Droitisation de la société, montée du RN = la faute aux médias : réalité ou pensée magique de sociologue ?

Pour expliquer le raidissement progressif des Français sur l’immigration et la sécurité, une thèse est de plus en plus populaire à gauche : les citoyens seraient manipulés par les médias, notamment ceux de la galaxie Bolloré. Simple, séduisant, mais inexact.

Le second tour des législatives et l’effet des désistements n’auront donc permis qu’un bref sursis. Le « front républicain » – tout sauf le RN – a accouché de la nomination de Michel Barnier – « sous surveillance du RN», comme on dit sur les plateaux de TV. Derrière cette nomination, quelles sont les causes politiques profondes ? Une dynamique de droitisation de la société qui, comme à chaque élection, semble faire changer le Rassemblement national de dimension. L’inexpugnable question se pose de savoir comment un parti classé à l’extrême droite, héritier du Front national de Jean-Marie Le Pen, a-t-il pu s’imposer comme une formation de premier plan, au point de rafler plus de 30 % des suffrages et 10 millions de voix. Qu’est-ce qui fait monter les eaux bleu marine, donc ?

Les raisons de la colère

Face à cette épineuse interrogation, pour une certaine frange des commentateurs, un refrain s’impose. Les médias, a fortiori ceux marqués à droite, seraient responsables de la droitisation des Français. Et donc du vote RN. « Je pense qu’il faut davantage réguler les médias » déclarait le 24 août dernier, lors des universités d’été de la France insoumise, la candidate malheureuse au poste de Premier ministre, Lucie Castets. « Beaucoup de gens ont voté pour le Rassemblement national y compris parce qu’ils adhèrent à des thèses racistes, mais qui sont des thèses qui ne sont pas le fruit de leur expérience […] mais parce qu’ils regardent CNews et que sur CNews, c’est dit que les Arabes et les Noirs sont méchants et qu’il y en a trop en France. C’est véridique. » Lucie Castets n’est cependant pas la première à reprendre cette analyse, habituellement ânonnée par des responsables politiques, éditorialistes et intellectuels. En creux, le concept de « cadrage médiatique » ou de « framing » : si un sujet monte, c’est en proportion de la façon dont les médias l’ont « cadré ».

En juillet 2024, sur une émission de France Culture, Sylvain Bourmeau, journaliste et directeur du journal en ligne AOC accompagné par Claire Enders, fondatrice d’Enders Analysis (société britannique d’études et de conseils sur les médias), posent un diagnostic clair. « Le poids des médias est crucial, puisqu’il y a un entonnoir de voix », avance Claire Enders. « C’est évident que le lancement de Fox News aux États-Unis en 1996 a eu un impact absolument impensable et permanent sur le discours public, après l’annulation des lois sur l’impartialité ». Mais qu’en est-il du cas français ? « En France, les médias Bolloré ont bon dos », poursuit Bourmeau. « Il faut s’interroger sur une responsabilité beaucoup plus partagée, y compris par des journalistes qui font consciencieusement leur travail et non pas à la manière de ces chaînes de propagande ».

Journalistes, tous responsables ? L’accusation n’est pas récente. « Elle existait déjà au temps de la monarchie constitutionnelle avec un électorat restreint », rappelait l’historien René Rémond en 2004 dans un entretien pour la revue Le Temps des MédiasElle est sous-jacente à toutes les controverses sur la liberté de la presse : si la droite ultra était, sous la Restauration, tellement réservée à l’égard du principe de la liberté de la presse c’est parce qu’elle craignait que la presse ne “fasse les élections”. » Mais cette peur est-elle aujourd’hui vraiment justifiée ?

Quelle droitisation ?

D’abord, la France a-t-elle plongé dans le conservatisme ? Sommes-nous tous des « fachos » ou des « réacs », rêvant de mœurs d’antan et de libéralisme sauce Chicago boys ? Aujourd’hui, le clivage est brouillé. La montée des classes moyennes ainsi que la segmentation de la classe ouvrière, mais aussi la chute du christianisme en France (6,6 % de Français qui se disent catholiques pratiquants en 2021 selon l’IFOP contre plus de 50 % dans les années 1960) ainsi que l’essor de la construction européenne ont participé au dépassement des oppositions traditionnelles. Sur le plan économique, difficile d’affirmer sans fléchir que les Français ont viré à tribord. Selon le baromètre de l’économie du mois de septembre, réalisé pour AGIPI, Challenges et BFM Business, les Français approuvent largement les mesures qui sont portées par le Nouveau Front Populaire, notamment les hausses d’impôts et l’abrogation de la réforme des retraites. 81 % approuvent la hausse des impôts sur les grandes entreprises et 79 % sur les foyers les plus aisés, ou encore la taxation de l’héritage au-delà de 12 millions d’euros.

Et en ce qui concerne les questions sociétales ? Vincent Tiberj, professeur en sociologie politique à Sciences Po Bordeaux et chercheur au Centre Émile Durkheim, rappelle dans son dernier ouvrage La droitisation française, mythe et réalité, l’attachement des Français à la tolérance. En 1981, seuls 29 % des Français estimaient que « l’homosexualité est une manière acceptable de vivre sa sexualité », contre 80 % à 90 % au XXIe siècle. « On observe les mêmes tendances sur d’autres sujets de société autrefois clivants comme l’interruption volontaire de grossesse (IVG) », développe le sondeur et analyste politique Jérôme Fourquet au micro de France Inter le 3 septembre dernier. « En 1974, on n’a que 48 % de Français favorables à l’autorisation sans limite du recours à l’IVG, aujourd’hui c’est 77 % de la population. Donc là aussi on ne peut pas diagnostiquer une droitisation. ». Si droitisation il y a, elle concerne « un troisième axe, sur des questions plus régaliennes, la question de la sécurité et de l’immigration par exemple », poursuit Jérôme Fourquet.

Selon un sondage Elabe réalisé en septembre 2024, la principale préoccupation des Français concerne leur pouvoir d’achat (52 %). Celles jugées droitières concernent la sécurité et l’immigration, qui se maintiennent depuis longtemps aux deuxième et troisième place du classement des préoccupations des Français (la sécurité est à 33 %, l’immigration à 30 %). « Les études sociologiques révèlent un changement notable dans l’adhésion des citoyens aux valeurs traditionnellement associées à la droite », avance l’analyste politique et fondateur de l’Institut Terram Victor Delage. « Il est frappant de voir de plus en plus d’électeurs de gauche assimiler des idées dites de droite, tandis qu’une partie significative des électeurs de droite radicalisent leurs positions. Et il ne faut pas oublier les abstentionnistes, de plus en plus nombreux, qui adhérent pour une large partie à ces thématiques dites de droite. ». Selon lui, la crispation sur les questions d’immigration et de sécurité s’est particulièrement accentuée à partir des années 1990 jusqu’à aujourd’hui. « L’intensification de la couverture médiatique de ces enjeux n’est pas étrangère à ce durcissement, mais aussi l’essor d’Internet et des réseaux sociaux, en facilitant la diffusion massive et rapide d’informations, puis les attentats terroristes des années 2010, qui ont cristallisé les peurs collectives autour de la sécurité. En parallèle, la crise migratoire de 2015 a amplifié des inquiétudes liées à l’identité nationale et aux capacités d’intégration », poursuit Delage.

Multiplication de l’offre médiatique et archipellisation du débat d’idées

Dé-droitisation sur les questions sociétales, droitisation sur les questions régaliennes ? Mais quelle est la vraie responsabilité des médias dans tout cela ? Selon certains intellectuels et politiques, la multiplication de médias de droite (en ligne de mire, les médias détenus par l’actionnaire Vincent Bolloré), participerait à la crispation des Français sur la sécurité et l’immigration. Dans son ouvrage, Vincent Tiberj nomme cette expansion la « droitisation par en haut ». Celle-ci serait notamment menée par des fast thinkers, pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu. Le professeur de Sciences Po donne directement comme exemple Pierre Valentin, ou encore Samuel Fitoussi, régulièrement appelés en plateau à s’exprimer sur toutes sortes de sujet, les deux éditorialistes ayant publié des ouvrages sur le « wokisme », sans toutefois être des experts universitairement reconnus.

« Ces figures sont à même de se plier aux exigences du format télévisuel et de produire des avis “d’experts” sans les travers universitaires et leur goût pour la complexité », explique Tiberj dans La droitisation française, mythe et réalité. Ces mêmes fast thinkers, selon le sociologue, détournent les concepts de République et de laïcité, et imposent également des thèmes « droitiers » dans les médias. « La notion de “grand remplacement” forgée par Renaud Camus en 2010 aurait-elle eu autant de succès s’il n’y avait pas eu Éric Zemmour et d’autres journalistes pour s’en emparer et la populariser ? » s’interroge-t-il encore.

Cependant, Tiberj se garde bien de relier mécaniquement la droitisation des médias et la montée des eaux bleu marine. « L’idée qu’un message produirait immédiatement la réponse attendue par son locuteur […] a beau être très populaire dans les analyses critiques des médias, elle ne s’est que très rarement vérifiée dans les études », détaille-t-il. Par ailleurs, si ces médias sont assez récents, les différences politiques entre les chaînes de télévision ne datent, elles, pas d’hier. Et les Français n’ont pas attendu CNews pour voter pour le FN puis le RN. « En 2007, les électeurs de gauche étaient presque deux fois moins nombreux parmi les téléspectateurs de TF1 que dans l’ensemble de la population », lit-on dans l’ouvrage de Tiberj. « Le mouvement critique de l’immigration existe ailleurs », ajoute Paul Cébille, rédacteur en chef de l’observatoire Hexagone La France en chiffres : « Il y a des pays où les médias ne sont pas particulièrement à droite, comme en Allemagne de l’Est, où la droite monte ».

La faute aux médias ?

Si la multiplication des médias et le succès de chaînes de droite ont profondément modifié le débat d’idées et l’offre d’informations, « il est très difficile de mesurer l’effet d’un vecteur, média ou autre, sur l’opinion» rappelle Paul Cébille. « La surmédiatisation de certains faits divers ou encore l’accent mis sur les questions sécuritaires peuvent contribuer à renforcer la perception d’une menace omniprésente », admet Victor Delage. « Mais il serait bien trop simpliste, voire de mauvaise foi, de n’attribuer ce phénomène qu’à l’influence des médias. Les désordres qui traversent la société contemporaine modifient profondément nos croyances et nos systèmes de valeurs. » Si la fréquence d’exposition à certains thèmes, comme l’immigration et la sécurité, influencent forcément la manière dont les citoyens considèrent ces enjeux comme cruciaux, affirmer que des chaînes comme CNews (3,5 % de part d’audience en mai 2024) peuvent vraiment faire basculer durablement l’opinion est faux.

« Aujourd’hui, si on constate qu’un tiers de l’électorat de La France Insoumise pense qu’il y a trop d’immigration, je ne pense pas que ce soit parce qu’ils regardent CNews ou écoutent Europe 1 », répond Paul Cébille. « L’autorité des médias traditionnels s’est vue élargie et transformée par l’essor des réseaux sociaux et des plateformes numériques », ajoute Victor Delage. « Ces nouvelles formes de communication accentuent la polarisation, car elles fonctionnent souvent sur des algorithmes qui tendent à enfermer les utilisateurs dans des “bulles” d’information, renforçant leurs opinions préexistantes ».

Quant à la droitisation des médias, elle est elle-même à nuancer. Si l’offre médiatique a été bouleversée sur sa droite par l’arrivée d’un Vincent Bolloré sur le marché, de nombreux médias ont pu voir le jour grâce aux avancées offertes par Internet. Ainsi, la création de médias dits indépendants, ouvertement de gauche tels que Blast ou Le Média, mais aussi de radios ou de podcasts, a participé au renouvellement de l’offre médiatique. Quant aux fast thinkers droitiers dénoncés par Vincent Tiberj, leurs équivalents « de gauche » continuent d’avoir régulièrement accès aux médias traditionnels, comme Salomé Saqué ou Pablo Pillaud-Vivien, et bien d’autres.

Enfin, les observateurs qui rendent les médias coupables d’une quelconque droitisation oublient une donnée importante : un téléspectateur régulier de CNews n’est pas un « terrain neutre », mais déjà de droite. « L’apparition de CNews n’a pas changé le fait qu’avant il y avait des médias de droite et des médias de gauche », avance Vincent Tiberj. « Cela peut amplifier certains points de vue tout en minimisant l’exposition à des opinions divergentes », résume Victor Delage. « Cependant, les expériences personnelles, le contexte socio-économique, le niveau d’éducation et les relations interpersonnelles jouent également un rôle essentiel dans la manière dont chaque individu forge ses convictions. Les médias façonnent l’environnement informationnel, mais l’influence qu’ils exercent varie selon le public et le type de média consommé ». Expliquer la montée du RN par le rôle des médias ressemble davantage à une pensée magique, performative, qui postule ce qu’elle désire, pour mieux s’exonérer de regarder en face les bouleversements de l’opinion. À réserver pour les plateaux de CNews, donc ?