Après la désindustrialisation, la « décommercialisation »… Alors que la France ferme aujourd’hui plus d’usines qu’elle n’en ouvre, une étude de Codata – société spécialisée dans la collecte de données sur l’immobilier commercial – dresse un constat alarmant : la France des centres-villes se vide de ses boutiques.
Pour aboutir à ce constat, Codata a étudié les quartiers commerçants de 390 communes de plus de 15 000 habitants, dont Soissons, Limoges ou encore Clermont-Ferrand. Il en ressort que le taux de vacance des commerces « pied d’immeuble » est passé, en moyenne, de 5,94 à 10,85 % entre 2004 et 2024.
Dans le détail, le secteur de l’habillement est celui qui souffre le plus, avec 886 fermetures nettes dans le périmètre concerné. Et la tendance devrait s’accélérer. Après Kaporal, l’enseigne Jennyfer va elle aussi fermer toutes ses boutiques. Princesse Tam Tam et Comptoir des cotonniers ont, quant à eux, été placés en redressement judiciaire.
Étalement urbain
Le doublement de la vacance commerciale dans les centres-villes, concrètement perceptible dans certaines rues jalonnées de vitrines vides et sales affichant « À vendre » ou « À louer », est pour l’essentiel le résultat d’une double lame de fond. La première vague, attribuée à la périphérisation, a déferlé avant les années 2000, et se poursuit aujourd’hui encore. « L’étalement urbain contribue à “dédensifier” les cœurs de ville, ce qui renforce de fait l’attractivité des zones commerciales périphériques et la décommercialisation des centres-villes », décrypte le géographe Laurent Chalard.
La preuve en chiffres. Selon l’Insee, la population augmente plus vite dans les communes peu denses situées autour des villes de taille moyenne, là où les Français réalisent le rêve d’acquérir un pavillon. Dans le même temps, le gouvernement comptabilise 1 500 zones commerciales périphériques, lesquelles captent 72 % des dépenses en magasin des Français.
Cette recomposition brutale n’est pas sans conséquences sociales. Dans un rapport publié en 2020, le Conseil d’analyse économique observait que la mobilisation des Gilets jaunes était « particulièrement forte » dans les territoires de taille intermédiaire qui ont connu « un déclin de la population » et qui, mécaniquement, ont vu des commerces baisser le rideau, faisant naître un sentiment d’abandon.
Société de la paresse
La deuxième grande vague, qui ne cesse de prendre de l’ampleur depuis les années 2000 – et encore plus depuis la pandémie de Covid –, provient du boom des achats en ligne. Aujourd’hui, l’e-commerce représente 29,4 % des ventes d’habillement en valeur, d’après l’Institut français de la mode. Résultat : certaines boutiques physiques voient leur chiffre d’affaires se réduire comme peau de chagrin, au profit de Vinted et d’Amazon, qui dominent le marché.
À ces deux phénomènes majeurs s’ajoute une question de coûts. Pour l’habitant du périurbain ou du rural, privé de tramway et de métro, le stationnement en centre-ville, souvent payant, constitue un frein. Il préférera sans doute se tourner vers la zone commerciale la plus proche, où le parking est gratuit et plus accessible. Quant aux commerçants, ils doivent faire face à une flambée des loyers. Base 100 en 2008, l’indice des loyers commerciaux de l’Insee en France est passé à 134,4 fin 2024. À Toulouse, des commerçants de l’hypercentre protestent contre des augmentations de baux commerciaux pouvant atteindre 200 %.
Voilà pour le cocktail explosif. Mais cette déliquescence révèle de profonds symptômes. Pour le géographe Laurent Chalard, la décommercialisation est également corrélée au développement d’une « civilisation de la fainéantise ». « Le centre-ville demande des efforts pour les non-résidents : il faut garer sa voiture ou alors emprunter les transports en commun puis marcher jusqu’aux commerces », explique le spécialiste de la périurbanisation. Or cette routine correspondait, selon lui, à « une société autrefois plus courageuse ». Aujourd’hui, 73 % des Français déclarent commander des produits en ligne tous les mois, selon OpinionWay, lesquels sont souvent livrés à domicile.
L’économiste Olivier Babeau avait déjà détecté ce penchant des sociétés développées, comme la France, pour le moindre effort. Dans un livre, L’Ère de la flemme (éditions Buchet-Chastel, 2025), il décrit une civilisation occidentale dans laquelle la paresse, autrefois considérée comme le défaut ultime, est désormais investie d’une forme de légitimité.
Néodomesticité électronique
L’agonie des centres-villes révélerait aussi notre goût prononcé pour une forme de « néodomesticité électronique », comme l’explique le sociologue Julien Damon : « Autrefois, bourgeois et aristocrates n’avaient qu’à agiter une sonnette de table pour être servis par leurs domestiques. De nos jours, n’importe qui, en trois clics, se fait livrer n’importe quoi. » Selon cet intellectuel de droite, cette pratique friserait « l’esclavage », si l’on tient compte des conditions précaires et éprouvantes dans lesquelles travaillent certains livreurs des plateformes.
Le penseur de gauche André Gorz (1923-2007) dirait probablement que sa prophétie a vu le jour. Dans un article au Monde diplomatique publié en 1990, le héraut de la décroissance écrivait que le développement de la société de services, plutôt que de représenter un progrès, pourrait constituer une sorte de « retour au temps de la servilité et de la domesticité ».
Enfin, la décommercialisation serait le révélateur d’un renforcement de l’individualisme. « Le centre-ville est un lieu où l’on se croise. Dans une société plus individualiste, nous n’avons plus particulièrement envie de multiplier les rencontres », décrypte Laurent Chalard. La progression de la vacance commerciale risque, en plus, d’amplifier cette « vacance relationnelle ». « En perdant ses commerces, le cœur de ville perd aussi ce tissu informel du quotidien, et c’est tout un mode de vie qui s’efface », regrette Victor Delage, le fondateur de l’Institut Terram, un groupe de réflexion dédié à l’étude des territoires.
Mais voici un paradoxe. L’étude Codata fait état d’un léger regain des cafés et des restaurants, avec 30 ouvertures nettes en 2024. Selon le journaliste Olivier Razemon, spécialiste des villes et auteur d’On n’a que du beau (éditions Écosociété, 2025), la remontée de la restauration est, au contraire, le signe que « nous avons toujours besoin de tisser du lien social » et qu’« il n’y a rien de mieux que le centre-ville pour y parvenir ». Une France repliée, une autre en quête de sociabilité ?
L’exemple de Dole
Le doublement de la vacance commerciale raconte aussi l’histoire de nos trous dans la raquette en matière de droit de l’urbanisme commercial. « Il n’a pas su protéger le centre ni réguler le développement de la concurrence exogène », constate Victor Delage. En 2018, le gouvernement de l’époque avait pourtant saisi le taureau par les cornes avec son programme Action cœur de ville, déployé dans 234 villes moyennes confrontées à un phénomène de dévitalisation populationnel et commercial. Le bilan qu’en dresse la Cour des comptes dans un rapport de 2023 est pour le moins… mitigé.
Au milieu de ce malheur français, une poignée de communes sont toutefois parvenues à inverser la tendance. C’est le cas de Dole, 24 000 habitants, située dans le Jura. La vacance commerciale y est passée de 20 % en 2015 à seulement 8 % au dernier pointage, nous assure son maire, Jean-Baptiste Gagnoux, étiqueté Les Républicains.
S’il n’y a pas de recette magique, Dole apparaît comme le fer de lance de la résistance. Pour renverser la vapeur, les équipes municipales successives, qui ont justement bénéficié d’Action cœur de ville (comme quoi !), ont mis le paquet pour redensifier le centre en « rénovant 400 logements à l’abandon » et en facilitant le stationnement des riverains.
Elles ont aussi créé une foncière pour racheter les locaux commerciaux délaissés, les rénover puis les remettre sur le marché. L’équipe municipale a, en plus, travaillé à l’embellissement de la ville en éclaircissant les façades et en végétalisant les rues. De surcroît, Dole organise un événement thématique mensuel (théâtre de rue, concert…) pour animer le centre. « Tout a été fait pour que les gens aient envie de revenir », se félicite le maire. Impossible n’est pas dolois ! Et français ?