écart. Les scores de cette dernière culminent dans les petites communes rurales et dans les bourgs entre Le Mans et Sablé-sur-Sarthe. Dans cette ville de 12.000 habitants, où il faut compter 1600 euros du mètre carré pour acquérir une maison, Marie-Caroline Le Pen n’a obtenu que 45,6 % des voix, contre, par exemple, 59,8 % à Malicorne, chef-lieu de canton de 1 900 âmes situé à 33 kilomètres du Mans et 21 kilomètres de Sablé-sur-Sarthe, et où le prix du mètre carré se situe à 1400 euros.

Dans un livre, l’élu local socialiste Rémi Branco décrit les différences d’ambiance entre deux petites communes lotoises voisines. Il montre comment la vitalité commerciale, l’achalandage des rayons des petits supermarchés locaux, mais aussi l’animation culturelle et les flux de circulation constituent autant de paramètres pris en compte par la population locale pour étalonner la qualité de vie et comparer la situation de deux communes du Lot, Puy-l’Évêque et Prayssac. Le prix du mètre carré pour une maison s’établit ainsi à près de 2000 euros à Prayssac, contre 1750 euros à Puy-l’Évêque. Et, au premier tour des élections législatives de 2024, le RN a obtenu 29 % dans cette dernière commune, soit 6 points de plus qu’à Prayssac, dont les habitants jouissent d’un capital résidentiel plus élevé.

En milieu rural, la présence ou l’absence de commerces et de services essentiels dans une commune participe à son standing. Pour tenter d’en évaluer l’impact, nous avons retenu un « panier » de sept commerces et services de base – une pharmacie, une boulangerie, une boucherie-charcuterie, une supérette-épicerie, une agence bancaire, un service postal (bureau, agence ou relais) et un médecin généraliste –, puis calculé, dans les communes de moins de 1 000 habitants, quel était le score moyen du RN et de ses alliés au premier tour des élections législatives de 2024 en fonction du nombre de ces commerces/services présents dans ces communes. Mais les paramètres comme la distance à la grande ville la plus proche, le cachet ou le statut touristique de la commune semblent peser de manière nettement plus forte sur le capital résidentiel et sur les comportements électoraux.

On observe également un autre type de lien causal. Il s’agit de territoires voisins de communes ou de quartiers comptant d’importantes populations issues de l’immigration. Tout se passe comme si, dans ces territoires limitrophes, le rejet de l’immigration se combinait avec le souci de préserver son capital résidentiel. Le vote RN agit alors comme un moyen symbolique de maintenir à distance les familles issues de l’immigration, dont l’arrivée dans le quartier ou la commune se traduirait automatiquement, selon les habitants actuels, par une dévalorisation de la réputation du quartier/de la commune et des écoles et établissements scolaires qui s’y trouvent. 

Les cas des communes périurbaines jouxtant les villes de Creil, dans l’Oise, et de Montereau-Fault-Yonne, en Seine-et-Marne, deux villes comptant des quartiers à très fortes concentrations de populations issues des immigrations, illustrent bien l’existence de ce « vote préventif » et de préservation d’un capital résidentiel. Au premier tour des élections législatives de 2024, le vote RN est deux fois plus élevé dans les communes périphériques qu’à Creil et le survote s’établit en moyenne à 15 points dans le cas de Montereau et de sa périphérie immédiate.

Dans des départements du pourtour francilien comme l’Oise ou la Seine-et-Marne, la hantise des électeurs RN est d’être « rattrapés par la banlieue ». On guette alors avec anxiété toute arrivée de familles issues de l’immigration dans l’environnement de proximité ou tout signe d’une installation de ces populations : épicerie orientale, kebab, barbershop, boucherie halal… La multiplication de ce type de commerces dans la ville ou le quartier annoncent une double menace pour ces électeurs : la dévalorisation de leur capital résidentiel et une modification substantielle de la composition démographique de la population.

Le modèle « structure-résidu »

Les chercheurs en géographie électorale ont développé un modèle d’analyse appelé « structure-résidu ». En s’appuyant sur le vote des différentes catégories professionnelles établi par les instituts de sondages au plan national et sur les chiffres du recensement qui détaillent la proportion de chaque CSP dans la population de chaque commune, on calcule ce qu’on appelle un « vote théorique ». Ainsi, en se basant sur les données de l’Ifop pour la présidentielle de 2022, on considérera que, dans chaque commune, les ouvriers ont voté à 35 % pour Marine Le Pen, à 27 % pour Jean-Luc Mélenchon, à 17 % pour Emmanuel Macron. On compare ensuite ce « vote théorique » aux résultats effectifs dans chaque commune. L’écart observé est appelé « résidu ».

Céline Colange, de l’université de Rouen, a cartographié l’effet résiduel pour le vote Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2022. On s’aperçoit que dans certaines régions, la carte indique que le vote en faveur de Marine Le Pen a été significativement plus élevé que ce qu’il aurait dû être au regard de la composition sociologique de la population locale. C’est le cas dans toutes les zones rurales ou périurbaines du grand quart nord-est de la France, mais aussi du nord de la Gironde ou de l’arrière-pays méditerranéen, soit des territoires dont la désirabilité et donc le capital résidentiel des habitants sont assez faibles. Symétriquement ressortent en bleu foncé de nombreux espaces où ses scores sont nettement inférieurs à ce que l’on aurait pu attendre au regard de la composition sociologique de la population locale. 

On voit ainsi apparaître l’agglomération francilienne, mais aussi celles de Rouen, d’Amiens, d’Arras, Lille, Caen, Rennes, Nantes, Angers, Bordeaux, Toulouse, Grenoble ou Lyon. Dans leur champ immobilier régional respectif, toutes ces agglomérations constituent des pôles d’attraction, et le prix du mètre carré y est plus élevé que dans les espaces périurbains ou ruraux environnants. Autres lieux ressortant en bleu : les zones touristiques, comme les littoraux breton et aquitain, mais également les massifs alpin et pyrénéen, la route des vins d’Alsace et celle de Bourgogne ou bien encore les terroirs de la « ruralité heureuse » de la Drôme provençale, du Lot, de l’Aveyron, du Gers ou des Landes et des Pyrénées-Atlantiques. Last but not least, un liseré bleu surligne également la frontière suisse.

Tous ces territoires ont en commun d’être désirés sur le plan immobilier, ce qui engendre pour leurs heureux habitants un capital résidentiel élevé. Le modèle structure-résidu nous montre ainsi l’effet spécifique et autonome du capital résidentiel sur le vote RN. Dans toutes ces zones, le vote lepéniste y est nettement inférieur à ce que la composition sociologique de la population locale devrait produire électoralement. Inversement, dans bon nombre de zones rurales ou périurbaines bénéficiant d’une assez faible cote immobilière, le vote RN est nettement supérieur à ce que la seule CSP et le seul capital économique des habitants laisseraient augurer.

 « Empathie de point de vue » 

Le soutien au RN repose aussi sur deux ressorts sociologiques puissants. Il s’agit d’abord de ce que nous appelons l’« empathie de point de vue ». Pour fixer leur vote, beaucoup d’électeurs regardent d’abord si le diagnostic porté par telle ou telle personnalité politique sur l’état du pays correspond à celui qu’ils font eux-mêmes. Ils se demandent ensuite : « Est-ce que, dans le tableau que ce parti/candidat dresse de la France, moi et les miens figurons en bonne place ? » Si la réponse est positive se met alors en place une empathie de point de vue entre l’électeur et le candidat. 

On peut se souvenir de la réponse d’une électrice calaisienne à Raphaël Glucksmann sur la raison de son vote en faveur de Marine Le Pen : « Vous savez, Marine, c’est la seule qui n’a pas honte de nous sur la photo. » Quand ces électeurs appellent Marine Le Pen et Jordan Bardella par leur prénom, ils désignent ces deux personnes comme si elles faisaient partie de leur famille ou de leur cercle d’amis. En promettant de baisser drastiquement les taxes sur les carburants, le RN cultive sa proximité avec le « peuple de la route ». L’empathie de point de vue cultivée avec cette population a porté ses fruits, puisque les électeurs les plus dépendants de l’automobile ont massivement voté pour les candidats RN.

Cette proximité est également cultivée par le RN dans sa stratégie de campagne. Ce parti organise préférentiellement ses meetings et les déplacements de ses candidats non pas dans les Zénith des capitales régionales ou dans les métropoles, mais dans des petites villes ou des zones rurales. De même, les principales figures du parti sont investies dans des circonscriptions situées dans cette France périphérique. Marine Le Pen a posé de longue date son dévolu à Hénin-Beaumont, dans le bassin minier du Pas-de-Calais, tandis que Sébastien Chenu est élu à Denain, dans le Valenciennois, que Jean-Philippe Tanguy représente les cantons ruraux de la 4e circonscription de la Somme et que Laurent Jacobelli est élu de la 8e circonscription de la Moselle, qui comprend notamment les cantons de Florange et de Fameck.

Le choix d’un territoire d’élection n’est pas anodin, car il ancre symboliquement le responsable politique dans une géographie sociale. Jadis, les principaux dirigeants du Parti communiste français (PCF) étaient investis soit dans la banlieue rouge, soit dans des bassins miniers ou industriels, car il s’agissait de montrer que ce parti incarnait la classe ouvrière. Aujourd’hui, les ténors macronistes sont tous élus dans les départements très privilégiés des Yvelines ou des Hauts-de-Seine, les cadres de La France insoumise (LFI) ayant symétriquement investi l’Est parisien et les circonscriptions de banlieue. Chacun de ces trois blocs politiques représente une île de l’archipel français, et le RN s’y pose en défenseur de la France périphérique.

Le RN s’appuie parallèlement sur un autre mécanisme psychosocial qu’on appellera l’«« homologie de situation ». Nombre d’électeurs frontistes se disent que ce que les élus du RN subissent dans le système politico-médiatique ressemble à ce qu’eux subissent également dans leur vie quotidienne. Ce statut de parias, l’hostilité, le mépris de classe ou intellectuel dont sont victimes les représentants du RN renvoient à ce qu’eux aussi vivent à leur niveau. Le fait que certains députés n’aient pas serré la main aux députés RN à l’Assemblée nationale et que ces derniers n’aient pas bénéficié d’accès à des postes au sein de la direction de l’Assemblée nationale renforce l’homologie de situation. 

Au premier tour des législatives de 2024, le RN a ainsi recueilli ses meilleurs résultats parmi les actifs qui se jugent particulièrement exposés à la pénibilité au travail. De même, le fait de ne pas avoir fait d’études vous confine à un statut de relégué. On notera que la plupart des figures du RN n’ont pas fait de longues études, à l’instar de Jordan Bardella, qui n’a pas validé sa première année de faculté. C’est précisément dans les segments les plus dominés culturellement que le RN a le plus progressé entre 2022 et 2024.