Benjamin Boutin : « La Francophonie nous décloisonne, nous désenclave »

L’institut Terram publie une étude « Francophonie des territoires : ancrage local, rayonnement international » réalisée par Benjamin Boutin, maître de conférences associé à l’Institut international pour la Francophonie (université Lyon-III), qui porte sur la francophonie des territoires et révèle les facteurs de son succès.

Benjamin Boutin, président d’honneur de Francophonie sans frontières, est auteur de l’étude Francophonie des territoires : ancrage local, rayonnement international, publiée par l’Institut Terram. Il nous permet d’en savoir davantage sur les acteurs et les initiatives qui contribuent à diffuser cette langue que 321 millions de locuteurs ont en partage. Pour l’auteur, elle permet à la France de se singulariser, mais aussi, d’avoir une ouverture sur le monde.

Marianne : Qu’est-ce que la francophonie des territoires ?

Benjamin Boutin : Il s’agit d’un maillage territorial d’acteurs qui agissent en faveur de la langue française et de la valorisation des cultures francophones, dans un aller-retour permanent et fécond entre le local et l’international.

Il faut préciser que les cultures francophones sont extrêmement riches, du Québec à l’Acadie, du Sénégal à Madagascar, de Pondichéry à la Louisiane, et que le français est une langue d’inter-compréhension entre 321 millions de Terriens.

La France, pays carrefour par sa situation géographique continentale en Europe mais aussi par ses Outre-mer, est en contact – grâce à sa langue – avec des communautés francophones situées sur les cinq continents. C’est une ouverture extraordinaire sur le monde, sur sa diversité culturelle. C’est aussi une opportunité économique, notamment pour nos régions, où différents acteurs s’investissent en faveur de la Francophonie.

Qui sont ses acteurs ?

On trouve différentes catégories : des entreprises, comme l’Institut de formation aux textiles du monde, à Reims, qui organise par exemple un concours de jeunes designers de mode francophones, des fondations, comme la Fondation Michelin qui soutient Bibliothèque sans frontières et son application Karibu d’apprentissage du français pour les populations allophones, des syndicats comme le Syndicat national des directeurs généraux de collectivités territoriales (SNDGCT), qui s’est engagé aux côtés de Francophonie sans frontières à promouvoir la coopération décentralisée francophone et l’usage de termes français dans les administrations et les communications des collectivités territoriales…

Ces dernières collaborent avec le monde francophone via deux associations internationales, l’Association internationale des maires francophones (AIMF) et l’Association internationale des régions francophones (AIRF) ou bien directement, par leurs propres services.

La région Auvergne-Rhône-Alpes, à titre d’exemple, a pensé une véritable stratégie d’internationalisation pour ses universités et ses entreprises en direction de la Francophonie, et ce, parce que Lyon, Grenoble Vichy et Chambéry recensent un grand nombre d’associations qui ont fait de la Francophonie un levier culturel, économique et scientifique, de l’Alliance française à la Caravane des dix mots, du Centre Jacques-Cartier à l’Institut international pour la Francophonie (au sein de l’université Lyon III).

De manière générale, les associations sont essentielles pour faire vivre et rayonner la Francophonie dans les territoires, mais elles arrivent à le faire si elles sont soutenues et épaulées, notamment par les collectivités territoriales et les élus locaux.

Quel est l’enjeu face au franglais ?

Le premier des enjeux est celui de l’identité. Ce n’est pas un vilain mot en Francophonie, puisqu’identité rime toujours avec fidélité – à nos racines – et hospitalité, vis-à-vis des autres cultures, comme nous l’a si bien fait comprendre le poète, président et académicien Léopold Sédar Senghor.

C’est-à-dire que la France est un pays francophone, que nous devons être fiers de notre langue, parlée sur les cinq continents, « une langue de l’esprit forgée par douze siècles de création collective » (Abdou Diouf), depuis les Serments de Strasbourg.

Il est temps que les Français comprennent que la Francophonie est un atout et que parler franglais ne mène à rien. La fausse croyance – qui est devenue une doxa dans certains milieux (écoles de commerce, agences de communication…), c’est que l’anglais aurait une valeur performative plus grande que le français pour vendre des produits ou susciter l’envie. Je crois au contraire qu’on est attractif et créatif quand on est authentique. On le voit à l’Eurovision, où on ne gagne jamais en anglais. Prenez l’exemple de la ville du Mans, qui s’est choisi le slogan « Of course Le Mans ». Pensez-vous vraiment qu’un investisseur ou qu’un touriste va se dire, en lisant ce slogan, « Mais oui, bien sûr, pourquoi n’y avais-je pas pensé ? Of course Le Mans ! » C’est une pensée magique… et inefficace. Il y avait d’autres jeux de mots à trouver avec les 24 heures du Mans… Le Mans, entrez dans la course !

L’attaché de presse québécois Claude Bédard, proche d’Alain Juppé et grand amateur de cyclisme en France, me faisait remarquer qu’il ne venait pas dans notre pays pour traverser la « Loire valley » mais pour savourer les plaisirs charmants de la vallée de la Loire.

Restons authentiques, notre langue est belle, elle exprime quelque chose de notre histoire, de notre savoir-être et de nos savoir-faire qui est profondément attrayant. Je pourrais ainsi multiplier les exemples…

Au-delà, à quoi sert concrètement cette francophonie ?

À l’échelle nationale, elle sert avant tout à transmettre la langue française, à intégrer le nouveau Français et à « faire nation ». La maîtrise de la langue française est le ferment d’intégration le plus puissant qui permet notamment l’insertion professionnelle et l’acquisition d’une culture française qui n’annule pas sa culture d’origine mais qui permet de rejoindre la communauté nationale, de comprendre et de respecter ses lois, ses grands principes, ses valeurs. Les Allemands l’ont bien compris, en investissant massivement dans les cours de langue allemande pour intégrer les nouveaux arrivants.

Il y a aussi l’enjeu de la jeunesse car le fait de bien s’exprimer en français, à l’oral comme à l’écrit, est une compétence essentielle de réussite et d’épanouissement. Or, la Francophonie des territoires est aussi un maillage d’associations culturelles, de lecture, de théâtre, d’art oratoire voire de lutte contre l’illettrisme qui développent cette compétence.

Levons notre chapeau à la Dictée pour tous, lancée à Argenteuil en 2013 ou encore à la Fondation Voltaire, aux Alliances françaises bien sûr, aux festivals qui contribuent à vivifier la création en langue française, à sa mise en visibilité et en accessibilité pour tous les publics, y compris en milieu rural et rurbain, comme le festival des Francophonies de Limoges (Zébrures d’automne et de printemps) ou encore les Francofolies de La Rochelle et de la Nouvelle-Calédonie.

Pour nos Outre-mer, le français représente tout cela aussi – la culture, l’intégration, la possibilité donnée à la jeunesse de s’épanouir par l’expression juste – mais aussi un facilitateur de contacts et de coopération avec leur environnement régional (Madagascar et l’île Maurice notamment pour La Réunion), dans la complémentarité de leurs langues régionales à préserver et à transmettre aux nouvelles générations – enjeu similaire en métropole.

Quels exemples de stratégies gagnantes ?

À Nouméa, le Centre de rencontres et d’échanges internationaux du Pacifique (Creipac) organise un Forum économique francophone d’Asie-Pacifique qui met en relation les acteurs, stimule le commerce et crée de la valeur. Ce forum économique contribue à faire du français la troisième langue des affaires dans le monde.

À Marennes-Hiers-Brouage, en Charente-Maritime, un écoquartier francophone, une librairie très engagée, un syndicat mixte, une coopération décentralisée avec l’Amérique du Nord francophone (Québec, Acadie…) et le Sénégal, une Francofiesta qui met en valeur la langue française, les langues régionales et les cultures francophones de manière ludique, notamment par des spectacles d’humour, créent une dynamique que l’on pourrait qualifier de vertueuse, en cohérence profonde avec l’histoire euroaméricaine du lieu (Brouage est la ville de naissance d’un certain Samuel de Champlain, fondateur de la Nouvelle-France) mais sans nostalgie aucune.

Au contraire, les habitants de ce regroupement de communes découvrent la vitalité des langues françaises parlées à travers le monde, la créativité des artistes francophones, leur inventivité. Ils accèdent à des univers culturels enrichissants et sont fiers du dynamisme et de l’ouverture de leur ville.

À Villers-Cotterêts, l’investissement massif de l’État (plus de 210 millions d’euros) pour restaurer le château de François 1er et des ducs d’Orléans, devenu caserne, dépôt de mendicité, maison de retraite puis laissé à l’abandon avant sa restauration totale (achevée en 2023) est aussi une tentative d’enclencher une dynamique vertueuse pour un territoire longtemps délaissé, le sud de l’Aisne, touché par le chômage et le sentiment de relégation en seconde catégorie. En France, beaucoup de nos territoires souffrent.