Des supérettes ouvertes tous les jours de l’année, et jusqu’à tard le soir ? Des courses simplifiées, sans file d’attente à la caisse ? Des produits du terroir ultra-frais en libre-service ? Confrontés, depuis des décennies, à une lente érosion de leurs services de proximité, les territoires ruraux réinventent le commerce, loin des hypermarchés. Sur la place de l’église, le long d’une route particulièrement fréquentée, ou dans un coin du parking, « le retour d’un service essentiel », se réjouissent nombre de petites municipalités, a pris la forme d’un gros cube rouge, d’un sobre local bardé de bois ou de longues rangées de casiers abritées sous un auvent. « À la manière des cabines téléphoniques d’autrefois, les distributeurs automatiques s’enracinent dans le paysage rural, observe Victor Delage, fondateur de l’institut Terram. Discrets, standardisés, utiles : ils répondent à une absence mais ne réparent pas une perte. »
Selon l’Insee, 62% des communes ne disposaient pas de commerce en 2021. Elles n’étaient que 25% dans ce cas en 1980. « Le succès des distributeurs automatiques, qu’ils délivrent des produits frais, du pain, des plats cuisinés ou même des pièces détachées, repose sur leur capacité à contourner les modèles économiques traditionnels, en limitant les coûts humains et fonciers, indique Victor Delage. Pour les producteurs locaux, notamment agricoles, ces dispositifs représentent une opportunité d’accès direct au consommateur, sans les contraintes d’un magasin. Cela s’inscrit dans un mouvement plus large de circuits courts et de réappropriation locale de l’économie. »
Un phénomène indissociable d’« un contexte de surmobilité contrainte », note l’institut Terram. « En milieu rural, un actif ou un étudiant parcourt en moyenne 50 kilomètres par jour, contre 38 km en zone urbaine, rappelle son directeur général. Rapporté à l’année, cela représente 2820 km de plus! Et même si les déplacements y sont moins congestionnés, les ruraux passent 61 minutes par jour en transport. L’équivalent de deux semaines par an dans une voiture, pour accéder à l’essentiel. Quand l’achat d’un paquet de pâtes nécessite 20 kilomètres aller-retour, c’est le quotidien qui devient déraisonnable! Les casiers automatiques s’insèrent alors comme des points d’ancrage dans ces zones blanches commerciales. »
Des villages où 38% des gens ne parlent pas à quelqu’un chaque jour
En 2022, Api implantait sa première supérette autonome, connectée et sans caissier, à Claix, dans la Charente rurale. Aujourd’hui, elle vient d’ouvrir sa 113e épicerie, toujours le même mobile home de 40 m2, bardé de bois, au cœur de villages de moins de 1000 habitants, dans la moitié ouest de la France. Des communes où, selon une étude menée l’an dernier par OpinionWay, 80 % des habitants sont à plus de 16 minutes aller-retour en voiture d’une grande surface alimentaire. Et où plus d’un tiers (38%) des gens ne parlent pas à quelqu’un chaque jour… « Au-delà de permettre aux habitants de faire leurs courses près de chez eux, nous souhaitons leur donner accès aux services du quotidien qui n’existent plus dans leur village, décrit Marie-Laure Basset, directrice générale d’Api. En les proposant dans la supérette ou en s’associant avec des partenaires, comme la boulangerie voisine, pour faire dépôt de pain le jour de sa fermeture, par exemple. »
À l’intérieur, « on a reconstitué un vrai magasin, avec une allée centrale, décrit la directrice générale. Vous faites rapidement le tour, mais vous trouvez 700 références à petit prix et toute l’offre des producteurs locaux. On couvre tous les besoins, mais il n’y a qu’une seule marque par produit. Donc on gagne du temps, et on n’est pas tenté par des articles “inutiles”. En plus, c’est écologique car on vient à pied ou à vélo ». Pour faire ses courses dans la supérette, il suffit de se créer un compte client, de scanner son QR Code à l’entrée pour ouvrir la porte puis de scanner les produits pour régler à la caisse automatique. Des caméras surveillent les lieux, même si l’absence d’alcool et d’articles chers limite les tentatives de vols.
Approvisionnées par des « apiciers », promues par des « ambassadeurs » qui organisent des animations, les supérettes Api se développent rapidement, se réjouit Marie-Laure Basset. Et, « en faisant une place de choix aux producteurs locaux, en soutenant l’emploi local », elles « participent à la redynamisation de nos villages », assure-t-elle. « À Claix, par exemple, il y avait un café qui était abandonné, se souvient la directrice. Huit mois après notre arrivée, une prothésiste ongulaire s’est installée dans une partie du bâtiment, et là, depuis mars, une habitante a repris le café ! Dans une autre commune, tous les vendredis soir, un marché se tient désormais à côté de notre “apicerie”. Autre façon de recréer du lien social, les “café-papottes” que tiennent nos ambassadeurs, tout comme les ateliers numériques, destinés aux anciens. »
«Le supermarché le plus proche est à 20 kilomètres»
À Rignosot, 109 villageois éparpillés autour de la RN 486 vers Besançon, « le supermarché le plus proche est à 20 km ; vous imaginez pour les courses du quotidien ? ». Après vingt-sept ans dans la grande distribution, Christelle a rénové une grange et s’est lancée dans le libre-service : fruits, légumes, viande, fromage, jus, conserves, miel, œufs… Aujourd’hui – et même tous les jours de l’année – elle fait tourner un distributeur automatique et ses 286 casiers connectés, stratégiquement installé sur un axe passant. « Bilan de notre première année ? On est bien au-dessus de nos objectifs. C’est très encourageant !, s’enthousiasme la gérante. Nous avons eu uniquement des retours positifs. Forcément, on est ouverts les jours fériés. On sait dorénavant que le 1er mai , là où tout est fermé aux alentours, on va faire une journée de dingue ! »
Des petites portes de casiers comme celles du distributeur de Rignosot, il s’en ouvre désormais 15.000 tous les jours dans 630 communes, plutôt rurales, un peu partout en France. Le Casier français, leader dans la distribution automatique, a vu son résultat multiplié par cinq ces quatre dernières années. «Aujourd’hui, ce n’est plus que de l’alimentaire !, relève Manuel Moutier, le patron de cette PME qui a révolutionné le circuit court. On a même des piscinistes qui vendent leurs produits dans nos casiers ! Ça leur permet de baisser leurs amplitudes horaires, tout en répondant à l’achat d’impulsion des urbains qui viennent en week-end et qui ont envie de nettoyer leur piscine … »
À l’ère des plats industriels ultratransformés qui pullulent en hypermarché, trouver des produits frais, sains et issus du territoire en arrivant à la campagne, le vendredi soir, est aussi « un vrai plus ». « On remarque qu’il y a de plus en plus d’agriculteurs et d’artisans qui montent ensemble un projet de casier, poursuit Manuel Moutier. Et de plus en plus de mairies sont force de proposition pour redynamiser le territoire. Car ça fonctionne d’autant mieux s’il y a une offre globale. Si Daniel exploite la ferme d’à côté depuis des générations, tout le monde aura confiance en ses volailles ! Et en même temps, on verra les belles salades de l’agriculteur voisin, c’est forcément vertueux… »
Trouver, au même endroit, de quoi faire tout son dîner
Éleveurs bovins, producteurs de légumes secs et de céréales bio et apiculteurs en Vendée, Régine et Jean-Luc Caquineau sont aujourd’hui aux manettes de 616 casiers. « Avant, on faisait de la vente directe à la ferme, raconte Jean-Luc. Attaché à des valeurs de développement durable et d’économie circulaire, je me suis mis à la place du consommateur qui termine le travail à 19 heures : il faut qu’il trouve, au même endroit, de quoi faire tout son dîner ! On a ouvert notre première boutique de 216 casiers à Rives-d’Autise en 2021. J’ai également acheté un distributeur de baguettes, et me suis arrangé avec deux boulangers. Puis avec un maraîcher , un producteur de yaourts, et ainsi de suite. Et on a communiqué sur nos techniques de production via les réseaux sociaux : face à ceux qui sont “anti-tout”, ça nous permet par exemple de justifier qu’on doive arroser si on veut de bons légumes…»
Le concept des « Casiers fermiers » est un tel succès que le couple en ouvre une autre série à Benet, quelques kilomètres plus loin. Il développe aussi le “click and collect”, réservant certains casiers aux commandes passées en ligne. « Au début, je pensais que ce ne serait que du dépannage, raconte l’éleveur. Mais je me suis rendu compte que les gens y font toutes leurs courses. Ma plus grande satisfaction, c’est quand ils me disent qu’ils viennent ici pour faire des économies. C’est aussi de leur faire manger des produits de qualité, alors que s’ils allaient au supermarché, ils achèteraient forcément des choses moins saines ! »Autre fierté, la création de deux emplois, pour assurer l’approvisionnement. Et bientôt, la création d’un troisième magasin…
«Un jour de repos de plus par semaine»
Pour les propriétaires de la pâtisserie HB, au Controis-en-Sologne, dans le Loir-et-Cher, le distributeur a été comme la praline rose sur leur gâteau phare, le « Week-end en Sologne ». « Grâce à nos casiers réfrigérés, nous avons pu nous offrir un jour de repos de plus par semaine, le mardi, se félicite Jason Hélin, le patron. Même quand nous partons en vacances, nous faisons des ventes ! Cela nous a d’ailleurs permis d’augmenter notre chiffre d’affaires de 15%. »
Dans le Val de Loire, c’est tout le quotidien de Stéphane Mercier Boutet qui a changé. Après avoir tenu une boulangerie pendant douze ans à Châtelus-Malvaleix, dans la Creuse, il a fermé boutique en 2021, au bord du burn-out. « Je me levais à 2 heures du matin, ouvrais la boulangerie à 7 heures, jusqu’à la fermeture à 19 heures, se souvient-il. Puis c’était le nettoyage, la caisse. Après je rentrais chez moi et il y avait encore tous les papiers à faire… »
Aujourd’hui, il gère 8 distributeurs – équipés de radiateurs et de déshumidificateurs, pour que le pain demeure à température constante – dans quatre départements limitrophes. « Je me lève toujours à 2 heures pour faire cuire mon pain, mais j’ai fini ma journée au plus tard vers 11 heures, se satisfait-il. Ça fait quand même une boucle de 400 kilomètres par jour ! Mais tout le monde est content ; ça a permis à tous ces villageois de retrouver du pain frais 24 heures/24, et ça a fait boule de neige : de nouvelles mairies m’ont contacté. Et je réfléchis à installer des casiers réfrigérés, pour des pâtisseries par exemple. »
Est-ce donc la fin des petits commerces en milieu rural que signe l’engouement pour ces machines automatiques ? « Sans conteste efficace sur le plan fonctionnel, le distributeur soulève un enjeu politique fondamental : celui du lien social, pointe Victor Delage. Le commerce de proximité est un espace de reconnaissance mutuelle, de parole, d’entraide. Supplanter ces lieux par des automates, c’est reconfigurer le quotidien rural dans un sens plus fluide mais aussi plus silencieux. C’est l’effacement du commun. La montée en puissance des casiers interroge la définition même du service au public. Ils incarnent un glissement vers une autonomie distribuée, où l’accès devient individuel, sans médiation humaine. Si cette autonomie remplace les services plutôt que de les compléter, elle devient une forme d’abandon programmé. »