Comment l’énergie est devenue le symbole de nos lacunes en Outre-mer

Lova Rinel, commissaire à la Commission de régulation de l’énergie, vient de publier une note pour l’Institut Terram intitulée : « Énergie en Outre-mer : enjeux d’un service public sous contrainte ». Elle souligne nos difficultés en matière d’énergie dans les territoires ultramarins. Selon elle, les contraintes naturelles de ces régions servent trop souvent d’excuse.
LE FIGARO.- Vous expliquez que les zones non interconnectées (ZNI), qui désignent les territoires français, majoritairement ultramarins, qui ne sont pas reliés au réseau électrique continental, sont des « avant-postes stratégiques » face à des influences extérieures, comme les initiatives chinoises dans le Pacifique. L’accord signé à Bougival concernant la Nouvelle-Calédonie peut-il nous préserver d’éventuelles influences étrangères ?

Lova RINEL.  Dans un premier temps, la Nouvelle-Calédonie n’est pas une ZNI à proprement parler compte tenu de son statut juridique, néanmoins la CRE est liée par une convention où nous faisons de l’assistance technique sur demande du Gouvernement calédonien, ma vision est à apprécier à l’aune d’un contexte plus large.

L’accord de Bougival est une étape clé pour contrer les ingérences étrangères. Le cas de l’Azerbaïdjan, confirmé par divers services, montre que la Nouvelle-Calédonie était ciblée par ce pays, qui surfait sur un fond politique déjà existant. Si ces ingérences n’ont pas transformé les Calédoniens en indépendantistes, l’accord a rétabli un dialogue raisonné entre les instances politiques, désamorçant les facteurs objectifs qui auraient pu attiser les velléités séparatistes. C’est un pas décisif pour repartir sur des bases saines et remporter une bataille à moyen terme vis-à-vis de nos ennemis qui se donnent un mal fou pour déstabiliser la France via ses outre-mer. En d’autres termes, nos territoires ultramarins sont des cibles. Il faut bien évidemment en avoir conscience.

En quoi la crise du nickel en Nouvelle-Calédonie illustre-t-elle les limites d’un modèle industriel mono-sectoriel et l’impasse dans laquelle se trouvent les ZNI ?

Les ZNI, par leur isolement géographique, nécessitent une ambition industrielle diversifiée. En Nouvelle-Calédonie, le nickel a longtemps porté l’économie, mais sa compétitivité s’érode face à la concurrence asiatique. La France, avec le gouvernement calédonien peut proposer d’autres pistes : la Nouvelle-Calédonie dispose d’infrastructures énergétiques solides pour accueillir des projets comme des data centers ou du photovoltaïque. Il ne s’agit pas d’abandonner le nickel, mais d’élargir l’horizon industriel. Cette approche multisectorielle est essentielle pour tous les territoires, bien que chacun ait ses spécificités – Wallis-et-Futuna ne peut pas adopter les mêmes stratégies que la Corse. L’enjeu est donc de trouver les secteurs sur lesquels ces territoires peuvent inscrire leur développement, notamment en reconsidérant leur appartenance régionale avec l’avantage comparatif – et non négligeable, d’être la France dans des zones où c’est un atout à valoriser.

« À Saint-Georges-de-l’Oyapock, une centrale thermique surdimensionnée tourne à vide, faute de développement économique. À Saint-Laurent-du-Maroni, le gaz butane est acheminé à prix d’or par pirogues. À Mayotte, les coupures et branchements clandestins révèlent l’instabilité du réseau. À La Réunion, des éoliennes sont arrêtées pour protéger la faune, alors que la demande énergétique croît », expliquez-vous. En quoi ces exemples traduisent-ils les lacunes de notre système ?

Aujourd’hui, le système énergétique des ZNI est remarquablement résilient malgré une gouvernance globale défaillante. Deux facteurs limitent son efficacité. D’abord, la prédominance de la nature impose des contraintes uniques : on ne peut pas défricher l’Amazonie guyanaise comme on le ferait dans la Creuse, et les reliefs volcaniques à La Réunion compliquent les infrastructures routières. Ces contraintes ont trop souvent servi d’excuses. Ensuite, la gouvernance locale repose sur des régimes d’exception, où les préfets se retrouvent avec des responsabilités écrasantes, appliquant des décisions politisées sans être eux-mêmes des acteurs politiques. Ce décalage fragilise le système.

Pourtant, les ZNI ont prouvé leur capacité à gérer des compétences énergétiques déléguées, contrairement à une région comme la Bretagne. Les difficultés actuelles tiennent à un manque de compétences locales adaptées et à une centralisation excessive qui a atteint ses limites. Ce qu’il faut retenir de cette étude c’est que nos politiques publiques de l’énergie sont robustes, solidaires et généreuses pour ces territoires présentés éloignés de la métropole. Cette spécificité, cette sécurité, ne peut néanmoins tenir tout seul. La transition énergétique est un moment décisif pour la France où l’on dessine les contours de notre attractivité industrielle et économique, j’ai voulu mettre en avant l’importance de ne pas oublier les outre-mer dans cette reconfiguration.

La solution serait-elle de remettre en cause notre modèle centralisateur ?

Si l’objectif est le développement industriel, il est moins question de décentralisation que de réflexions sur quel est le bon rouage institutionnel pour dynamiter le travail en silo. Le travail d’analyse et la mise en œuvre des politiques publiques nécessitent des compétences en ressources humaines coûteuses, que les zones non interconnectées (ZNI) auraient intérêt à renforcer au sein de la CRE et des ministères concernés.

Il ne s’agit donc pas simplement de décentraliser, mais de repenser la gouvernance via une instance institutionnelle qui assume un projet industriel clair. La CRE, par exemple, peut jouer ce rôle en structurant des obligations et une volonté politique pour rendre les projets énergétiques attractifs. Cela fonctionne en métropole ; il faut l’étendre aux ZNI.

Les dirigeants politiques sont-ils conscients des dysfonctionnements énergétiques dans ces territoires ?

Oui, ils le sont. Prenons Saint-Laurent-du-Maroni : le gaz butane, qui n’est pas une compétence de la CRE, est administré par l’État, lequel aligne les prix sur la base logistique ceux de Cayenne. Mais l’acheminement du gaz, faute de routes, repose sur des réseaux informels, ce qui fait exploser les coûts. Localement, personne n’assume la responsabilité. Des solutions comme des centrales d’achat ou des « tickets d’énergie » sur le modèle des tickets-restaurant pourraient être envisagées, mais elles nécessitent une coordination entre services de l’État, rendue complexe par l’instabilité politique et le fonctionnement en silos. Le politique doit impulser des dynamiques que les administrations relaieront. J’ai pour ma part fait remonter, avec les services de la CRE, cette situation, je n’ai toujours pas trouvé le chemin administratif pour trouver la solution que ce soit sur le terrain ou à Paris. Alors même que je n’ai rencontré que des gens qui volontaire pour faire cesser cette situation dans les bureaux des administrations. En réalité, le sujet est politique et ici s’arrête mon rôle. En effet, il nécessiterait de fait un assainissement de la logistique informelle bien en place que personne ne veut toucher pour éviter les crises potentielles.