Infrastructures invisibles : ce que les Français disent de leurs réseaux du quotidien

Auteur(s)

Victor Delage est le fondateur-directeur général de l’Institut Terram. Il est diplômé d’un master of arts en études politiques et de gouvernance européennes au Collège d’Europe à Bruges, et d’un double master en affaires européennes et en sciences économiques à Sciences Po Grenoble. Il est l’auteur de plusieurs études, parmi lesquelles figurent récemment « Santé mentale des jeunes de l’Hexagone aux Outre-mer » (coécrite avec Margaux Tellier-Poulain et Lou Vincent, Institut Terram-Institut Montaigne-Mutualité française, septembre 2025), « Mobilités : la santé mentale à l’épreuve des transports » (coécrite avec Angèle Malâtre-Lansac, Institut Terram-Alliance pour la Santé Mentale, avril 2025), « Les Ruraux face aux déchets sauvages : principes, pratiques, attentes » (Institut Terram, novembre 2024) et « Jeunesse et mobilité : la fracture rurale » (coécrite avec Salomé Berlioux et Félix Assouly, Institut Terram-Rura, mai 2024). Il dispense un cours intitulé « Les think tanks dans l’Union européenne : rôles, stratégies, dynamiques » au master Gouvernance européenne de Sciences Po Grenoble. Il a été responsable des études et de la communication à la Fondation pour l’innovation politique entre 2017 et 2023.

Résumé

Sous nos pas, une République discrète tient le pays : routes, réseaux d’eau, d’électricité, d’assainissement, ouvrages d’art… Invisibles quand tout fonctionne, ces infrastructures deviennent le miroir des fractures françaises dès qu’elles faiblissent. Cette étude révèle trois attentes massives des Français : de la clarté (qui fait quoi, avec quels moyens ?), de la fiabilité (entretenir avant d’inaugurer) et de la sobriété (réparer, prolonger, adapter). Elle montre comment l’opacité des compétences alimente la défiance, comment la maintenance redevient un acte politique et écologique majeur, et pourquoi les municipales 2026 pourraient se gagner sur le terrain du « concret ». À rebours des promesses spectaculaires, elle esquisse une « République du maintien » : gouverner, c’est d’abord garantir la continuité du réel, rendre visibles les priorités et prouver, par l’entretien des réseaux, que l’impôt se transforme en biens communs qui tiennent. L’étude repose sur un questionnaire auto‑administré en ligne par OpinionWay, réalisé auprès d’un échantillon représentatif de 3 034 Français âgés de 18 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée selon la méthode des quotas, sur la base des critères suivants : sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle, type de territoire et région de résidence. Les entretiens ont été conduits du 15 au 22 septembre 2025.

Synthèse

Quand les réseaux racontent la France

La manière dont les Français perçoivent le fonctionnement de leurs infrastructures révèle des inégalités territoriales et sociales mais aussi les fractures politiques qui traversent la société. Ces réseaux s’inscrivent dans des usages, des ressources et des attentes collectives qui façonnent la façon dont chacun évalue leur état.

Plus d’un Français sur deux (56 %) déclare avoir constaté des dégradations ou des situations de danger sur la voirie de sa commune au cours des douze derniers mois. Viennent ensuite les pannes de réseaux enterrés (28 %), les problèmes d’assainissement (26 %), les fissures ou affaissements de bâtiments (23 %), les perturbations sur le réseau d’eau potable (21 %) et la fragilité d’ouvrages d’art (17 %).

Cette hiérarchie illustre une évidence : la route demeure la preuve la plus tangible de la présence publique. Le reste – canalisations, réseaux souterrains – ne devient visible qu’au moment de la panne. En milieu urbain, la vulnérabilité est perçue comme systémique : plus le territoire est dense, plus la défaillance d’un seul réseau est vécue comme un risque collectif. En milieu rural, les défaillances concernent autant les réseaux enterrés que la voirie, vitale pour accéder au travail, aux soins et aux services.

Une fracture générationnelle et sociale

Une large majorité des jeunes de moins de 35 ans (80 %) déclarent avoir été confrontés à au moins un problème d’infrastructure dans leur commune au cours de l’année écoulée, contre 66 % des 65 ans et plus. Les jeunes générations sont à la fois plus dépendantes des réseaux – mobilité, énergie, numérique – et moins tolérantes à l’interruption du service.

Les écarts sociaux sont également marqués : artisans, commerçants et indépendants signalent beaucoup plus de pannes que la moyenne, notamment pour les réseaux enterrés (46 % contre 28 % dans la population générale). À l’inverse, cadres (32 %), professions intermédiaires (30 %) et ouvriers (27 %) se disent moins exposés.

L’état des réseaux, une lecture politique du réel

L’état matériel du territoire est devenu un langage politique. Une route abîmée, une canalisation qui fuit ou un mur fissuré ne relèvent plus seulement de l’ingénierie : ces traces du quotidien signalent la présence ou le retrait des pouvoirs publics. Leur perception varie selon les sensibilités politiques, révélant des attentes divergentes quant au rôle de l’État et des collectivités. Les infrastructures deviennent alors des marqueurs de confiance ou, au contraire, de défiance envers la puissance publique.

Un besoin accru d’information et de lisibilité

Plus de six Français sur dix (61 %) se déclarent mal informés sur l’état et l’entretien des réseaux d’eau, d’électricité et de voirie. Seuls 4 % se disent « très bien informés ». Ce déficit est plus prononcé dans les zones rurales (63 % contre 59 % en urbain dense), chez les femmes (66 % contre 55 % des hommes) et chez les plus âgés (63 % contre 51 % chez les moins de 35 ans). Ce n’est pas seulement un manque d’information mais un problème de lisibilité institutionnelle. Beaucoup ignorent qui entretient la route devant chez eux : commune, intercommunalité, Département ou État ? Les transferts de compétences et les « zones grises » rendent la chaîne de responsabilité illisible.

Face à cela, une attente émerge : 56 % des répondants sont en faveur d’une information « accessible à tous, claire et régulière », loin devant deux conceptions minoritaires et symétriques : 18 % souhaitent que la transparence serve à impliquer davantage les habitants dans les décisions publiques, tandis que 18 % la réserveraient aux élus et aux professionnels, estimant que « c’est trop technique ». La position de juger la transparence « inutile tant que ça marche » ne rassemble que 7 % des réponses.

Entretenir avant d’inaugurer

Une majorité de Français (59 %) estime qu’inaugurer un aménagement visible – une nouvelle place, un espace public… – alors que des réseaux essentiels sont dégradés constitue une erreur de priorité. Seuls 34 % jugent cette décision défendable. Cette hiérarchie se retrouve dans les priorités d’investissement attendues des communes : la voirie communale (51 %) arrive en tête, suivie des transports en commun (38 %). Viennent ensuite les espaces publics (36 %), le réseau d’eau potable (34 %), le réseau des mobilités douces (34 %) et l’assainissement (33 %). Le réseau de fibre Internet (24 %) ainsi que les équipements culturels (24 %) et sportifs (22 %) ferment la marche. La légitimité locale se mesure désormais moins à la transformation du territoire qu’à la capacité à en préserver la continuité. Avant l’esthétique, la tenue.

Une confiance budgétaire locale mais sous conditions

Quelque 57 % des Français estiment que les réseaux du quotidien sont « bien pris en compte », même si tout ne peut être fait immédiatement. En revanche, 29 % les jugent « négligés » faute de moyens, et 8 % les estiment « trop coûteux » au regard de leur utilité.

La confiance varie selon l’échelle : 63 % jugent les dépenses d’entretien suffisantes au niveau communal, mais seulement 39 % au niveau national. Plus la décision est proche, plus elle inspire confiance.

Interrogés sur un effort fiscal temporaire pour financer l’entretien et la modernisation des réseaux, 53 % accepteraient de payer plus d’impôts, mais seuls 15 % sans condition. Une forte proportion (38 %) n’y consent qu’en échange d’arbitrages clairs et vérifiables. Le consentement fiscal se renforce lorsque l’usage des fonds est visible et justifié, et se fragilise lorsque la dépense publique devient abstraite.

Le refus d’un effort fiscal est minoritaire à gauche (30 %) et au centre (30 %), mais majoritaire chez les sympathisants du Rassemblement national (56 %) et chez les personnes sans préférence partisane (56 %), où prévaut une défiance envers l’usage réel des fonds publics.

Sobriété, adaptation, maintenance : l’écologie devient concrète

Interrogés sur ce qu’est une infrastructure « écologique », les Français citent d’abord l’économie des ressources (65 %), l’entretien qui évite les pertes et les fuites (61 %), la durabilité des matériaux (56 %) et l’adaptation au climat (51 %). L’aspect paysager (32 %) arrive loin derrière. Autrement dit, l’écologie n’est plus associée à la nouveauté visible, mais à la capacité de faire durer, de réparer et d’éviter le gaspillage. La priorité d’adaptation au changement climatique se concentre sur la sécurisation de l’eau potable (37 %), la gestion des eaux pluviales (29 %), l’isolation des bâtiments publics (27 %) et la protection des réseaux enterrés (26 %), bien avant les gestes symboliques.

Près d’un Français sur deux (48 %) considère désormais « urgente et prioritaire » l’adaptation des réseaux de sa commune aux effets des sécheresses, inondations et tempêtes. Cette urgence s’exprime de manière pragmatique : il s’agit de s’adapter, non de réinventer. Invités à arbitrer entre deux approches – « entretenir, réparer et prolonger les infrastructures existantes » (67 %) ou « innover et transformer » (33 %) –, les répondants privilégient largement la première option.

Municipales 2026 : vers une politique municipale du « tenir »

À l’approche des élections municipales de 2026, les Français souhaitent que les infrastructures sortent de l’ombre : 88 % estiment que l’eau, les réseaux et la voirie secondaire devraient être des sujets abordés lors de la campagne. Parmi eux, 44 % des répondants jugent même ce sujet essentiel, car il touche « aux fondations du bon fonctionnement d’une commune », et autant (44 %) l’estiment utile, bien que « trop technique ou discret pour peser réellement dans le débat électoral ». Seuls 11 % le considèrent secondaire, 1 % ne se prononçant pas.

L’attente envers les maires est explicite en matière d’aménagement local : l’entretien des réseaux arrive en tête des priorités d’un programme municipal (57 %), devant l’adaptation au changement climatique (44 %) et les projets visibles du quotidien (33 %).

Le programme municipal se définit de plus en plus comme un engagement de fiabilité : assurer la continuité matérielle du territoire avant d’en projeter l’évolution. S’il n’a pas disparu, l’imaginaire de l’État bâtisseur s’est transformé en une exigence d’action pragmatique, où la création n’est légitime que si elle répond à une nécessité tangible, mesurable et justifiée.

Introduction – La France des réseaux : rendre visible la puissance publique

Elles font rarement la une des journaux et s’invitent peu dans les campagnes électorales. Ni les médias ni les responsables politiques ne s’y attardent, sinon lorsqu’un effondrement, une inondation ou une tempête les met à nu. Et pour cause : les infrastructures du quotidien – routes, réseaux, canalisations, ouvrages d’art… – n’attirent l’attention du grand public que lorsque se rompt la continuité qu’elles assurent.

Pourtant, ces infrastructures forment la trame silencieuse de la vie collective1Voir Nicolas Portier, La planification écologique au défi de la territorialisation, vol. 2, École urbaine de Sciences Po, 2025.. Leur état ne dit pas seulement la qualité des équipements mais aussi la manière dont une société prend soin d’elle-même. Dans le vocabulaire de la sociologie des techniques, Susan Leigh Star parle d’« infrastructures invisibles2Voir Susan Leigh Star, « L’ethnographie des infrastructures » [1999], Tracés, n° 35, 2018, p. 187-206 ; Susan Leigh Star et Karen Ruhleder, « Vers une écologie de l’infrastructure. Conception et accès aux grands espaces d’information » [1996], Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 4, n° 1, 2010, p. 114-161. ». Elles ne se situent pas sous la société, mais au coeur de son fonctionnement : elles soutiennent les usages, les échanges et la relation des Français à leur territoire. Dans les villes, la densité et la complexité des réseaux nourrissent une inquiétude face à leur potentielle fragilité. Dans les campagnes, le manque de moyens et la dégradation progressive renforcent le sentiment d’un déséquilibre durable. Les infrastructures deviennent un indicateur discret mais essentiel de l’égalité républicaine, de la présence de la puissance publique et du consentement à l’effort collectif. Les habitants savent leur importance vitale, mais conditionnent leur soutien à la clarté des choix et à la justice de leur répartition. Ces différences de jugement ne tiennent pas qu’à la géographie. Elles recoupent des écarts générationnels, sociaux et de ressources. Une même panne ne touche pas tout le monde de la même façon, ni dans ses effets, ni dans son interprétation.

À cela s’ajoute une forme d’opacité institutionnelle. Beaucoup de citoyens ignorent qui décide, qui gère ou qui finance l’entretien de leurs réseaux. La complexité administrative et la dispersion des compétences rendent le système difficile à comprendre. La demande de transparence traduit alors une demande de reconnaissance : savoir qui agit, sur quel périmètre et avec quels moyens. Les citoyens n’attendent pas d’être associés à toutes les décisions mais d’être assurés que quelqu’un veille, que les priorités sont claires.

Cette exigence de clarté s’accompagne d’une plus large attente de fiabilité. Dans un contexte budgétaire tendu et de méfiance croissante, les Français valorisent ce qu’ils peuvent constater : une route refaite, une canalisation réparée, un réseau modernisé… L’entretien, la maintenance et la réparation sont perçus comme des signes tangibles de l’action publique.

Ce déplacement du regard vers le concret modifie le lien entre technique, politique et écologie. L’entretien devient un geste d’efficacité : prolonger la durée de vie des ouvrages, limiter les pertes ou encore économiser les ressources. L’écologie du quotidien ne passe plus seulement par l’aménagement visible mais par la prévention et la continuité. Cette approche pragmatique esquisse une écologie du soin, qui préserve ce qui fonctionne, qui consolide plutôt que remplace. Les gestes emblématiques – plantation d’arbres, façades végétalisées… – traduisent une volonté de faire mais restent en surface face à la transformation structurelle qu’exige la transition.

Cette revalorisation du concret trouve un terrain politique immédiat : les élections municipales. Dans un moment de désenchantement civique, la question des infrastructures devrait être un objet de rapprochement entre élus et citoyens. Elle concentre trois attentes centrales : l’efficacité dans l’action, la proximité dans la décision, la durabilité dans les choix. Les Français n’attendent plus des promesses nouvelles mais une politique de la tenue.

Ce sont ces enjeux – ceux de la présence publique, de la justice territoriale et de la confiance dans l’action collective – que se propose d’explorer cette étude en interrogeant les Français sur leur rapport aux infrastructures du quotidien.

Méthodologie

L’étude repose sur un questionnaire auto‑administré en ligne par OpinionWay, réalisé auprès d’un échantillon représentatif de 3 034 Français âgés de 18 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée selon la méthode des quotas, sur la base des critères suivants : sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle, type de territoire et région de résidence. Les entretiens ont été conduits du 15 au 22 septembre 2025 selon la méthode Computer Assisted Web Interview (Cawi).

Un sous-échantillon de 1 121 répondants résidant dans des territoires ruraux a été extrait pour permettre une analyse spécifique de ces espaces. La définition du « rural » retenue est celle de l’Insee, qui regroupe sous cette catégorie les communes classées comme bourgs ruraux, rurales à habitat dispersé ou rurales à habitat très dispersé selon la grille communale de densité.

Afin d’enrichir les analyses par une lecture territoriale fine, plusieurs bases de données publiques ont été intégrées au corpus : 

  • typologie des territoires Insee, distinguant trois catégories : urbain dense, urbain intermédiaire et rural ; 
  • typologie des ruralités établie par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), distinguant quatre profils : petites polarités rurales, ruralités productives, ruralités résidentielles et ruralités touristiques ; 
  • tranches d’unités urbaines définies par l’Insee, réparties en cinq catégories selon la taille des agglomérations (de la commune isolée à l’agglomération parisienne) ; 
  • population communale de référence, regroupée en quatre classes de taille : moins de 3 500 habitants, de 3 500 à moins de 10 000 habitants, de 10 000 à moins de 50 000 habitants, 50 000 habitants et plus.

L’ensemble des analyses a été réalisé à partir de ce matériau combiné, permettant d’articuler profils sociodémographiques et dynamiques territoriales dans une perspective comparative entre espaces urbains et ruraux.

I. Les infrastructures invisibles, miroirs des fractures françaises

1. La géographie sensible des réseaux : densité, dépendances et distances

La manière dont les Français appréhendent le fonctionnement de leurs infrastructures révèle, en creux, des inégalités territoriales et sociales mais aussi les fractures politiques qui traversent la société. Ces réseaux s’inscrivent dans des usages, des ressources et des attentes collectives qui influencent la façon dont chacun évalue leur état. 

La défaillance perçue des infrastructures se manifeste d’abord à travers la voirie : plus d’un répondant sur deux (56 %) déclare avoir constaté régulièrement, au cours des douze derniers mois, des dégradations ou des situations de danger sur les routes de leur commune. Viennent ensuite, à des niveaux moindres, les coupures ou pannes des réseaux enterrés (28 %), les problèmes d’assainissement (26 %), les affaissements ou fissures de bâtiments et de murs (23 %), les perturbations sur le réseau d’eau potable (21 %), et, plus rarement, les fragilités d’ouvrages d’art tels que ponts, passerelles, tunnels ou barrages (17 %). Ce classement hiérarchise l’expérience ordinaire des habitants : la surface d’usage d’abord, le souterrain lorsqu’il se dérègle, puis les ouvrages exceptionnels, rares mais à forte criticité. Autrement dit, la fréquence et la visibilité des défaillances façonnent le rapport sensible et cognitif des citoyens à l’aménagement de leur territoire.

Le rapport aux infrastructures s’ancre dans la morphologie et les usages propres à chaque territoire. Les citadins déclarent plus souvent que les ruraux avoir été confrontés dans leur commune à des problèmes d’assainissement (34 % contre 18 %), à des fissures ou instabilités de murs (26 % contre 17 %), à des dysfonctionnements du réseau d’eau potable (23 % contre 18 %) ou à des fragilités d’ouvrages d’art (21 % contre 11 %) au cours des douze derniers mois. Cette surexposition urbaine ne traduit pas seulement des défaillances ponctuelles mais un effet structurel : la densité urbaine multiplie les interdépendances techniques et sociales. Plus les réseaux sont imbriqués, plus la probabilité d’incidents en chaîne augmente.Une panne d’assainissement peut provoquer des reflux dans les bâtiments, un affaissement de chaussée fragiliser un mur porteur, une coupure électrique paralyser la mobilité ou les communications. Le dysfonctionnement d’un seul maillon devient alors un phénomène collectif, immédiatement visible. Charles Perrow parlait à ce propos d’« accident normal3Voir Charles Perrow, Normal Accidents. Living with High-Risk Technologies, Princeton, Princeton University Press, 1999. » : il ne s’agit pas d’une anomalie exceptionnelle mais du résultat prévisible d’un système complexe, où les interactions multiples et la forte interdépendance conduisent inévitablement à des effets en chaîne incontrôlables dès qu’un certain seuil est franchi.

Les coupures ou pannes des réseaux enterrés constituent, quant à elles, un phénomène transversal, touchant autant les milieux urbains (29 %) que ruraux (28 %). Cette parité peut s’expliquer par la nature même de ces réseaux, souvent anciens, difficiles d’accès et coûteux à entretenir. Leur vulnérabilité dépend moins de la densité du territoire que du vieillissement des matériaux et des retards d’entretien accumulés.

Dans cet ensemble, la voirie occupe une place particulière. Elle est l’espace où la puissance publique se manifeste le plus concrètement, à hauteur du citoyen. Dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants, 59 % des résidents déclarent avoir constaté des routes dégradées ou dangereuses au cours de l’année écoulée. Les villes moyennes présentent une proportion quasi identique (57 %). Ce résultat suggère que la perception de la voirie ne dépend pas seulement de la qualité technique des chaussées mais aussi de leurs conditions d’usage : densité du trafic, fréquence des travaux, superposition des mobilités. Dans ces contextes, la route apparaît comme une infrastructure en tension permanente, sollicitée à la fois par la mobilité quotidienne, la logistique urbaine et les transformations écologiques.

Dans les espaces ruraux, les constats de dégradation sont légèrement moins fréquents mais demeurent majoritaires (53 %). Cette différence de 6 points avec les espaces urbains (59 %) peut tenir à des attentes probablement moins élevées et à une plus forte résilience face aux contraintes matérielles. Elle peut également s’expliquer par une différence d’usages : en ville, où les déplacements se font davantage à pied ou à vélo, les dégradations deviennent plus perceptibles. À état de voirie équivalent, on y est donc plus sensible que dans les zones rurales, où la voiture reste le mode dominant et atténue la perception des aspérités.Toutefois, cette moyenne masque une diversité de situations. La ruralité n’est pas un monde homogène. Elle désigne une mosaïque d’espaces traversés par des logiques économiques, démographiques et géographiques très variées. Cette hétérogénéité devient particulièrement visible lorsqu’on observe les usages de la route. Nos données, croisées avec la typologie de la ruralité de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), en soulignent les nuances.

Ces variations illustrent la dimension fonctionnelle de la route en ruralité. Là où elle sert d’outil de production et de circulation, sa dégradation est largement vécue comme une atteinte directe à l’activité économique. Dans les centres-bourgs, elle reste un vecteur de lien, garant de la cohésion locale et de la continuité des services. Dans les territoires touristiques, elle conditionne à la fois l’accès et l’image, influençant la qualité perçue du paysage et l’attractivité du lieu. Enfin, dans les espaces résidentiels, où la chaussée prolonge le cadre domestique, l’usure est davantage tolérée tant qu’elle ne compromet pas la praticabilité.

2. Inégalités sociales et générationnelles

Les écarts générationnels et sociaux influencent à la fois l’exposition aux défaillances et la façon de les interpréter. Huit jeunes sur dix (80 %) déclarent avoir été confrontés à au moins un des six problèmes recensés dans leur commune au cours des douze derniers mois. C’est 14 points de plus que les 65 ans et plus (66 %). Cette différence se retrouve pour la plupart des types d’infrastructures, à l’exception de la route, dont l’état dégradé est signalé dans des proportions similaires quel que soit l’âge. Ces écarts renvoient à la fois à un effet d’exposition et à un effet d’attention. L’effet d’exposition peut tenir au fait que les plus jeunes sont les plus dépendants des réseaux : une coupure d’électricité, de fibre ou de chauffage interrompt la continuité du travail, des échanges ou du divertissement. L’effet d’attention, quant à lui, relève d’une sensibilité accrue à ces ruptures, perçues comme des atteintes au rythme d’une vie désormais continue et hyperconnectée. 

La position sociale s’avère déterminante. Les artisans, les commerçants et les chefs d’entreprise déclarent des niveaux bien supérieurs à la moyenne sur presque tous les indicateurs. Par exemple, alors que 28 % des Français se disent concernés par des pannes de réseaux enterrés, cette proportion atteint 46 % parmi ces professions. Pour elles, la discontinuité technique peut se traduire par une perte économique directe, d’autant plus tangible que leur activité dépend du bon fonctionnement des réseaux locaux. Les cadres, professions intellectuelles supérieures (32 %) et professions intermédiaires (30 %) se situent à des niveaux plus bas, tandis que les ouvriers (27 %) sont encore moins nombreux à signaler ces incidents.

3. Les infrastructures comme révélateurs des clivages politiques

La perception de l’état des infrastructures dépasse largement la simple question technique. Elle devient un révélateur du rapport au politique. À travers une route entretenue ou un mur fissuré, c’est la présence de la puissance publique, la solidité du lien collectif et le sentiment d’appartenance qui se lisent. Le monde bâti agit alors comme un miroir du contrat social, où chaque signe matériel témoigne, à sa manière, de la confiance ou de la distance entre les citoyens et les institutions. 

Chez les sympathisants de la gauche radicale, la vigilance face aux dégradations traduit souvent une forte attente à l’égard des acteurs publics, perçus comme garants du bien commun. Au sein de la gauche modérée, cette attention demeure mais s’accompagne d’une lecture plus pragmatique, où les défaillances sont attribuées aux contraintes de moyens plutôt qu’à un abandon. Au centre, le jugement apparaît plus confiant, considérant les pannes comme des aléas d’un système perfectible. À droite, l’attention se porte davantage sur les signes visibles de maîtrise et d’ordre matériel. Enfin, pour les sympathisants de la droite radicale, les dégradations peuvent être interprétées comme les indices d’un délitement plus large. L’état des infrastructures expose ainsi les régimes de croyance qui structurent le rapport au collectif. Loin d’être neutres, routes, réseaux et ouvrages d’art, par leur fiabilité ou leur défaillance, deviennent les médiateurs de la légitimité de la puissance publique.

II. Les mécaniques de l’opacité et les limites de l’action publique

1. De l’information manquante au brouillage des compétences

L’enquête révèle un déficit d’information perçu par les habitants concernant la gestion des infrastructures locales. À la question « Vous sentez-vous bien informé(e) sur l’état et l’entretien des réseaux d’eau, d’électricité et de voirie de votre commune ? », une forte majorité des répondants (61 %) se disent mal informés, contre 37 % bien informés, dont seulement 4 % « très bien ». Les indécis demeurent marginaux (2 %).

Ces résultats, loin d’être homogènes, varient selon plusieurs lignes de fracture. Ils s’accentuent d’abord en fonction de la typologie territoriale : 63 % de « mal informés » dans les zones rurales, soit 4 points de plus qu’en milieu urbain dense (59 %). Ils se creusent ensuite selon le genre (66 % des femmes contre 55 % des hommes) et l’âge (51 % chez les moins de 35 ans, 67 % entre 50 et 64 ans, 63 % au-delà de 65 ans). L’opacité de l’action publique constitue donc un trait structurel de la relation aux infrastructures, plus fortement ressenti dans les espaces peu denses, chez les femmes et avec l’avancée en âge. Ce déficit d’intelligibilité découle d’abord d’un manque de repères concrets : l’état des équipements, la chaîne de responsabilité, le calendrier des interventions ou les motifs d’arbitrage restent largement méconnus. Le déficit d’information renvoie ensuite à l’architecture complexe des compétences, et à la question récurrente du « qui fait quoi ». L’exemple des routes en donne une illustration éclairante.

Cet exemple révèle la difficulté à appréhender la gouvernance des infrastructures, où l’imbrication des responsabilités rend la chaîne de décision illisible. La dispersion des compétences brouille la frontière entre proximité politique et responsabilité technique. Pour mémoire, les routes nationales ne représentent que 11 786 kilomètres, soit 1,2 % du réseau, mais concentrent 18,5 % du trafic. À l’inverse, les voies gérées par les collectivités locales totalisent plus de 1 million de kilomètres (98 % du réseau) et assurent deux tiers du trafic. L’essor des intercommunalités a encore complexifié ce paysage : selon les territoires, la voirie reste communale, mutualisée, partagée ou même transférée, si bien qu’un même linéaire peut changer de régime de compétences en quelques kilomètres. À cela s’ajoutent les zones grises – routes déclassées, chemins ruraux, voies privées ouvertes à la circulation – où « l’autorité qui décide » n’est pas toujours celle qui entretient ni celle qui contrôle l’usage.

2. La transparence comme exigence démocratique

L’opacité entourant l’état des infrastructures alimente une attente de clarté. Interrogés sur la forme que devrait prendre la transparence concernant les réseaux d’eau, de routes et d’assainissement, la plupart des Français plaident pour une information « accessible à tous, claire et régulière ». Ainsi, 56 % des répondants placent l’intelligibilité au coeur du contrat civique, loin devant deux conceptions minoritaires et symétriques : 18 % souhaitent que la transparence serve à impliquer davantage les habitants dans les décisions publiques, tandis que 18 % la réserveraient aux élus et aux professionnels, estimant que « c’est trop technique ». La position de juger la transparence « inutile tant que ça marche » ne rassemble que 7 % des réponses. Ce résultat contredit une idée reçue qui a longtemps dominé l’action publique locale, selon laquelle les investissements dans les réseaux seraient condamnés à ne pas être valorisés parce qu’ils sont invisibles.

C’est d’abord un droit de regard ordinaire qui s’impose comme norme démocratique. L’attente sociale ne porte pas tant sur la codécision que sur la fiabilité de l’information. Cette graduation des préférences renvoie à ce qu’on pourrait appeler des infrastructures de second rang : non pas les réseaux matériels eux-mêmes, mais les dispositifs de connaissance et de suivi qui en assurent la légitimité – données publiques, signalements citoyens, plateformes d’entretien, etc. Pour être durable, l’infrastructure technique a besoin d’un cadre de visibilité garantissant une action publique prévisible, vérifiable et, le cas échéant, contestable. Faute d’un tel appareillage, la relation entre citoyens et gestionnaires reste enfermée dans un schéma classique de type principal-agent, où l’asymétrie d’information alimente la défiance, puis le retrait4Voir Kenneth J. Arrow, The Limits of Organization, New York, W.W. Norton & Company, 1974 ; Michael C. Jensen et William H. Meckling, « Theory of the firm: managerial behavior, agency costs and ownership structure », Journal of Financial Economics, vol. 3, n° 4, octobre 1976, p. 305-360.. La fragilité des infrastructures matérielles devient alors le symptôme d’un déficit de médiation institutionnelle. 

Enfin, cette configuration redéfinit la place de la participation. Les 18 % de répondants qui souhaitent faire de la transparence un instrument d’implication citoyenne forment un noyau minoritaire mais actif, souvent mobilisé lors des débats ou de tensions locales autour des projets d’aménagement. Néanmoins, la hiérarchie des attentes reste claire : avant la co-élaboration, les habitants demandent la visibilité des diagnostics ; avant la délibération, la stabilité des calendriers ; avant la mobilisation, la possibilité d’un contrôle.

3. Le coût de l’entretien : agir sous contrainte budgétaire

Une majorité de Français (57 %) considère que les infrastructures du quotidien sont « globalement bien prises en compte », même si tout ne peut être réalisé en même temps. Près de trois répondants sur dix (29 %) jugent cependant qu’elles sont « négligées », faute de moyens suffisants, et 8 % les estiment « trop coûteuses » au regard de ce qu’en retirent les habitants. Ces données traduisent un équilibre fragile entre reconnaissance des contraintes publiques et sentiment de sous-investissement.

La perception de l’action publique est étroitement liée à la manière dont les citoyens appréhendent l’investissement des budgets collectifs. Derrière les jugements portés sur la qualité se joue une évaluation implicite de la gestion des ressources collectives.

Les dépenses communales en matière des infrastructures du quotidien sont jugées « suffisantes » par 63 % des répondants, contre 60 % pour l’intercommunalité, 56 % pour le Département et 55 % pour la Région. C’est à l’échelle nationale que la rupture se produit, où cette proportion chute brutalement à 39 %. Ce gradient de proximité renvoie à un mécanisme bien connu : plus la décision est locale et identifiable, plus elle inspire confiance. À mesure que le centre de décision s’éloigne, l’évaluation se brouille et la confiance s’effrite. Ce désajustement tient aussi à une culture politique singulière : en France, on attend beaucoup de l’État tout en doutant de sa capacité à tenir ses promesses. 

La confiance demeure donc majoritaire mais fragile, sur fond d’inquiétude quant à la capacité d’agir. Derrière ce diagnostic affleure l’image d’institutions sous contrainte, sommées de maintenir des standards élevés avec des ressources jugées plus incertaines. Le contexte budgétaire national accentue cette tension. La volonté affichée de maîtriser la dépense publique et de contenir le déficit limite les marges d’investissement, notamment pour les collectivités locales. Or, cette contrainte se conjugue à des facteurs conjoncturels : hausse du coût des chantiers (matériaux, énergie, sous-traitance), renchérissement du capital, recettes plus volatiles – notamment immobilières –, multiplication des normes et entretien différé transformé en rattrapage coûteux. D’où un sentiment ambivalent : la proximité rassure, mais l’horizon financier paraît moins lisible et la soutenabilité, plus fragile.

Cette incertitude se manifeste dans la perception de la capacité d’action. À la question de savoir si leur commune a les moyens de financer un kilomètre de route, 46 % des personnes interrogées répondent « oui », 34 % « non » et 20 % ne se prononcent pas. Lorsqu’il s’agit d’un kilomètre de canalisation enterrée, le « oui » baisse à 41 %, le « non » grimpe à 25 % et l’indécision bondit à 34 %. Ce glissement ne traduit pas une meilleure connaissance des coûts mais un effet de visibilité. La route est tangible et fréquentée. À l’inverse, la canalisation cumule les coûts cachés et échappe à toute mise en scène publique.

Les ordres de grandeur confirment ce décalage. Construire un kilomètre de route neuve peut coûter 5 à 6 millions d’euros pour une 2×2 voies ou une autoroute en plaine (davantage en montagne), tandis que l’entretien de surface reste souvent inférieur à 200 000 euros. Le remplacement d’un kilomètre de canalisation urbaine varie entre 400 000 et 800 000 euros. Selon que l’on pense à la création ou à l’entretien, la hiérarchie des coûts peut donc s’inverser : la route peut sembler tantôt plus onéreuse (dans ses formes lourdes), tantôt plus abordable (dans ses opérations plus superficielles). 

La géographie de la confiance renvoie autant à des réalités objectives de ressources (assiette fiscale, ingénierie, cofinancements) qu’à une fracture symbolique. Dans les petites communes, l’infrastructure demeure une charge ; dans les grandes, elle devient une évidence fonctionnelle, intégrée au paysage. À la contrainte budgétaire s’ajoute un déficit cognitif : le sentiment de puissance publique décroît à mesure que se rétrécit l’échelle territoriale. Cette distinction repose en réalité sur deux types de capacités : la capacité financière, parfois plus favorable qu’on ne l’imagine dans les petites collectivités, et la capacité d’ingénierie, plus difficile à mobiliser à petite échelle. La disparition progressive de l’ingénierie territoriale portée historiquement par les départements a pu renforcer cette fragilité.

Enfin, plus les habitants sont confrontés à des problèmes d’infrastructure, plus ils jugent leur commune capable d’y faire face. Parmi ceux qui signalent des dégradations régulières de voirie, 58 % estiment que leur commune a les moyens budgétaires de prendre en charge la construction d’un kilomètre de route, contre 39 % parmi ceux qui n’en observent jamais. Le même schéma se retrouve pour la construction d’un kilomètre de canalisation enterrée : 49 % de « oui » chez les personnes ayant connu coupures ou pannes, contre 35 % chez celles qui n’y ont jamais été confrontées. L’exposition au problème ne nourrit donc pas nécessairement la défiance. Elle peut même raviver la croyance dans la capacité d’action locale.

III. Entretenir pour gouverner : la fabrique du consentement local

1. L’action politique à l’épreuve de sa propre mise en scène

Depuis les grands travaux du XIXe siècle jusqu’aux programmes contemporains de requalification urbaine, l’espace public demeure le théâtre privilégié de la légitimation politique. L’aménagement y matérialise la transformation du cadre de vie et l’engagement des institutions dans le quotidien. L’investissement de surface – places, esplanades, etc. – peut produire un rendement symbolique élevé : il se mesure, se photographie, s’inaugure. Mais ce capital symbolique reste fragile. 

Nos données en soulignent la limite : près de six Français sur dix (59 %) estiment qu’inaugurer un aménagement visible alors que certaines infrastructures existantes sont dégradées ou sous-investies constitue une erreur de priorité. Seul un tiers (34 %) y voit un arbitrage compréhensible. Dès lors, le consensus sur la valeur du visible se fissure lorsque la vitrine semble se détacher du fondement. 

Le jugement varie selon le niveau d’information perçue. Parmi ceux qui se disent bien informés sur l’état et l’entretien des réseaux, 52 % considèrent qu’inaugurer un aménagement visible avant de rénover les infrastructures est une erreur, tandis que 41 % jugent l’arbitrage compréhensible. Chez ceux qui se déclarent mal informés, la critique grimpe à 64 %, et seuls 29 % défendent la décision. Plus le déficit d’information est ressenti, plus la défiance s’installe.

2. Priorités d’investissement : le nécessaire avant le démonstratif

Lorsqu’ils hiérarchisent les investissements attendus de leur commune, les Français tracent une frontière nette entre le nécessaire et le démonstratif. Les données témoignent d’un attachement profond à la maintenance des infrastructures. 

À la question « Parmi les éléments suivants, dans lesquels estimez-vous qu’il soit prioritaire que votre commune investisse ? », la voirie communale (51 %) arrive largement en tête. À ce socle routier s’ajoutent, à un niveau inférieur, les transports en commun (38 %), qui prolongent la même logique de fiabilité à une autre échelle, celle de la mobilité partagée. Ensemble, ces deux domaines composent la première strate de l’investissement utile, celle qui garantit la continuité des déplacements et la sécurité des échanges. 

Un deuxième cercle de priorités, plus diffus mais aussi central, rassemble les espaces publics (36 %), les réseaux d’eau potable (34 %), les réseaux de mobilité douce comme les pistes cyclables5Des enquêtes récentes (dont certaines de la Fédération française des Usagers de la Bicyclette) suggèrent que l’aménagement cyclable pourrait être un critère de vote aux municipales 2026. ou les trottoirs (34 %) et l’assainissement (33 %). Ces domaines traduisent une conception plus intégrée de l’urbanité : un environnement praticable, propre, habitable, où la qualité technique rejoint l’expérience sensible du cadre de vie. Ici, la valeur publique ne tient plus seulement à l’ingénierie, mais à la cohérence entre entretien et usage. 

Les équipements culturels (24 %) et sportifs (22 %), relégués en fin de hiérarchie, ne sont pas rejetés mais perçus comme des biens de confort collectif plutôt que comme des urgences d’investissement. À noter que la fibre Internet (24 %), longtemps emblème d’innovation, s’inscrit désormais dans le paysage ordinaire des équipements collectifs. La couverture s’étant largement étendue, la connectivité n’est plus un marqueur de modernité mais un service de base. 

Ainsi se dessine une hiérarchie civique : au sommet, les infrastructures qui assurent la continuité (voirie, eau, assainissement) ; au centre, celles qui relient et rendent visible (transports, espaces publics) ; à la périphérie, les équipements qui expriment le confort ou le rayonnement collectif. Dans un contexte de contraintes budgétaires et de promesses saturées, les citoyens valorisent avant tout ce qu’ils perçoivent comme l’essentiel opérationnel.

3. Le consentement fiscal comme indicateur du lien civique

Entretenir, adapter, moderniser : ces investissements supposent des ressources solides. Face à l’hypothèse d’une hausse temporaire des impôts pour financer l’entretien et la modernisation des réseaux, les Français se montrent partagés : 53 % y sont favorables, 46 % opposés, 1 % indécis. Ce niveau d’approbation peut surprendre dans un contexte économique tendu, où le pouvoir d’achat demeure la principale préoccupation. Il témoigne l’importance que les citoyens accordent à la qualité et à la fiabilité des infrastructures. 

Toutefois, ce consentement est conditionnel. La contribution collective reste possible, mais seulement si la dépense est perçue comme nécessaire et équitable. Dans le détail, seuls 15 % des répondants accepteraient une hausse sans condition, au nom de l’utilité et du caractère prioritaire de ces investissements. Ils sont en revanche plus nombreux (38 %) à y consentir à la condition d’une réduction parallèle des autres dépenses.

Le refus de l’effort fiscal envers l’entretien et la modernisation des réseaux du quotidien traduit une défiance qui varie selon les appartenances politiques. Le refus est minoritaire dans les électorats favorables traditionnellement à l’action publique. À gauche, seuls 30 % des sympathisants disent ne pas souhaiter payer davantage d’impôts pour financer un projet d’entretien et de modernisation des réseaux dans leur ville, et 27 % parmi ceux de La France insoumise et du Parti communiste français. Les proportions sont relativement proches pour les sympathisants socialistes (32 %) et écologistes (35 %), portés par une culture de la solidarité et du financement collectif. Ceux de la majorité présidentielle présentent un profil similaire : seuls 30 % de refus, un niveau bas qui reflète une confiance dans la capacité de l’État et des collectivités à bien utiliser l’impôt. 

À l’inverse, le refus fiscal progresse à mesure que la confiance institutionnelle s’érode. Il monte à 44 % chez les proches Les Républicains, pour lesquels l’acceptation de l’impôt reste conditionnée à la rigueur de la dépense et à la maîtrise budgétaire. Mais c’est dans les électorats protestataires que la rupture est la plus nette : plus de la moitié des sympathisants du Rassemblement national (56 %) refusent tout effort fiscal supplémentaire pour financer les infrastructures de leurs communes. Ce rejet dépasse la simple question de l’impôt et exprime un désengagement vis-à-vis d’un système perçu comme distant, inéquitable et inefficace. 

Enfin, parmi les citoyens sans préférence partisane, la défiance atteint le même niveau (56 %). Ce groupe, souvent moins politisé et plus détaché des institutions, cristallise une forme de scepticisme civique. On ne contribue plus à un collectif auquel on ne croit plus. 

Ces écarts significatifs posent une question centrale : celle de la soutenabilité démocratique de l’effort collectif. Dans un contexte de défiance institutionnelle, le consentement à l’impôt ne dépend pas seulement de la capacité à payer mais de la clarté du projet et de la crédibilité de ceux qui le portent. Comme le rappelle Pierre Rosanvallon, l’impôt n’est pas un simple prélèvement, c’est un acte de confiance entre gouvernés et gouvernants6Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006.. À l’échelle locale, cette confiance se rejoue dans la manière dont les collectivités entretiennent leurs réseaux. Réparer ou moderniser, c’est démontrer que la contribution a un sens et qu’elle revient au bien commun. La politique des infrastructures engage une véritable éthique de la réciprocité, où chaque euro prélevé doit pouvoir se traduire en preuve que la solidarité fiscale produit du concret. Celle-ci est d’autant plus fragile que le pouvoir fiscal local repose aujourd’hui presque exclusivement sur la taxe foncière, une fiscalité de propriétaires où seule une fraction des habitants contribue directement, ce qui rend plus facile pour les autres de dire « oui » à un effort collectif. La suppression de la taxe d’habitation ainsi que les réformes de la fiscalité locale des entreprises ont affaibli le lien fiscal entre contribuable et collectivité.

IV. L’écologie de l’entretien : vers une politique de la sobriété et de l’adaptation

1. La sobriété comme norme écologique et critère de bonne gestion

Lorsque les Français définissent ce qu’est une infrastructure « écologique », ils adoptent une lecture résolument pragmatique. En tête des critères cités figurent l’économie des ressources (65 %) et le bon entretien pour éviter pertes et fuites (61 %), suivis par la durabilité des matériaux et des ouvrages (56 %), le respect des sols et des milieux naturels (53 %) et l’adaptation au changement climatique (51 %). L’intégration paysagère (32 %) arrive loin dernière.

Pour beaucoup, l’écologie n’est pas seulement une question de transition mais aussi de continuité. Être écologique, pour une collectivité, c’est autant prévenir le gaspillage que garantir la tenue des infrastructures, veiller à la fiabilité des réseaux autant qu’à leur adaptation7Voir Aurore Colin, François Thomazeau, Axel Erba, Julie Marcoff, Alice Monticelli et Luc Alain Vervisch, Panorama des financements climat des collectivités locales, Institut de l’Économie pour le Climat, La Banque Postale, septembre 2024.. À noter que sur certains segments, cette continuité n’est même plus un choix politique, mais une obligation réglementaire8Par exemple, le dispositif Éco Énergie Tertiaire (EET) impose une réduction progressive des consommations d’énergie finale dans les bâtiments à usage tertiaire. Il s’inscrit dans une logique de transition énergétique et vise à lutter contre le changement climatique..

Invités à arbitrer entre deux approches – « entretenir, réparer et prolonger les infrastructures existantes » ou « innover et transformer » –, les répondants privilégient deux fois plus la première option. Ce positionnement valorise la maintenance en vertu écologique, faisant de la bonne gestion une forme de bonne écologie. Cette conception ne traduit pas pour autant un refus du changement mais une réévaluation de ses formes. L’écologie se déplace du registre du projet vers celui du soin. Elle valorise l’usage, la continuité et la mesure plutôt que la seule nouveauté. Dans cette perspective, l’innovation garde sa place mais elle se redéfinit comme une innovation d’usage, au service de la sobriété et de la robustesse plutôt que de la performance spectaculaire. Il s’agit d’une écologie du fonctionnement plutôt que de la représentation. Elle repose sur un double principe d’économie – économie des ressources et économie des moyens –, où la durabilité devient une forme de bonne gestion publique. Toutefois, cette logique n’est pas toujours alignée avec la réalité budgétaire : dans certains domaines, comme la rénovation des bâtiments ou des réseaux, entretenir l’existant peut coûter plus cher que construire du neuf, au risque de fragiliser l’ambition écologique au nom de la contrainte financière.

Les clivages générationnels et sociaux sont puissants. Chez les 65 ans et plus, 71 % d’entre eux privilégient l’entretien à l’innovation. Ces chiffres baissent à 59 % chez les moins de 35 ans, plus nombreux (40 %) que leurs aînés (28 %) à penser que l’écologie passe par la transformation. Les plus âgés défendent une écologie de la fiabilité, fondée sur l’expérience des défaillances et la valeur de la préservation ; les plus jeunes sont plus nombreux à exprimer un désir de renouveau.

2. Hiérarchiser les priorités d’adaptation : l’écologie du concret

Face aux effets du changement climatique, les habitants ne plébiscitent ni les grands récits, ni les gestes spectaculaires, mais des réponses tangibles. Le climat n’est pas vécu comme une abstraction planétaire mais comme une série de contraintes à absorber, de vulnérabilités à corriger. À la question « Selon vous, quelles infrastructures sont les plus importantes pour adapter votre commune au réchauffement climatique ? », 37 % des personnes interrogées répondent la préservation et l’entretien du réseau d’eau potable. Viennent ensuite la gestion des eaux pluviales (29 %), l’isolation des bâtiments publics (27 %), la protection des réseaux enterrés (26 %), la végétalisation des espaces publics (25 %), l’amélioration des stations d’épuration (23 %) et la voirie praticable en cas d’intempéries (22 %).

Cette hiérarchie place l’eau au centre de l’imaginaire écologique local. C’est par elle que se manifestent la rareté, la vulnérabilité et la responsabilité publique. L’eau concentre les trois vertus attendues de l’action écologique : la sobriété, parce qu’elle oblige à économiser et à prévenir ; la résilience, parce qu’elle incarne la capacité d’un territoire à faire face aux aléas ; et la justice, parce qu’elle touche à un bien commun vital, garant de l’égalité d’accès.

Dans les grandes agglomérations, la priorité va à la gestion des eaux pluviales (32 %), à égalité avec l’entretien du réseau d’eau potable (32 %), ainsi qu’à la végétalisation (30 %). L’enjeu y est moins la rareté que la régulation, moins l’accès que la cohabitation entre nature et densité. Dans les communes isolées domine la préservation de l’eau potable (42 %), tandis que la protection des réseaux enterrés progresse à 34 %, signe d’une préoccupation tournée vers la continuité du quotidien plus que vers la transformation des milieux. Entre ces deux modèles, les villes moyennes tracent une voie d’équilibre : 36 % privilégient l’eau, 30 % les bâtiments, 25 % les réseaux.

Lorsque les répondants classent les types d’action jugés prioritaires pour leur commune, ils confirment une nette préférence pour le concret. L’adaptation des bâtiments publics existants au changement climatique (39 %) arrive légèrement devant la modernisation des infrastructures (37 %), tandis que les projets de requalification urbaine permettant de réaménager visuellement une partie du territoire sont cités par moins d’un quart (24 %). Pour une majorité de personnes interrogées, l’adaptation passe d’abord par la consolidation de l’existant plutôt que par la transformation visible. L’écologie locale se conçoit comme l’art d’assurer la tenue du présent avant d’imaginer le futur.

Pour une majorité de Français, l’adaptation écologique à l’échelle communale consiste d’abord à consolider l’existant plutôt qu’à transformer visiblement leur monde. Cette orientation rejoint les analyses de Gilbert Simondon, pour qui la technique n’est pas un instrument de rupture mais un processus d’individuation fondé sur l’ajustement, la continuité et la compatibilité des formes 8. 

Ce rapport au changement exprime une conception de la technique et du territoire non comme des objets à refonder ex nihilo mais comme des ensembles vivants à accorder et à faire durer. L’action locale se mesure alors moins à la nouveauté des dispositifs qu’à la justesse des transformations. L’écologie locale se conçoit comme un art d’innover dans la continuité, un effort pour maintenir les équilibres tout en ouvrant des possibles. La préférence pour l’entretien des infrastructures relève moins d’une résistance au changement que d’une volonté de transformation durable, ancrée dans la réalité du présent. La volonté de préserver ce qui tient encore, plutôt que de s’abandonner à des promesses de transformation aux effets incertains.

3. L’urgence d’agir : la confiance écologique à l’épreuve du réel

L’urgence écologique n’est plus un horizon abstrait. Elle se manifeste dans les réseaux fissurés, les fuites d’eau, les routes abîmées ou les canalisations vieillissantes. L’adaptation révèle la capacité concrète des territoires à faire tenir face aux désordres du monde physique. 

Selon l’enquête, près d’un Français sur deux (48 %) juge l’adaptation des réseaux de sa commune « urgente et absolue ». Un tiers (34 %) estime que « ce n’est pas une priorité majeure aujourd’hui » et 19 % déclarent ne pas savoir. L’adhésion à l’adaptation est réelle mais demeure conditionnée à la crédibilité des moyens et à la confiance dans la capacité d’action publique.

Les clivages politiques dessinent une géographie du rapport à l’urgence. Les sympathisants de la gauche (55 %) et de la majorité présidentielle (59 %) partagent une conception de l’adaptation comme investissement collectif et devoir de responsabilité publique. À droite, elle est minoritaire chez les proches Les Républicains (48 %) et chez ceux du Rassemblement national (48 %). Parmi les citoyens sans préférence partisane, seuls 44 % estiment l’adaptation prioritaire, signe d’un désengagement civique où la défiance institutionnelle entraîne aussi un retrait écologique.

Comme le rappelait Pierre Rosanvallon, la légitimité politique repose sur la visibilité du retour collectif : les citoyens croient ce qu’ils voient, non à ce qu’on leur promet9Voir Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008.. De la même manière, l’écologie locale devient une politique du maintien, à la fois sobre et exigeante : elle ne vise pas à tout transformer mais à garantir que le monde tienne.

V. Municipales 2026 : l’entretien comme promesse de gouvernement

1. La repolitisation du concret : infrastructures et crédibilité municipale

Si le local a toujours constitué un ancrage essentiel de la crédibilité publique, cette fonction prend aujourd’hui une importance accrue à mesure que s’amplifie la défiance envers les institutions nationales, faisant du territoire de proximité un lieu central de réassurance démocratique. Le maire, figure de proximité par excellence, demeure l’élu le plus populaire du pays10Voir Martial Foucault, Enquête 2025. Le maire, figure de confiance dans une démocratie fragmentée, Paris, Observatoire de la démocratie de proximité AMF/Cevipof/Sciences Po, juillet 2025.. Mais cette popularité s’accompagne d’une exigence accrue de résultats, mesurables dans la vie quotidienne. À la veille des élections municipales de 2026, un phénomène discret mais structurant peut s’imposer : la repolitisation du concret.

Les infrastructures du quotidien forment une charpente silencieuse de la vie collective. Routes, réseaux d’eau, éclairage, assainissement, collecte des déchets…, ces infrastructures soutiennent tout ce qui rend un territoire habitable. Pourtant, elles demeurent rarement abordées lors des campagnes municipales. 

L’action la plus visible du maire – celle qui se mesure dans la qualité d’une route, la fiabilité d’un réseau ou la propreté d’une rue – reste souvent reléguée à l’arrière-plan, éclipsée par des thèmes nationaux jugés plus porteurs ou plus symboliques.

Pourtant, l’intérêt public ne manque pas. Selon nos données, près de neuf Français sur dix (88 %) estiment que la question de l’eau, des réseaux et de la voirie secondaire doit être abordée pendant la campagne municipale. Parmi eux, 44 % des répondants jugent ce sujet essentiel, car il touche « aux fondations du bon fonctionnement d’une commune », et autant (44 %) l’estiment utile, bien que « trop technique ou discret pour peser réellement dans le débat électoral ». Seuls 11 % le considèrent secondaire, 1 % ne se prononçant pas.

Dans les territoires ruraux, cette attente prend une dimension encore plus importante : près d’un habitant sur deux (48 %) estime essentiel que les réseaux, la voirie et l’eau figurent au coeur du débat municipal. Dans les espaces urbains denses, la proportion baisse de 7 points mais reste élevée (41 %). Pour les uns, la réparation d’une route ou la maintenance d’une conduite matérialise la présence même de la collectivité. Pour d’autres, la fiabilité des réseaux traduit la qualité du vivre-ensemble : la continuité des mobilités, la sécurité des approvisionnements, la capacité à prévenir les ruptures dans une ville complexe et interdépendante.

Le retour du concret dans le débat municipal n’est pas anecdotique. À l’heure où la politique locale est souvent jugée sur la réactivité et la proximité, la qualité des infrastructures devient un critère de crédibilité. Celles-ci deviennent des médiateurs de la relation entre gouvernants et gouvernés. Entretenir, réparer, fiabiliser : autant d’actes modestes en apparence, mais qui incarnent une manière de gouverner.

2. Le programme municipal comme contrat de maintenance

Les attentes citoyennes confirment cette recherche de proximité et de fiabilité. Lorsqu’il s’agit d’aménagement urbain, les priorités exprimées dessinent une hiérarchie nette dans les actions attendues d’un programme municipal. L’entretien des réseaux existants domine : près de six répondants sur dix (57 %) le jugent prioritaire, devant l’adaptation au changement climatique (44 %). Les projets visibles du quotidien (33 %) tels que les espaces publics, les lieux de vie, les équipements se trouvent en dernière position. Cette hiérarchie entre entretien, adaptation et projets visibles ne traduit pas une opposition radicale entre maintien et transformation.

L’écart générationnel observé ne traduit pas un conflit de valeurs mais un rapport différent au temps politique. Les plus jeunes recherchent une orientation et un horizon collectif, quand leurs aînés attendent une garantie de continuité et de sécurité. Dans les deux cas, l’entretien reste le socle commun de la confiance municipale. 

La hiérarchie des priorités selon les préférences politiques demeure globalement stable : l’entretien des réseaux et des infrastructures arrive en tête dans l’ensemble des sensibilités partisanes. Chez les personnes s’identifiant à la droite, 56 % placent l’entretien au premier rang, une proportion qui atteint 63 % parmi celles se déclarant très à droite. Les niveaux sont comparables de l’autre côté de l’échiquier politique, avec 61 % pour les répondants qui se considèrent de gauche et 66 % très à gauche. Les divergences apparaissent davantage sur la place accordée à l’adaptation écologique, considérée comme prioritaire par 54 % des personnes se situant à gauche (et 55 % parmi les très à gauche), contre 38 % seulement à droite. Enfin, les aménagements visibles du quotidien (espaces publics, lieux de vie, équipements) suscitent un intérêt plus limité et relativement homogène : 32 % à droite, 34 % à gauche, 35 % chez les très à droite et 36 % chez les très à gauche. 

Le programme local est ainsi perçu comme un contrat de maintenance, garantissant la qualité du cadre de vie. L’entretien des infrastructures constitue le socle minimal de la confiance locale, celui sur lequel se fonde la légitimité des élus. Toutefois, l’intérêt exprimé pour l’adaptation de la commune face au dérèglement climatique et pour les projets visibles, en particulier par les nouvelles générations, témoigne d’une attente persistante de renouvellement. Loin d’avoir disparu, l’imaginaire de l’État bâtisseur s’est recomposé en une exigence d’action pragmatique, où la création n’est légitime qu’à la condition de répondre à une nécessité tangible, mesurable et justifiée.

Conclusion – Pour une « République du maintien »

La France tient par des choses qui ne se voient pas. Sous la surface des places réaménagées et des inaugurations, une « République du maintien » assure, jour après jour, la continuité de la vie commune : routes, réseaux d’eau et d’assainissement, électricité, ouvrages d’art, canalisations. Cette république discrète, faite de matériaux, de calendriers d’entretien et d’arbitrages budgétaires, compose la charpente invisible du pays. Elle ne promet pas de tout transformer, elle s’efforce simplement de faire tenir. Et c’est peut-être là que réside la vérité contemporaine du politique. Entretenir n’est pas conserver par inertie mais maintenir la possibilité même d’habiter ensemble, dans un monde tenu. C’est prolonger ce que Hannah Arendt appelait le monde commun, ce qui nous relie non par l’émotion mais par la persistance11Voir Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », 2020..

L’enquête le montre, beaucoup de Français n’attendent plus des promesses de rupture mais des signes de fiabilité. Dans un contexte où les budgets, l’énergie et la confiance sont devenus des denrées rares, la stabilité apparaît comme une attente centrale. Les grands récits de modernisation, portés hier par l’expansion et la construction, cèdent la place à une aspiration à la continuité. Réparer plutôt que bâtir, prolonger plutôt qu’effacer, adapter plutôt que relancer : cette inflexion n’est pas un renoncement, mais une maturité. Elle traduit la fin d’une illusion – celle d’un État bâtisseur tout-puissant – et l’entrée dans un âge de la responsabilité, où la solidité vaut mieux que la vitesse. 

Dans ce contexte, une dimension décisive apparaît : les infrastructures sont un levier climatique majeur. Décarboner ne consiste pas seulement à changer les comportements ; cela implique de substituer du capital aux énergies fossiles, donc d’investir dans des infrastructures12Voir Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie, mai 2023. – réseaux de chaleur, productions d’énergie renouvelable, électrification des usages, rénovation énergétique. C’est l’infrastructure qui rend possible la sobriété des usagers. 

Gouverner demain ne consistera plus à promettre des métamorphoses mais à garantir la continuité du réel. La confiance publique se reconstruira moins par les inaugurations que par la fiabilité des services, moins par l’annonce que par la tenue. C’est dans le soin apporté aux choses ordinaires, la rigueur et la transparence, en permettant à chacun de mener sa vie dans la sécurité et la prévisibilité du quotidien que la démocratie locale retrouvera toute sa force. 

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