Longtemps, la fête de village a symbolisé dans l’imaginaire collectif l’idée d’un refuge, d’un ultime bastion permettant d’échapper, ne serait-ce que momentanément, aux tracas récurrents de la vie quotidienne. Cette festivité était associée à l’un de ces moments populaires et de franche camaraderie, où se forgeait une communauté autour de son histoire, de ses traditions et de la transmission intergénérationnelle. On se réunissait pour partager le plaisir de manger, de boire, de danser, se laissant volontiers emporter par une joyeuse euphorie, parfois ponctuée, à l’aube, de débordements et d’escarmouches enivrées.
La nuit pourpre de Crépol signe la fin de cette vision insouciante de la fête de village. Dans cette petite commune de 500 habitants, nichée au cœur de la Drôme des collines, l’irruption meurtrière d’une dizaine d’adolescents a transformé le traditionnel bal d’hiver en un bain de sang. Thomas, un jeune homme de 16 ans « sans histoires », passionné de rugby et de vélo, est décédé des suites de coups de couteau. Huit autres personnes ont été blessées. Il est trop tôt pour faire toute la lumière sur l’origine de cette attaque barbare, et l’on ne peut que déplorer, une nouvelle fois, l’exploitation politique qui fait rage de tous côtés. Mais cette vampirisation du débat aux effets anesthésiants ne doit pas occulter qu’il s’agit là d’un fait politique majeur.
« La nuit du 18 au 19 novembre marque l’importation d’une violence débridée venue de l’extérieur au sein des villages, où une telle barbarie semblait inconcevable. »
Victor Delage
Ce drame est d’abord la confirmation qu’aucun territoire n’échappe au déploiement de la violence. Si la campagne a longtemps fait office de lieu protégé, la tragédie de Crépol, aussi émotionnelle soit-elle, ne doit pas laisser à penser que l’insécurité dans les zones rurales, qui réunissent 33 % de la population, est un phénomène nouveau. Elle reste relativement élevée depuis plusieurs années : en 2021, 27 % des violences sexuelles, 24 % des cambriolages et près de 20 % des coups et des blessures volontaires perpétrés en France ont eu lieu dans un espace rural, selon les données du Service statistique ministériel de la sécurité intérieure. Bien que la majorité des crimes et des délits reste largement concentrée dans les métropoles, les émeutes de l’été dernier faisaient déjà effet de loupe sur l’extension de la violence urbaine, au-delà de la région parisienne, dans les petites et les moyennes villes pourtant épargnées lors des affrontements de 2005. Selon les recherches de Marco Oberti et Maela Guillaume, entre le 27 juin et le 3 juillet 2023, leur part (36 %) dans l’ensemble des villes touchées par des émeutes – même si l’intensité des dégâts y est moins forte – dépasse celle des communes de la banlieue parisienne (24 %). Au total, 66 départements et 516 communes ont été concernés. Toutes les institutions auxquelles les citoyens sont profondément attachés, du fait de leur rôle existentiel dans le bon fonctionnement de la cité, ont été prises pour cible : 2 508 bâtiments publics ou privés incendiés ou dégradés, dont 273 appartenant à la gendarmerie ou à la police municipale, 168 écoles, 105 mairies, 150 bureaux de poste, des médiathèques et des gymnases. Plus de 800 blessés chez les forces de l’ordre et les pompiers étaient à déplorer.
Le drame de Crépol est aussi un tournant dans le récit de la violence du quotidien, allant au-delà du simple « fait divers ». La nuit du 18 au 19 novembre marque l’importation d’une violence débridée venue de l’extérieur au sein des villages, où une telle barbarie semblait inconcevable. Plus personne ne paraît à l’abri puisque ces faits ne se produisent plus seulement dans les territoires dits sensibles. La brutalité de bandes de jeunes, déstructurés et armées, semble pouvoir frapper n’importe où, à n’importe quel moment. Selon un sondage Elabe-BFM daté du 22 novembre 2023, les Français considèrent massivement (88 %) cet événement comme l’un des symboles d’une société devenue plus violente. Le sentiment qu’une menace plane sur sa vie et celle des siens est largement partagé par les personnes interrogées, puisque 63 % d’entre elles se disent inquiètes pour leur propre sécurité et 81 % pour celle de leurs enfants. Cet acte macabre s’inscrit dans le processus de « décivilisation », initialement conceptualisé par Norbert Elias et récemment repris par le politologue Jérôme Fourquet puis par le président de la République, Emmanuel Macron. Les digues s’effondrent les unes après les autres, et les zones rurales et périurbaines ne font plus exception : « dépacification » des mœurs, augmentation des incivilités, recours à la violence envers les maires, les forces de l’ordre ou les médecins, jusqu’à la prise d’assaut meurtrière d’une fête de village. La lettre publiée par plusieurs élus locaux, représentant différents types de territoires, à l’occasion du 105e congrès des maires de France, tire la sonnette d’alarme : « Il existe une recrudescence des violences contre les élus, mais de même que l’on constate une augmentation des violences commises contre les enseignants, contre les magistrats, contre les policiers, contre les commerçants, contre les agriculteurs, contre les professionnels de santé… C’est bien la société tout entière qui devient de plus en plus violente et les élus, comme d’autres, en font les frais. »
« Dans cette France rurale et sédentaire, les habitants aspirent à mener leur vie éloignée du tumulte urbain, cherchant un environnement
Victor Delage
familier. »
Cette nouvelle géographie d’une violence sans frontières et sans limites doit être regardée en face, sans édulcoration médiatique, sans récupération politique et prise à bras-le-corps par la puissance publique. Dans cette France rurale et sédentaire, les habitants aspirent à mener leur vie éloignée du tumulte urbain, cherchant un environnement familier. Avec un sentiment d’appartenance et le désir de préserver un cadre social et culturel protecteur. Jusqu’à il y a quelques jours encore, il était impensable de risquer de se faire « planter » parce que « blanc » – les mots des agresseurs selon le témoignage de plusieurs jeunes présents à la fête de Crépol – lorsque l’on va chercher son pain, faire son marché, rendre visite à ses amis au stade municipal, célébrer un mariage à l’église ou participer aux festivités des bals des pompiers. Pour les collectivités, l’appel aux forces de l’ordre pour encadrer ces « événements de tous les jours » se posera inévitablement à l’avenir.
Selon les termes du géographe Christophe Guilluy, « aucun modèle ne peut survivre sans être porté au quotidien par les gens ordinaires ». Nul doute que l’implantation persistante d’une insécurité urbaine meurtrière dans nos campagnes, déjà largement marquées par un sentiment d’abandon et d’injustice, ne manquerait pas de faire chanceler les fondements du contrat social et d’accélérer le délitement de notre système politique.