Synthèse
L’impact de la mobilité sur la santé – en particulier mentale – reste largement négligé, souvent éclipsé par des considérations techniques ou économiques. C’est là l’un de ses angles morts les plus persistants. Selon nos données, une partie significative des Français déclare avoir déjà souffert de détresse psychologique, voire de troubles psychiques : 67 % d’entre eux ont connu une période intense de stress ou d’anxiété, 67 % des troubles du sommeil, 53 % des symptômes dépressifs, 32 % un burn-out, 27 % ont pris des antidépresseurs et 24 % ont ressenti de la colère pouvant les amener à être violent.
1. Des transports qui impactentla santé globale
Les difficultés des transports quotidiens apparaissent comme un facteur déterminant dans la souffrance psychique :
- 41 % des personnes ayant connu des symptômes dépressifs estiment que leurs problèmes de déplacement en sont en partie la cause ;
- cette proportion est identique pour celles ayant été touchées par des troubles du sommeil (41 %) ;
- elle grimpe à 43 % pour les cas de stress ou d’anxiété et de burn-out, 44 % pour la prise d’antidépresseurs et jusqu’à 46 % pour les épisodes de colère violente.
2. Une perception influencée par l’âge,la distance parcourue et l’orientation politique
Aller chaque jour de chez soi à son lieu d’étude ou de travail n’est pas sans conséquence :
- pour 30 % des étudiants et actifs, ces trajets quotidiens pèsent directement sur leur santé ;
- les jeunes sont les plus concernés : 35 % des 18-34 ans, contre 22 % chez les 50-64 ans ;
- plus la distance parcourue est importante, plus les effets se font sentir : 67 % au-delà de 50 kilomètres, contre seulement 19 % en dessous de 5 kilomètres ;
- le positionnement politique influe : 37 % des personnes « très à gauche » et 38 % des « très à droite » se disent affectées, contre 27-29 % au centre ou modérées.
3. L’origine géographique joue un rôle surles effets des mobilités sur la santé mentale
Les effets néfastes des trajets domicile-lieu d’étude ou de travail sur la santé mentale se révèlent plus prononcés en milieu urbain :
- 39 % des urbains déclarent une source d’anxiété liée à leurs déplacements, contre 30 % en zone rurale ;
- 47 % des urbains évoquent une fatigue générale (contre 45 % des ruraux), 38 % une charge mentale accrue (contre 34 %) et 29 % des émotions comme la colère ou l’irritabilité (contre 22 %) ;
- en revanche, sur le plan économique, les ruraux (43 %) sont plus nombreux que les urbains (35 %) à considérer que leurs frais de transport sont trop élevés.
4. Être une femme en mouvement : mobilités sous tension, santé mentale en alerte
Les transports agissent comme un amplificateur discret de vulnérabilités structurelles : surcharge domestique, précarité, inégalités professionnelles, injonctions à la disponibilité… L’insécurité reste un enjeu fort : 56 % des femmes de moins de 35 ans insatisfaites de l’offre ne s’y sentent pas en sécurité (contre 43 % en moyenne).
5. La mobilité des familles monoparentales comme fardeau invisible
Les parents isolés cumulent des vulnérabilités similaires à celles observées chez les femmes : fatigue mentale, charge logistique, stress ou troubles du sommeil au-dessus de la moyenne. L’impact psychique des déplacements est fort : 43 % d’entre eux associent les transports à un épisode de colère intense, parfois avec des gestes violents (contre 22 % pour les personnes sans enfants à charge).
6. Un sentiment d’assignation à résidence majoritaire
Une part significative de la population française exprime un sentiment d’assignation à résidence faute de solutions de transport adaptées :
- 54 % des urbains affirment structurer leur vie autour des transports (contre 47 % des ruraux) et 59 % se sentent démunis face aux difficultés de transport (contre 52 %) ;
- 57 % des répondants, tous territoires confondus, estiment que le manque de desserte limite leurs perspectives. Ce déficit de mobilité conduit 53 % des urbains et 46 % des ruraux à renoncer à certaines activités ;
- 48 % des urbains et 45 % des ruraux disent se sentir prisonniers de leur environnement.
7. Le niveau de stress varie selon le mode de déplacement
La marche, utilisée seule, est associée au plus faible niveau de stress (14 %), suivie de la voiture (17 %) et de la marche couplée à un autre mode (21 %). Le train (28 %), le bus ou le covoiturage (30 %), le vélo (32 %), puis le métro ou le tramway (34 %) génèrent un stress plus marqué. Les deux-roues motorisés (40 %), la trottinette (41 %) et, surtout, l’autopartage (49 %) apparaissent comme les modes les plus anxiogènes.
Lorsqu’on interroge les usagers des modes de transport alternatifs – qu’ils soient actifs ou collectifs –, ceux-ci sont perçus comme plus agréables et moins stressants que la voiture :
- la marche arrive en tête : 73 % des personnes qui marchent régulièrement pour leurs trajets y trouvent plus de plaisir en comparaison à l’automobile, et 71 % estiment qu’elle réduit le stress ;
- le vélo arrive juste derrière (79 % plus de plaisir, 68 % moins de stress), suivi de la trottinette (66 % et 72 %) ;
- les deux-roues motorisés procurent eux aussi un fort sentiment de plaisir (75 %) et sont perçus comme moins stressants par 64 % de leurs usagers ;
- viennent enfin la marche combinée à un autre mode (67 % plus de plaisir et 69 % moins de stress), le covoiturage (59 % et 58 %), le bus (58 % et 64 %), le métro ou le tramway (55 % et 60 %), le train (56 % et 58 %), puis l’avion (61 % de plaisir et 53 % de réduction du stress).
8. Des niveaux de satisfaction face aux transports collectifs hétérogènes
Pour que le trajet devienne un moment utile ou agréable, encore faut-il que les infrastructures, services et cadences soient adaptés :
- 73 % usagers des transports en commun s’en disent satisfaits pour les trajets du quotidien (courses, loisirs, rendez-vous) ;
- 71 % pour les démarches pratiques (administratives, médicales) ;
- 70 % pour les déplacements professionnels ou académiques.
Toutefois, de fortes disparités apparaissent dès lors qu’on tient compte de la typologie de territoire. Entre zones urbaines et rurales, les niveaux de satisfaction varient de manière marquée, avec des écarts de vingt points ou plus, révélant une fracture claire dans l’accès perçu aux services de mobilité. Par exemple, pour les déplacements liés au travail ou aux études, 76 % des urbains se disent satisfaits de l’offre de transports collectifs, contre 56 % des ruraux.
9. Le paradoxe du sédentaire : télétravail et recomposition de la mobilité
Libérés de la routine pendulaire, nombre de télétravailleurs développent un rapport reconfiguré, plus stratégique et souvent apaisé, au transport collectif. Dans ce nouveau cadre, les transports en commun ne servent plus seulement à se déplacer : ils deviennent un espace-temps mobilisable, un outil d’organisation du quotidien, voire un levier de régulation mentale. S’épargner les contraintes de stationnement (77 %), ne pas conduire (71 %), maîtriser son budget (65 %) ou encore bénéficier d’horaires réguliers (61 %) sont autant de facteurs perçus comme réduisant le stress.
10. L’intermodalité perçue comme source de bonne santé mentale et physique
Parmi les usagers des transports collectifs, 22 % d’entre eux déclarent y recourir quotidiennement, 25 % au moins une fois par semaine, 10 % au moins une fois par mois, 16 % encore plus occasionnellement et 19 % jamais. Enfin, 8 % se disent non concernés, souvent en lien avec des contraintes physiques, territoriales ou personnelles. Pourtant, ses bénéfices sont reconnus : 76 % des personnes qui associent mobilités actives et transports en commun estiment que cela a un impact positif sur leur santé mentale.
Introduction – Entre tension et respiration : ce que la mobilité fait à nos têtes
La mobilité, entendue comme l’ensemble des déplacements effectués par les individus à travers l’espace, ne saurait être réduite à un simple passage d’un point A à un point B. Elle constitue une condition structurante de l’existence contemporaine : étudier, travailler, se soigner, maintenir des liens sociaux ou saisir des opportunités supposent bien souvent de pouvoir se déplacer. Dans une société marquée par la fragmentation des temps de vie, la capacité à être mobile s’impose comme une exigence, parfois invisible mais omniprésente. Selon les ressources mobilisables et l’organisation des territoires, elle peut tout autant atténuer les inégalités spatiales qu’en amplifier les effets.
Ancrée dans le quotidien, la mobilité façonne également nos rythmes de vie et influe sur le bien-être. Pourtant, son impact sur la santé – en particulier mentale – reste largement négligé, souvent éclipsé par des considérations techniques ou économiques. C’est là l’un de ses angles morts les plus persistants. Parce qu’elle engage simultanément l’esprit et le corps, la mobilité joue en effet un rôle décisif dans l’équilibre psychique et physique. Elle oscille entre ressource et contrainte, entre épanouissement et épuisement. Lorsqu’elle est fluide, prévisible et bien adaptée, elle peut nourrir un sentiment de liberté, de maîtrise et d’autonomie. Mais lorsqu’elle se heurte à des obstacles récurrents – infrastructures inadéquates, trajets longs ou coûteux, conditions de transport dégradées –, elle devient source de stress, de fatigue, voire de déséquilibre. Ces frictions quotidiennes, cumulées dans la durée, contribuent à une forme d’usure mentale, grignotant le sentiment de contrôle sur son propre temps. À l’inverse, certaines formes de mobilité peuvent constituer des parenthèses bénéfiques dans la journée : la marche ou le vélo intégrés aux trajets quotidiens, tout comme les instants de retrait dans les transports collectifs, peuvent offrir des occasions de déconnexion, de recentrage ou d’activité physique. L’expérience de la mobilité repose ainsi sur un équilibre fragile, entre contraintes subies et stratégies d’adaptation, entre surcharge mentale et capacité à se réapproprier le temps du déplacement.
Ces enjeux se déclinent différemment selon les territoires. Dans les zones rurales et périurbaines, le manque d’alternatives à la voiture restreint les marges de manoeuvre et oblige à organiser l’ensemble de la vie autour des impératifs de la route. L’éloignement des services, la longueur des distances et l’insuffisance des infrastructures peuvent nourrir un sentiment d’isolement ou de relégation. En milieu urbain, ce sont d’autres tensions qui émergent : densité excessive, saturation des transports, bruit, promiscuité…, autant de facteurs qui réduisent la capacité à récupérer entre deux obligations et pèsent, là aussi, sur l’équilibre mental. Dès lors, peut-on dire que certains territoires sont plus exposés que d’autres ? Ou faut-il plutôt admettre que les contraintes diffèrent mais que les effets sur la santé mentale sont tout aussi marqués ? Ce questionnement appelle à dépasser l’opposition entre ville et campagne pour mieux saisir la diversité des vulnérabilités qui se jouent dans l’expérience quotidienne de la mobilité.Cette diversité des expériences nécessite une lecture fine, contextuelle, des liens entre mobilité et santé. C’est l’ambition de cette étude, qui propose une approche multidimensionnelle pour mieux comprendre comment les déplacements influencent la santé mentale. En croisant les pratiques, les niveaux de satisfaction et les répercussions sanitaires et sociales de la mobilité, il s’agit de ne plus penser celle-ci uniquement comme un levier d’accessibilité mais aussi comme un outil stratégique d’aménagement du territoire au service du mieux-être individuel et collectif.
Méthodologie de l’enquête
L’Institut Terram est un think tank dédié à l’étude des territoires. L’Alliance pour la Santé Mentale oeuvre à la prévention et à la promotion de la santé mentale, lutte contre la stigmatisation des troubles psychiques et se mobilise pour favoriser l’accès aux soins des personnes concernées. Les deux organisations se sont associées pour concevoir cette enquête menée auprès de 3 300 Français âgés de 18 ans et plus et dont les résultats sont publiés ci-après sous le titre : Mobilités : la santé mentale à l’épreuve des transports. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas, prenant en compte le genre, l’âge, la catégorie socioprofessionnelle et la région de résidence. Les interviews ont été réalisées par l’Ifop par questionnaire auto-administré en ligne du 31 janvier au 2 février 2025.
I. La mobilité subie : quand se déplacer abîme notre santé mentale
1. Trajets du quotidien : fatigue, stress et perte de repères
En France, la santé mentale est devenue une grande cause nationale1Comme son prédécesseur Michel Barnier, le Premier ministre François Bayrou a réaffirmé la volonté du gouvernement de se donner les moyens de ses ambitions sur le sujet : « La santé est l’une des toutes premières préoccupations d’urgence quotidienne au coeur du modèle social français et […] je veux confirmer que la santé mentale devra être la grande cause nationale de 2025 », a-t-il fait valoir lors de son discours de politique générale, prononcé le 14 janvier 2025 à l’Assemblée nationale.. Définie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme « l’état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté », elle fait partie intégrante de la santé et peut s’altérer de façon ponctuelle ou chronique.
Les déterminants de la santé mentale sont à la fois individuels – histoire personnelle, facteurs biologiques et génétiques… – et socio-économiques – cadre de vie, précarité sociale, environnement de travail… Parmi ces déterminants, la question des transports et de la mobilité, parce qu’elle conditionne en partie l’accès au lien social, à l’activité physique, qu’elle peut être source de stress, de fatigue, d’incertitudes ou au contraire de bien-être physique et social, s’inscrit pleinement dans les déterminants d’une bonne santé mentale.
Une personne sur cinq est touchée chaque année par une pathologie psychiatrique. La souffrance psychique, allant du stress chronique aux pathologies mentales comme la dépression ou les troubles anxieux, touche ainsi une part significative de la population, avec une vulnérabilité particulièrement marquée chez les jeunes, largement documentée depuis la crise sanitaire liée à la Covid-192Voir Pascale Santi, « Un jeune sur cinq présente des troubles dépressifs », Le Monde, 14 février 2023.. Cette détérioration du bien-être mental se manifeste par une augmentation notable du recours aux psychotropes, notamment chez les mineurs3Voir EPI-PHARE, Consommation de psychotropes chez les jeunes de 0 à 19 ans pendant l’épidémie de Covid-19, juillet 2022..
Notre étude confirme qu’une large partie des Français a déjà souffert de différents problèmes psychologiques voire psychiatriques. Ces chiffres alarmants témoignent d’un mal-être alimenté par une constellation de facteurs : isolement social, tensions familiales, pression ou précarisation au travail, mais aussi contraintes structurelles du quotidien, notamment celles liées à la mobilité.

Les données révèlent un lien manifeste entre les difficultés de transport et la santé mentale. À la question « Vous est-il déjà arrivé de souffrir des problèmes suivants à cause de vos difficultés de transport quotidiennes ? », 41 % des personnes ayant déjà connu des symptômes dépressifs estiment que leurs conditions de déplacement ont contribué à cet état. Cette proportion est identique pour celles ayant été touchées par des troubles du sommeil (41 %). Elle augmente légèrement chez les répondants ayant vécu une période de stress, d’anxiété ou de nervosité (43 %) ou déclarant avoir eu un burn-out (43 %), ainsi que chez ceux ayant pris des antidépresseurs (44 %). Enfin, près de la moitié des individus ayant ressenti une colère intense, pouvant aller jusqu’à des comportements violents (46 %), estiment que leurs difficultés de transport quotidiennes en sont une cause.

La notion de fatigue décisionnelle développée par Daniel Kahneman éclaire ce phénomène4Voir Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2. Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, Paris, 2012. Bien que le terme « fatigue décisionnelle » ait été initialement formalisé par Roy F. Baumeister, Daniel Kahneman en éclaire les ressorts à travers sa distinction entre pensée intuitive (Système 1) et pensée réfléchie (Système 2), et l’épuisement de cette dernière dans des contextes cognitivement exigeants.. Elle démontre comment l’accumulation de contraintes répétées altère la capacité de résilience psychologique. Dans ce cadre, la saturation des transports, l’incertitude liée aux retards ou encore la surcharge cognitive inhérente aux trajets de tous les jours peuvent constituer des facteurs aggravants. Lorsqu’une exposition prolongée à des déplacements difficiles s’installe, le stress accumulé renforce les tensions émotionnelles et limite les capacités de récupération mentale.
La mobilité pendulaire – définie comme l’ensemble des déplacements réguliers entre le domicile et le lieu d’étude ou de travail – constitue une clé d’analyse pour comprendre les effets différenciés des transports sur la santé mentale. Contrairement aux retraités ou aux demandeurs d’emploi, dont les déplacements restent plus modulables, les étudiants et les actifs occupés – c’est-à-dire les personnes exerçant une activité professionnelle, salariée ou indépendante – ont un rapport contraint à la mobilité. Le déplacement ne procède pas ici d’un choix mais d’une nécessité fonctionnelle. Cette routine pendulaire, répétée jour après jour, souvent aux heures de pointe, mobilise du temps, de l’énergie et expose durablement les individus à des aléas temporels, physiques ou psychiques.
Selon nos données, près d’un tiers des étudiants et des actifs occupés (30 %) estiment que leurs conditions de déplacement entre le domicile et le lieu d’étude ou de travail génèrent fatigue, usure ou altération de leur santé, tandis que 70 % ne perçoivent pas d’effet négatif significatif.

Les jeunes générations se montrent les plus sensibles aux conséquences négatives des conditions de transport : 35 % des répondants âgés de 18 à 24 ans et de 25 à 34 ans déclarent une dégradation de leur santé liée à leurs trajets, contre 33 % chez les 35-49 ans et 22 % chez les 50-64 ans.
Les grilles de lecture idéologiques structurent également la manière dont les effets de la mobilité sont éprouvés. Ainsi, 37 % des personnes se situant « très à gauche » et 38 % « très à droite » déclarent que leurs conditions de déplacement ont eu un impact négatif sur leur santé. Ces proportions sont bien inférieures chez les individus se positionnant « plutôt à gauche » (29 %) ou « plutôt à droite » (29 %), ainsi qu’au « centre » (27 %). Ce surcroît de sensibilité, observé aux deux extrémités du spectre politique, peut être interprété comme l’expression d’un rapport plus critique à l’ordre social et aux contraintes du quotidien. La mobilité vécue non comme un choix mais comme une nécessité devient alors le symptôme d’un malaise plus large, cristallisant les tensions liées à l’organisation du territoire, aux inégalités d’accès et au sentiment d’injustice vécu face à un système perçu comme rigide ou inéquitable.
Le mode de transport est une autre variable à prendre en compte. Ainsi, parmi les individus se rendant à pied sur leur lieu d’étude ou de travail, 23 % déclarent une détérioration de leur santé associée à leurs trajets, un chiffre inférieur à la moyenne (30 %). Cette proportion augmente légèrement pour les personnes utilisant la voiture (27 %) ou le vélo (29 %). Toutefois, les conséquences négatives sont significativement plus élevées pour les usagers du transport routier collectif (45 %), du transport ferroviaire (50 %), et culminent à 55 % pour les conducteurs de deux-roues motorisés.
Enfin, la distance entre le domicile et le lieu d’étude ou de travail apparaît comme un dernier facteur clé. Plus le trajet s’allonge, plus il est perçu comme éprouvant, tant sur le plan physique que mental. Ainsi, 67 % des personnes vivant à plus de 50 kilomètres se disent affectées par leurs déplacements quotidiens. Cette proportion décroît progressivement avec la distance : 38 % pour celles qui résident entre 20 et 49 kilomètres, 29 % entre 10 et 19 kilomètres, 24 % entre 5 et 9 kilomètres et 19 % pour celles habitant à moins de 5 kilomètres.

2. Typologie des usages de transport et leurs incidences sur la santé mentale
Le mode de transport, qu’il soit choisi ou subi, façonne une expérience singulière et influe directement sur le bien-être. Dès lors, il est essentiel d’analyser la fréquence et la répartition des usages pour comprendre comment les différentes formes de mobilité peuvent affecter l’équilibre psychologique des individus en fonction de leurs habitudes de déplacement.
À la question « En général, à quelle fréquence utilisez-vous les transports suivants ? », les répondants pouvaient choisir « quotidiennement », « au moins une fois par semaine », « au moins une fois par mois », « au moins une fois tous les trois mois », « au moins une fois par an », « moins souvent » ou « jamais ». Afin de faciliter l’analyse, ces réponses ont été regroupées en trois grandes catégories :
- usagers réguliers : personnes utilisant les transports « quotidiennement » ou « au moins 1 fois par semaine » ;
- usagers occasionnels : personnes utilisant les transports « au moins 1 fois par mois », « au moins 1 fois tous les 3 mois » ou « au moins 1 fois par an » ;
- non-usagers : personnes utilisant les transports « moins souvent qu’une fois par an » ou « jamais ».
Les résultats sont sans appel : la voiture demeure le mode de transport le plus fréquemment utilisé par les Français, avec 80 % d’usagers réguliers. Cette prévalence, bien qu’attendue, souligne l’ancrage de l’automobile comme pilier central de notre système de mobilité, notamment en raison des logiques d’aménagement du territoire qui ont longtemps favorisé l’étalement urbain et la dépendance aux déplacements motorisés.
La marche est un autre mode de déplacement plébiscité : 65 % des sondés disent utiliser régulièrement cette pratique pour se déplacer et 41 % en complément d’un autre mode. Ces chiffres traduisent à la fois la persistance de déplacements de proximité et l’intérêt des trajets intermodaux, combinant la marche avec les transports collectifs ou la voiture.
À l’inverse, les modes de transport alternatifs – trottinette électrique, deux-roues motorisés ou encore autopartage – restent marginaux, avec plus de 90 % de non-usagers. Malgré une valorisation croissante de ces mobilités dans les discours publics et les politiques locales, elles peinent encore à s’imposer comme des solutions viables pour le plus grand nombre, notamment en raison de contraintes d’infrastructures et de sécurité. Seul le vélo tire son épingle du jeu et affiche une adoption plus fréquente que les autres alternatives, avec 14 % d’usagers réguliers, 20 % d’occasionnels et 66 % de non-usagers.
Les transports collectifs – bus, autocars, métro, tramways et RER – occupent une position intermédiaire, se distinguant par un usage plutôt occasionnel. Cette tendance s’observe également pour le train et l’avion, dont l’utilisation reste majoritairement liée aux trajets longue distance, renforçant leur statut de solutions ponctuelles plutôt que quotidiennes.

Pour affiner l’analyse, les étudiants et les actifs occupés ont été interrogés sur le mode de transport qu’ils privilégient. Les résultats confirment la prédominance de la voiture, utilisée comme principal moyen de déplacement par 58 % d’entre eux. Lorsque l’on compare les résultats selon le gradient d’urbanité, des écarts importants apparaissent entre la capitale et le reste du pays. Au sein de l’aire urbaine parisienne, seuls 36 % des habitants utilisent principalement l’automobile pour se déplacer. Dans les autres aires urbaines, la voiture demeure majoritaire :
- 61 % des habitants dans celles de plus de 200 000 habitants (hors Paris) ;
- 72 % des habitants dans celles de 50 000 à 200 000 habitants ;
- 70 % des habitants dans les agglomérations de moins de 50 000 habitants.
Ces données battent en brèche l’idée d’une séparation nette entre un rural captif de la voiture et un urbain présenté comme modèle de mobilité durable. En réalité, la dépendance à l’automobile s’étend bien au-delà des seules campagnes et concerne une majorité d’habitants des villes moyennes et des métropoles. Rappelons qu’entre 25 % et 30 % des actifs exercent leur activité dans une métropole sans y résider5« Jean Coldefy : “Le ferroviaire dispose d’un imaginaire collectif très puissant, mais…” », interview, enviedeville.fr, 14 mars 2024.. Ce phénomène, largement lié à l’émiettement urbain et à la hausse du coût du logement en centre-ville, allonge les distances domicile-travail et rend difficile l’usage exclusif des modes alternatifs.
La marche représente 15 % des déplacements principaux des étudiants et des travailleurs, un chiffre qui varie peu selon les territoires et traduit une certaine homogénéité des déplacements courts. En revanche, la part des transports en commun ferroviaires (10 %) – trains, tramways, métro… – diffère selon la taille de l’aire urbaine :
- 25 % d’usage à Paris, où le réseau de transports en commun ferroviaires, l’un des plus denses au monde avec une station de métro tous les trois cents mètres, facilite leur utilisation comme mode principal ;
- 8 % dans les aires urbaines de plus de 200 000 habitants (hors Paris), montrant une adoption plus faible ;
- seulement 1 % dans les aires intermédiaires (50 000 à 200 000 habitants) et 3 % dans les plus petites villes.

Ces différences dans les pratiques de mobilité ne sont pas sans incidence sur la santé mentale : elles produisent des effets contrastés selon les modes de transport adoptés. Si la voiture reste le moyen de déplacement dominant et si les transports en commun connaissent des dynamiques d’adoption variables selon les territoires, il devient essentiel d’interroger la manière dont ces choix influencent la santé mentale des individus. C’est précisément le lien entre type de mobilité et niveau de stress perçu chez les usagers réguliers que le graphique ci-dessous permet de mieux comprendre.

Trois lectures complémentaires émergent de l’analyse des données. Tout d’abord, il existe un lien manifeste entre la fréquence d’usage d’un mode de transport et la perception du stress qu’il génère : de manière générale, plus un individu emprunte régulièrement un mode de déplacement – notamment la voiture ou la marche –, moins il déclare ressentir de tension. Ce phénomène peut également s’interpréter dans l’autre sens : un mode de transport perçu comme peu stressant est davantage intégré dans les routines quotidiennes, renforçant ainsi son attractivité. Dans un cas comme dans l’autre, cette corrélation souligne l’importance décisive de la variable « bien-être » dans la transformation des pratiques de mobilité. Favoriser un report modal vers des alternatives à la voiture implique de réduire les sources de stress perçues dans ces autres options.
Ensuite, le degré de contrôle perçu par l’usager sur son déplacement semble jouer un rôle central. Les modes dits « autonomes », comme la marche ou l’usage de la voiture personnelle, sont généralement mieux évalués que les transports collectifs, qui exposent davantage aux aléas extérieurs. À l’inverse, les modes perçus comme plus exposés ou incertains – les deux-roues motorisés, les trottinettes électriques, et dans une moindre mesure le vélo – figurent parmi les plus générateurs de tension. La nécessité de maintenir une vigilance constante, la vulnérabilité face aux accidents ou encore l’exposition aux intempéries constituent des facteurs majeurs de stress.
Enfin, au-delà de la dimension logistique se dessine une autre réalité : celle de la préservation de l’espace personnel. Le véhicule individuel fonctionne en effet comme une enveloppe protectrice – une bulle sensorielle et relationnelle – au sein de laquelle l’usager peut se soustraire aux stimuli sociaux non désirés. À l’inverse, les transports en commun confrontent à la promiscuité, aux regards furtifs ou insistants, aux bruits entêtants, parfois aux mots échappés. Ce vacillement de l’intime, cette irruption discrète mais persistante de l’altérité peuvent, à bas bruit, engendrer une forme d’épuisement diffus, difficile à nommer mais pourtant bien réel.
On approche ici la notion clé dans la sociologie des transports de « motilité » de Vincent Kaufmann : « La motilité se compose de l’ensemble des facteurs définissant la potentialité à être mobile dans l’espace, soit par exemple les capacités physiques, les aspirations à la sédentarité ou à la mobilité, les capacités et potentialités d’accès aux systèmes techniques de transport et de télécommunication existants et leur accessibilité, les connaissances acquises, comme le permis de conduire, l’anglais international pour voyager, etc. La motilité se compose donc de facteurs relatifs aux accessibilités (les conditions auxquelles il est possible d’utiliser l’offre au sens large), aux compétences (que nécessite l’usage de cette offre) et à l’appropriation (l’évaluation de l’offre par rapport à ses projets)6Vincent Kaufmann, Emmanuel Ravalet, Élodie Dupuit (dir.), Motilité et mobilité : mode d’emploi, Neuchâtel, Alphil éditions, coll. « Espaces, mobilités et sociétés », 2015.. »
3. Villes, campagnes : des réalités différentes, une même usure
Selon nos données, un Français parcourt en moyenne 42 kilomètres par jour en aller-retour entre son domicile et son lieu d’étude ou de travail, pour une durée moyenne de 65 minutes. Ce volume temporel, relativement stable depuis près de deux siècles, confirme ce que certaines recherches en mobilité qualifient de « budget-temps de transport » constant7Voir, par exemple, Yaacov Zahavi, The UMOT Travel Model, U.S. Department of Transportation, 1974. : les individus consacrent une durée similaire à leurs déplacements quotidiens, malgré les mutations profondes des modes de transport. Ce qui a changé, en revanche, c’est la distance. À partir du milieu du xxe siècle, avec la généralisation de l’automobile, les kilomètres parcourus n’ont cessé d’augmenter – on comptait moins de 10 kilomètres par jour autour de 19508Voir Aurélien Bigo, Les transports face au défi de la transition énergétique, thèse de doctorat, Institut polytechnique de Paris, novembre 2020.. La vitesse accrue des modes disponibles a donc permis d’élargir les périmètres de vie9Voir Jean Coldefy et Jacques Lévy, Réforme territoriale : pour une démocratie locale à l’échelle des bassins de vie, Institut Terram, avril 2024., sans pour autant réduire le temps passé en déplacement.
Rapportée à l’année, cette mobilité pendulaire représente 9 870 kilomètres parcourus et 255 heures passées en transport10Ces chiffres ne prennent en compte que les déplacements domicile-travail et n’intègrent pas l’ensemble des trajets du quotidien, qu’ils soient liés aux loisirs, aux courses ou à d’autres motifs personnels., en se basant sur une moyenne de 47 semaines de travail, soit 235 jours ouvrés. Ces chiffres donnent la mesure de l’emprise massive de la mobilité dans nos vies et permettent de mieux comprendre les effets cumulatifs, souvent invisibles, des déplacements sur la santé mentale.
Si la mobilité constitue une réalité partagée, elle prend des formes différentes en fonction des contextes territoriaux. En milieu rural, la contrainte majeure tient à l’éloignement : les étudiants et actifs résidant dans ces zones parcourent en moyenne 50 kilomètres par jour pour rejoindre leur lieu d’étude ou de travail, soit 12 kilomètres de plus que leurs homologues urbains, dont la distance quotidienne s’établit à 38 kilomètres. À l’échelle annuelle, cette différence représente un surplus de 2 820 kilomètres pour les ruraux.

Pourtant, et de manière contre-intuitive, le temps moyen quotidien passé en transport est inférieur en zone rurale : 61 minutes, contre 66 minutes en milieu urbain. Rapporté à l’année, cela correspond à environ 239 heures de déplacement pour les ruraux, contre 259 heures pour les citadins. Ce paradoxe s’explique en grande partie par les conditions de circulation : là où les habitants des campagnes parcourent de plus longues distances, ils le font souvent dans des environnements moins congestionnés.
On observe ainsi une forme d’inversion des coûts de la mobilité : les ruraux sont confrontés à des trajets plus longs, plus coûteux en carburant ou en entretien, tandis que les citadins, bien que géographiquement plus proches de leur destination, subissent une perte de temps plus marquée, avec les effets que cela implique sur leur équilibre de vie.


C’est ainsi que les effets sur la santé mentale des trajets domicile-lieu d’étude et de travail se manifestent de façon particulièrement marquée chez les personnes résidant en milieu urbain : 39 % d’entre eux déclarent que leurs trajets quotidiens sont une source d’anxiété, soit 9 points de plus que les ruraux (30 %). Près d’un urbain sur deux (47 %) évoque une fatigue générale provoquée par ces déplacements (contre 45 % en milieu rural) et 38 % signalent une charge mentale accrue et des difficultés d’organisation (contre 34 %). Enfin, les ressentis émotionnels les plus marqués – colère, irritabilité, agressivité – apparaissent eux aussi plus fréquents en ville : 29 % des étudiants et actifs urbains reconnaissent éprouver ce type d’émotion au cours de leurs trajets, contre 22 % de leurs homologues ruraux. Au-delà des répercussions psychiques, la mobilité représente une charge économique non négligeable, bien que sa répartition diffère selon le lieu d’habitation. En moyenne, plus de quatre ruraux sur dix (43 %) estiment que leurs frais de transports domicile-lieu d’étude et de travail sont trop élevés, contre 35 % des urbains. Selon une étude de l’Institut Terram, réalisée en partenariat avec Rura, un jeune vivant dans un territoire rural consacre en moyenne 528 euros par mois à ses déplacements – soit plus de quatre Smic annuels –, contre 307 euros pour un urbain du même âge11Voir Félix Assouly, Salomé Berlioux et Victor Delage, Jeunesse et mobilité : la fracture rurale, Institut Terram-Rura, mai 2024, p. 7..
Qu’il s’agisse de stress, de fatigue ou de contraintes financières, la mobilité pendulaire façonne le quotidien des individus. Plus qu’une question de distance parcourue, c’est la nature même de ces trajets – leur rythme, leur imprévisibilité, leur complexité organisationnelle – qui pèse sur les esprits.

Les entraves à la mobilité peuvent produire un sentiment d’enfermement. Dans certaines configurations de vie, l’impossibilité de se déplacer aisément ou la nécessité de structurer l’ensemble de son quotidien autour du transport alimentent une expérience vécue d’assignation à résidence qui altère progressivement la perception de soi et du monde environnant.
Un paradoxe saisissant émerge alors : bien que la ville soit couramment valorisée pour la diversité des opportunités qu’elle concentre et l’abondance de son offre de transport, les citadins expriment une contrainte de mobilité aussi forte – voire plus prononcée dans certains cas – que celle ressentie en milieu rural. Ainsi, 58 % des urbains et 59 % des ruraux déclarent s’être sentis limités par leur lieu de vie dans leurs choix de déplacement pour des raisons de mobilité au cours des trois derniers mois. Loin d’être un espace de liberté totale, la ville impose aussi ses propres limitations : congestion, infrastructures saturées, temps de trajet qui explosent aux heures de pointe, imprévus fréquents (grèves, retards, pannes)… Résultat : une majorité de citadins (54 %) estiment devoir structurer toute leur vie autour des transports, contre 47 % des ruraux.
La frustration engendrée par ces contraintes génère un véritable sentiment d’impuissance : 59 % des urbains affirment s’être sentis démunis face aux problèmes de transport ces derniers mois. C’est 7 points de plus que les ruraux (52 %). Cette sensation de perte de contrôle, d’imprévisibilité et d’impuissance face aux aléas du réseau urbain altère la perception du quotidien et peut participer à une forme de détérioration du bien-être mental.
Enfin, le manque de mobilité peut représenter un frein réel à l’épanouissement personnel. Un constat d’autant plus préoccupant que 57 % des personnes interrogées, qu’elles vivent en ville ou à la campagne, estiment que le manque de desserte limite leurs perspectives. Ce déficit d’accessibilité affecte à la fois l’accès à l’emploi, à la vie sociale et à la participation culturelle. Ainsi, 53 % des citadins et 46 % des ruraux déclarent avoir dû renoncer à certaines activités au cours des trois derniers mois faute de solutions de transport adaptées. Ces restrictions imposées au quotidien nourrissent un sentiment d’isolement : 48 % des urbains et 45 % des ruraux disent se sentir prisonniers de leur lieu d’habitation.
Qu’il s’agisse du coeur des métropoles ou des zones plus reculées, la liberté de se mouvoir demeure donc un enjeu de tous les jours. Lorsqu’elle se heurte à des obstacles répétés, qu’ils soient d’ordre matériel, temporel, organisationnel, cognitifs et psychosociaux, ce n’est pas seulement du temps que l’on perd : c’est une part essentielle de son équilibre personnel qui s’érode.


II. Vers une mobilité qui soigne
1. La voiture : omniprésente, mais loin d’être apaisante
Si, au quotidien, la mobilité peut engendrer stress, anxiété, voire troubles psychiques, doit-on pour autant la considérer uniquement comme une vulnérabilité ? Lorsqu’elle est choisie plutôt que subie, maîtrisée plutôt qu’imposée, et inscrite dans un environnement fluide et apaisé, ne peut-elle pas devenir un levier de mieux-être ?
À première vue, c’est la voiture qui apparaît, avec la marche, comme le mode de transport le moins générateur de tensions. Pourtant, cette apparente évidence mérite d’être questionnée. Car l’automobile occupe une place ambivalente dans les représentations collectives. Longtemps associée à une forme de liberté, de confort et de maîtrise du temps, il semblerait qu’elle ne suscite plus le même attachement. Les données montrent un paradoxe : si la voiture reste massivement utilisée, les ressentis subjectifs qu’elle génère sont moins positifs que ne le laisse penser son usage. Dès lors, son utilisation est-elle encore le fruit d’un choix conscient, ou d’une contrainte intériorisée et rendue invisible par l’organisation des territoires et des emplois du temps ? Cette distinction n’est pas anodine.
Lorsqu’on interroge les usagers réguliers sur leur expérience de mobilité, les modes alternatifs – actifs ou collectifs – sont systématiquement jugés plus favorables que la voiture, tant en termes de plaisir que de réduction du stress.

La voiture reste encore associée à une forme d’autonomie, mais elle impose aussi des contraintes : exigences cognitives (concentration, anticipation), absence de mouvement et de contact avec l’extérieur, difficultés organisationnelles (embouteillages, imprévus), économiques (carburant, entretien). Ce faisceau de micro-stress alimente une charge mentale souvent dissimulée derrière le sentiment de contrôle.
À l’inverse, dans certaines conditions, les modes alternatifs engendrent des expériences différentes. Les transports collectifs, en permettant une délégation partielle de l’attention, peuvent offrir des moments de relâchement, voire d’introspection. Les mobilités actives – en tête la marche et le vélo – établissent quant à elles une relation plus directe, plus corporelle à l’espace traversé, ainsi qu’une activité physique qui peuvent devenir source d’apaisement, de rythmicité et de plaisir et participent d’une bonne santé mentale.
Ce décalage entre usage dominant et qualité de l’expérience vécue souligne la nécessité d’une lecture plus fine des pratiques de mobilité. La prévalence de la voiture n’est pas toujours le reflet d’un véritable attachement, mais bien souvent le symptôme d’un manque d’alternatives crédibles. Selon le Baromètre des Mobilités du Quotidien réalisé par Wimoov12Voir Wimoov, Baromètre des mobilités du quotidien, 3e édition, wimoov.org, 18 janvier 2024., 11,5 % des adultes se trouvent dans une situation de dépendance automobile, dans un contexte de dépenses de carburant élevées. Cette dépendance à la voiture est un facteur important de précarité de mobilité, notamment pour les personnes à faibles revenus qui doivent alors rogner sur d’autres dépenses essentielles.
2. Les transports en commun, entre allègement mental et réappropriation du temps
Si l’image des transports en commun peut être associée à la saturation, aux retards ou à l’inconfort, leur impact sur le stress perçu mérite d’être nuancé. Il est vrai que la perte de contrôle sur l’environnement immédiat peut générer une charge mentale supplémentaire, en particulier dans les situations d’affluence. L’effet de foule tout comme la surstimulation visuelle et attentionnelle sont bien documentés en psychologie environnementale et agissent comme des facteurs de stress potentiel, en activant des mécanismes de vigilance, de retrait ou de tension. Les études menées durant la crise sanitaire liée à la Covid-19 ont d’ailleurs mis en lumière une sensibilité accrue à ces dimensions, notamment en matière de confort spatial, de sécurité perçue et de besoin de distance physique13Voir Adelaïde de Mareüil et Anne Aguilera, « Se déplacer à l’épreuve de la pandémie », Métropolitiques, mai 2020..
Par ailleurs, pour les personnes touchées par un trouble psychique ou du neuro-développement, l’utilisation des transports publics peut être une expérience difficile lorsqu’elles rencontrent certaines difficultés comme l’angoisse de la foule et des interactions sociales, des difficultés à gérer les imprévus, la peur du regard des autres et de la stigmatisation, une fatigue rapide, ou encore des difficultés à s’orienter. Pourtant, la mobilité autonome est essentielle au processus de rétablissement des personnes touchées par les troubles psychiques et un moyen d’accès essentiel aux soins et aux activités14Voir Mental Health Foundation, Public Mental Health and Transport: the challenges and possibilities, 2023..
Pour autant, lorsqu’on interroge leurs usagers réguliers, une majorité d’entre eux déclarent éprouver un niveau de stress « peu élevé » lors de leurs trajets : 66 % pour le métro-tram-RER, 70 % pour les bus/autocars, 72 % pour les trains ou TER. Certes, ces chiffres demeurent inférieurs à ceux observés chez les adeptes de la voiture individuelle (83 %) ou de la marche (86 %), mais ils témoignent néanmoins d’une relative acceptabilité dans les usages.

Surtout, ce stress modéré perçu s’ancre dans des bénéfices concrets. D’abord, sur le plan logistique : 73 % apprécient de ne pas avoir à gérer le stationnement, 65 % la délégation de la conduite. Ensuite, la régularité : 58 % soulignent que les horaires fixes facilitent l’organisation de leur journée. Enfin, l’économie : 62 % estiment mieux maîtriser leurs dépenses. Ce paramètre joue un rôle indirect mais important dans la régulation du stress, en réduisant l’exposition aux aléas financiers associés à l’usage de la voiture individuelle – carburant, entretien, stationnement, imprévus.

Les transports en commun offrent également un précieux temps de transition, propice à une forme de disponibilité psychique. L’anthropologue Marc Augé parle à ce sujet de « temps liminaire », vécu dans ces « non-lieux » – espaces traversés plutôt qu’habités. Ce moment entre deux séquences de la journée ouvre une brèche dans la continuité des tâches, autorise la prise de recul, la rêverie ou un retrait temporaire des exigences immédiates du quotidien. Le trajet devient alors un temps que chacun peut s’approprier à sa manière, selon ses besoins et ses envies. Les données confirment cette diversité d’usages : 87 % des usagers réguliers ou occasionnels déclarent en profiter pour réfléchir calmement, 81 % pour consulter des contenus numériques, 78 % pour écouter de la musique ou se détendre. Pour 74 %, c’est un moment propice à l’organisation personnelle ; pour 66 %, une occasion d’échanger avec d’autres passagers.
Le niveau de diplôme influe sur la façon dont les usagers s’approprient le temps passé dans les transports en commun. Les personnes titulaires d’un diplôme supérieur au baccalauréat tendent à investir ce moment comme un espace d’intériorité, d’organisation ou de productivité. Elles sont ainsi nettement plus nombreuses à lire ou consulter des contenus numériques (87 % contre 70 % des non-diplômés), écouter de la musique ou se détendre (83 % contre 61 %), réfléchir en silence (88 % contre 81 %) ou encore accomplir des tâches intellectuelles (72 % contre 47 %). À l’inverse, les usagers non diplômés mobilisent plus volontiers ce temps comme un espace de lien social : 68 % déclarent échanger avec d’autres passagers, contre 62 % parmi les diplômés du supérieur. Autrement dit, selon le capital scolaire, le même lieu de passage se décline en expériences contrastées : il devient tantôt un refuge personnel, propice au repli sur soi et à la maîtrise de son emploi du temps, tantôt un espace d’ouverture à l’autre, de sociabilité spontanée.

Ce potentiel d’appropriation dépend toutefois fortement de la qualité de l’offre. Pour que le déplacement devienne un moyen de reprendre prise sur son environnement et de réinscrire ses rythmes de vie dans une temporalité plus maîtrisée, encore faut-il que les infrastructures, les services et les cadences qui l’encadrent soient conçus pour en épouser les exigences.
L’analyse des usages met en lumière un niveau de satisfaction globalement élevé vis-à-vis des transports en commun, indépendamment du motif de déplacement. Les trajets liés aux activités du quotidien – courses, loisirs, rendez-vous… – obtiennent les évaluations les plus positives, avec 73 % des usagers réguliers ou occasionnels qui s’en déclarent satisfaits. Les déplacements à visée pratique, comme les démarches administratives ou les rendez-vous médicaux, suscitent un niveau d’adhésion comparable (71 %), tout comme les trajets professionnels ou académiques (70 %). Même les visites à des proches recueillent un niveau de satisfaction significatif (69 %).

Ces résultats ne sauraient occulter d’importantes disparités sociodémographiques, notamment en fonction de l’âge des usagers. Les plus jeunes – qui, comme évoqué précédemment, se montrent aussi plus sensibles aux effets psychiques de la mobilité – affichent des niveaux de satisfaction nettement supérieurs à ceux de leurs aînés. Qu’il s’agisse de rendre visite à leurs proches (75 % de satisfaction chez les moins de 35 ans, contre 64 % chez les 35-65 ans), de se rendre sur leur lieu de travail ou d’étude (77 % contre 65 %), d’effectuer des démarches administratives ou médicales (79 % contre 67 %), ou encore d’assurer les trajets du quotidien en dehors des obligations professionnelles (77 % contre 69 %), les écarts sont systématiques et significatifs.
Ces différences s’accentuent encore davantage lorsqu’on prend en compte la densité territoriale. Entre les zones urbaines et rurales, les écarts de satisfaction atteignent vingt points – voire les dépasse – révélant une fracture nette dans l’accès perçu aux services de mobilité. Pour les déplacements liés au travail ou aux études, 72 % des habitants en milieu urbain se disent satisfaits, contre seulement 56 % en milieu rural. Les trajets à caractère social suivent la même tendance (72 % contre 52 %), tout comme les déplacements du quotidien hors travail (76 % contre 55 %) ou encore l’accès aux services médicaux et administratifs (75 % contre 49 %).
Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que l’insatisfaction, plus fréquemment exprimée dans les territoires ruraux, s’accompagne d’une série de critiques précises. Le manque d’adaptation des horaires et de la fréquence des dessertes est cité en premier lieu (72 %), suivi du coût jugé excessif (57 %) et des retards récurrents (57 %). À ces motifs s’ajoutent des freins plus structurels : l’éloignement des arrêts (49 %), l’inconfort des trajets (45 %), un sentiment d’insécurité (43 %), et, dans une moindre mesure, une offre jugée peu adaptée aux personnes en situation de handicap ou ayant des limitations physiques (22 %).

Cette graduation des insatisfactions appelle à dépasser une approche strictement technique ou infrastructurelle : un bon service de transport est d’abord celui qui s’ajuste aux usages, aux rythmes et aux contraintes des usagers. Lorsqu’ils sont perçus comme fiables, accessibles et adaptés, les transports en commun deviennent un pilier structurant du quotidien. Ce processus d’appropriation se lit dans les réponses des usagers réguliers : plus la pratique est installée, plus elle génère de la satisfaction. La familiarité avec ce mode engendre ainsi confiance et satisfaction, ouvrant la voie à une véritable transformation culturelle.
3. Bouger mieux, vivre mieux
La mobilité active – qu’il s’agisse de marcher, de faire du vélo ou d’utiliser des modes doux similaires – constitue à elle seule un puissant vecteur de bien-être. Elle permet d’intégrer une activité régulière dans des gestes simples du quotidien, déterminant majeur d’une bonne santé mentale. Ses effets bénéfiques sont multiples : meilleure forme physique, prévention de nombreuses pathologies chroniques, réduction du stress, stimulation cognitive, mais aussi sentiment d’autonomie renforcé. En replaçant le corps en mouvement dans l’espace urbain ou rural, la mobilité active offre une relation directe, sensorielle et rythmée à l’environnement traversé.
Dans un contexte où les enjeux de santé publique, d’urgence climatique et de qualité de vie prennent une importance croissante dans les préoccupations collectives, la mobilité active s’impose comme une évidence… à condition de l’articuler intelligemment avec les transports en commun. Car si les bienfaits de la marche ou du vélo ne sont plus à démontrer, leur portée reste limitée face aux distances du quotidien : en France, 77 % des kilomètres parcourus chaque jour correspondent à des trajets de plus de 10 kilomètres15« Jean Coldefy : “Il faut tenir compte des inégalités sociales et territoriales en matière d’émissions de CO₂ liées au transport” », interview, mobiliteinclusive.com, 9 juin 2022. – une distance difficilement compatible avec l’usage exclusif du vélo, notamment pour les trajets domicile-études ou domicile-travail. Chez les jeunes, par exemple, la distance moyenne entre le domicile et l’établissement est de 11,3 kilomètres pour le collège et grimpe à 23,2 kilomètres pour le lycée16Voir Chantal Brutel, « Entre ville et campagne, les parcours des enfants qui grandissent en zone rurale », Insee Première, n° 1888, janvier 2022.. Il n’est d’ailleurs pas rare que certains privilégient l’établissement le plus proche au détriment de la filière scolaire souhaitée, faute de solutions de transport adaptées.
Dans ce contexte, l’intermodalité – le fait de combiner plusieurs modes de déplacement, comme marcher jusqu’à un arrêt, pédaler jusqu’à une gare ou se déplacer à pied entre deux correspondances – apparaît comme une solution vertueuse. Pour Georges Amar, « l’optimisation de la mobilité d’un territoire n’est plus la recherche du mode idéal, mais la variété elle-même, qui inclut des modes rapides et lents, mécanisés et doux, virtuels et matériels, individuels et collectifs (et tout leur mix)17Georges Amar, Homo Mobilis. Une civilisation du mouvement, Eyrolles, Paris, 2016. ». Elle permet ainsi d’intégrer l’activité physique à des pratiques déjà installées, tout en rendant les trajets plus efficaces. Résultat : on améliore la mobilité sans bouleverser les rythmes de vie, et on atteint sans y penser les recommandations de l’OMS, qui préconise au moins 150 minutes d’activité physique modérée par semaine.
Dans cette perspective, les données recueillies offrent un éclairage intéressant sur les pratiques. Parmi les usagers des transports collectifs, 22 % déclarent combiner quotidiennement leur trajet avec une activité physique, et 25 % au moins une fois par semaine. Ce niveau de pratique, sans être marginal, témoigne d’un potentiel déjà activé, mais encore loin d’être généralisé. À l’opposé, 19 % n’y ont jamais recours, tandis que 10 % le font au moins une fois par mois et 16 % encore plus occasionnellement. Ces chiffres révèlent l’existence de freins, souvent d’ordre structurel (absence d’infrastructures adaptées, distances trop importantes), temporel (manque de disponibilité) ou psychologique (motivation, perceptions négatives de l’effort). Notons également que 8 % des répondants déclarent être « non concernés », une réponse qui peut renvoyer à des situations spécifiques : personnes à mobilité réduite, usagers résidant dans des zones peu adaptées à mobilité active ou encore ceux pour qui cette dimension reste secondaire.

Chez celles et ceux qui combinent déplacements actifs et transports collectifs, les effets perçus sur le bien-être mental sont largement positifs. Plus des trois quarts d’entre eux (76 %) estiment que cela a un impact positif sur leur santé mentale. Ce ressenti témoigne d’une appropriation positive de la mobilité active, perçue non plus comme une contrainte, mais comme un espace de respiration. On peut y voir une forme de transition douce entre les différentes sphères de la vie quotidienne – essentiellement du travail au domicile, ou inversement – qui agit comme des ruptures mentales bénéfiques.

De nombreuses études confirment ces effets : une activité physique régulière contribue à réduire l’anxiété, améliorer l’humeur et renforcer les capacités de concentration. La théorie de la restauration de l’attention18La théorie de la restauration de l’attention (Attention Restoration Theory ou ART) suggère que la fatigue mentale et la concentration peuvent être améliorées en passant du temps dans la nature ou en observant des scènes naturelles. offre à cet égard un cadre de compréhension éclairant : marcher dans un environnement apaisant – une rue calme, un espace vert, un simple trottoir bordé d’arbres – peut suffire à créer un répit mental, à contrebalancer la surcharge cognitive générée par les environnements numériques ou professionnels. Il convient de souligner que ce ressenti positif concernant les effets sur la santé mentale est remarquablement constant, indépendamment de l’âge, de la catégorie socioprofessionnelle ou du type de territoire. Ainsi, 78 % des moins de 35 ans, 75 % des personnes âgées de 35 à 64 ans, et 74 % des 65 ans et plus considèrent que combiner les déplacements actifs aux transports en commun améliore leur bien-être mental. Cette perception homogène se retrouve également selon les catégories socioprofessionnelles : 77 % des cadres et professions intellectuelles supérieures partagent cette opinion, de même que 76 % des professions intermédiaires et catégories populaires, ainsi que 75 % des personnes inactives. Cette appréciation positive est également répartie uniformément entre les milieux urbains et ruraux, avec 76 % pour chacun.
C’est seulement lorsque ces données sont analysées à l’échelle régionale qu’apparaissent des disparités significatives. Tandis que seulement 58 % des Normands et 67 % des habitants de Nouvelle-Aquitaine signalent un impact positif sur leur bien-être mental, d’autres régions affichent des chiffres supérieurs. Ainsi, en Bretagne, 72 % des répondants perçoivent ces bénéfices, 73 % en Provence-Alpes-Côte d’Azur et dans les Hauts-de- France, et 77 % en Île-de-France ainsi que dans le Grand Est. Ces proportions atteignent même des niveaux particulièrement élevés en Occitanie (79 %), en Auvergne-Rhône-Alpes (80 %), dans les Pays de la Loire (81 %), en Bourgogne-Franche-Comté (82 %) et dans le Centre-Val de Loire (83 %). Enfin, au-delà de ses effets directs, la mobilité active agit également comme un facteur d’arbitrage dans le choix du mode de transport. Pour 69 % des usagers concernés, la possibilité d’intégrer une activité physique dans leur trajet influence leur décision. Cette donnée révèle que la mobilité active n’est pas seulement vécue positivement : elle est aussi recherchée. Elle devient un critère de qualité à part entière, aux côtés du prix, du confort ou de la durée du trajet.

L’analyse des pratiques met ainsi en évidence un constat fort : lorsqu’elle inclut une composante active, même légère, la mobilité quotidienne est considérée comme un levier puissant pour la santé globale. Ce potentiel, encore sous-exploité, s’inscrit discrètement dans la routine, presque en arrière-plan, mais produit des effets profonds sur l’équilibre psychique, physique et la qualité de vie.
Cette dimension des déplacements du quotidien invite à repenser les politiques de mobilité. Il ne s’agit plus seulement de répondre à des enjeux techniques ou de fluidité : il s’agit de concevoir des systèmes de transport comme des dispositifs de prévention et de bien-être. En favorisant la marche, le vélo, ou toute forme de déplacement actif en lien avec les transports collectifs, on agit simultanément sur la santé publique, les comportements de déplacement et les dynamiques territoriales. Cette approche fondée sur la cobénéficience – où chaque geste de mobilité devient aussi un geste pour soi – mérite d’être au coeur des politiques d’aménagement, de transport et de santé. Elle suppose un changement de regard : considérer les trajets du quotidien non plus comme une charge mais comme une ressource, un moment de respiration, de mouvement et de mieux-être.

Conclusion – Pour une éthique du déplacement : faire du mouvement une promesse de mieux-être
La mobilité, telle qu’elle se dessine au fil de cette enquête, n’est ni neutre ni anodine. Elle traverse nos existences, façonne nos journées, habite nos corps autant que nos esprits. Elle engage notre rapport au temps, à l’espace, à l’organisation de nos vies. Elle est à la fois nécessité fonctionnelle, contrainte organisationnelle et parfois, lorsque les conditions s’y prêtent, espace de respiration ou d’émancipation.
Mais elle est aussi un révélateur discret : celui d’un stress diffus et d’une fatigue latente qui s’infiltrent dans nos routines, grignotent notre attention, altèrent peu à peu notre équilibre. Dans les zones denses comme dans les espaces ruraux, les récits de mobilité disent la même chose : que se déplacer revient trop souvent à s’user mentalement. À se heurter à l’illisible, à composer avec l’imprévu, à structurer sa vie autour d’obstacles et d’horaires, jusqu’à y laisser du temps, de l’énergie, et un peu de soi.
Face à cela, une éthique du déplacement doit s’imposer. Elle doit redonner à la mobilité sa juste place, non comme fin en soi, mais comme condition d’une vie apaisée et choisie. Cette éthique suppose de remettre l’humain au centre des politiques de transport, d’écouter les préoccupations sensibles des usagers, de penser le mouvement non plus comme un simple acheminement, mais comme une expérience incarnée, façonnée par les ressources du territoire autant que par les rythmes de la vie. Comme le rappelle la philosophe Cynthia Fleury : « La mobilité est une dynamique de transformation et pas simplement bouger pour bouger. […] L’homme, pour sa santé mentale, a besoin d’avoir le sentiment qu’il peut transformer sa vie et transformer la société19Extrait de la conversation entre Cynthia Fleury et Éric Le Breton lors des 5es Rencontres de la Mobilité inclusive.. »
La mobilité invite à considérer que chaque trajet est porteur d’enjeux profonds : accès à l’autonomie, équilibre psychique et physique, sentiment de maîtrise sur le temps, moments de calme, de lien, de réappropriation de soi. Cette perspective oblige à repenser l’aménagement du territoire non plus comme un simple agencement de flux, mais comme un soin porté aux vies qui s’y inscrivent. Car derrière les cartes de transport et les logiques d’urbanisme, il y a des esprits qui se lassent.
Faire le choix d’une mobilité plus juste, plus humaine, plus territorialisée, c’est finalement faire le choix d’une société qui ne contraint pas ses citoyens à subir leurs déplacements du quotidien. C’est faire de la mobilité non pas une variable d’ajustement mais un levier actif de bonne santé physique et mentale, de justice autant spatiale que sociale, de dignité. Autrement dit : ce n’est pas seulement le territoire qu’il faut rendre accessible, mais la vie qu’il faut rendre plus habitable.