LE FIGARO – Vous publiez une note intitulée « Jeunesse et mobilité : la fracture rurale ». Comment caractériser la « jeunesse rurale » ? Qu’est-ce qui lie aujourd’hui, une jeune de 20 ans de la campagne normande à un lycéen du fin fond de l’Allier ?
Salomé Berlioux – Si l’on traite la question sous l’angle statistique, la jeunesse rurale est celle qui habite les communes « denses » et « très peu denses », soit 88% des communes françaises et 30% des 3 à 24 ans. Ces jeunes grandissent dans des contextes et des territoires très différents les uns des autres, dans les montagnes du Jura, les vignes de la côte Vermeille, les plaines de la Beauce… On a tendance à s’arrêter à cette variété de paysages et à ne pas chercher à analyser ce qui rapproche ces jeunes. Or, ils partagent indubitablement des réalités communes.
Ce qui frappe, ce sont les obstacles que ces jeunes ont à surmonter pour réaliser leur potentiel. En premier lieu l’éloignement des opportunités et les kilomètres à parcourir. Pour ne donner qu’un exemple issu de notre enquête : les jeunes ruraux passent en moyenne 2h37 dans les transports chaque jour. C’est 42 minutes de plus que les urbains. Près de trois quarts d’heure en moins par jour pour les loisirs culturels, la pratique sportive ou le temps en famille.
Y a-t-il une identité propre à la jeunesse rurale, peut-on parler de « conscience rurale » ?
Victor Delage – En France, trop peu de travaux se penchent sur les spécificités de la jeunesse rurale. C’est un non-sens. Notre étude fait état de systèmes de valeurs partagés et d’une conscience collective propre aux jeunes ruraux.
Ces jeunes montrent d’abord un fort attachement à leur territoire et à leur communauté locale : 63% d’entre eux disent souhaiter vivre leur vie d’adulte en milieu rural.
Leurs défis quotidiens – l’isolement géographique, le manque de services publics, les opportunités limitées et les stéréotypes négatifs – renforcent leur solidarité et leurs relations sociales. Contrairement aux idées reçues, plus les jeunes vivent dans des zones peu densément peuplées, plus ils déclarent avoir une vie sociale riche.
Enfin, cette identité est aussi façonnée par la dépendance à la voiture. Plus des trois quarts des jeunes ruraux (77%) passent leur permis de conduire entre 18 et 24 ans, et 69% des 18-29 ans utilisent quotidiennement leur véhicule, contre 38% chez leurs homologues urbains. Cette dépendance augmente avec l’âge, créant une vulnérabilité pour les 70% des jeunes ruraux de plus de 25 ans qui risquent de perdre leur emploi si leur mode de transport actuel est compromis.
Peut-on vraiment dire que la distance façonne les destins des jeunes ruraux ? Comment cela se traduit concrètement ?
S.B. – Grandir dans un territoire rural, c’est être loin d’un grand nombre d’opportunités. Cet éloignement oblige les jeunes à parcourir des kilomètres, pour se rendre au lycée, à un rendez-vous médical, à un entretien d’embauche ou faire des études. Et quand, pour des raisons de distance, de carence de l’offre de transports, de contraintes financières ou de manque de temps, ces déplacements deviennent impossibles, les renoncements se multiplient. Ce sont 53% des jeunes ruraux qui déclarent être mal desservis par le réseau de bus, contre 14% des jeunes urbains. Même estimation pour le train, avec 62% des jeunes ruraux qui s’estiment mal desservis versus 24% des jeunes urbains.
En ce sens, la distance façonne les destins des jeunes ruraux au moins à deux titres : dans leur vie quotidienne et dans la construction de leur parcours. Au quotidien, un jeune rural sur deux dit avoir renoncé à la pratique d’activités culturelles en raison de contraintes de déplacement ou de modes de transport. Aujourd’hui, des dispositifs pourtant vertueux comme le pass Culture ne sont pas pensés pour compenser cet éloignement dans la ruralité et échouent à remplir leur objectif d’égalité. Les jeunes ruraux dépensent principalement la dotation du pass pour consommer du contenu culturel à domicile, prioritairement des abonnements à des plateformes de streaming. Les jeunes urbains, eux, utilisent le pass pour accéder à des salles de cinéma ou de spectacles.
V.D. – Au moment de construire leur parcours professionnel, on retrouve de nouveau cet enjeu de la distance : 38% des jeunes ruraux en recherche d’emploi disent avoir renoncé à passer un entretien d’embauche en raison de difficultés de déplacement. C’est le double des jeunes urbains (19 %). Autre conséquence notable : le budget moyen d’un jeune rural pour les transports s’élève à 528 euros par mois quand il est à 307 euros pour les jeunes urbains du même âge. Un coût qui conduit les jeunes ruraux à renoncer à certaines opportunités professionnelles ou bien à entamer leur reste à vivre.
Peut-on dire que les jeunes ruraux sont éloignés de la « marche du monde » ?
V.D. – Éclairer la problématique de la distance dans les parcours de jeunes ruraux, ce n’est pas faire preuve de misérabilisme à l’égard des territoires. Ce n’est pas dire que ces jeunes sont éloignés de « là où ça se passe » ou qu’il ne fait pas bon vivre à la campagne. Là n’est pas le sujet. C’est plutôt regarder froidement les données, analyser leurs conséquences individuelles et collectives et appeler à un changement de paradigme, pour ce que ces paramètres soient enfin pris en compte par les pouvoirs publics et les dispositifs d’égalité des chances.
S.B. – Le problème n’est pas que les jeunes ruraux ne puissent pas sauter dans un avion pour Singapour en un claquement de doigts. Il ne s’agit pas non plus qu’ils partent tous vivre à Paris, Bordeaux ou Lyon, pas plus que de vouloir ouvrir des antennes de la Sorbonne dans chaque département rural. L’enjeu est que ces jeunes aient le choix. Sans être déterminés par une histoire de kilomètres.
Les jeunes ruraux disent avoir voyagé en moyenne dans 3,5 pays, chiffre inférieur à ceux de la jeunesse citadine (4,7 pays). Faut-il relativiser ce qu’on appelle la « génération Erasmus » ? N’est-ce pas surtout une jeunesse urbaine, et diplômée ?
V.D. – Le désir de s’ouvrir au monde n’est pas l’apanage des jeunes urbains. Notre enquête montre que 77% des jeunes ruraux affirment qu’ils aimeraient un jour vivre à l’étranger. Encore faut-il que cette envie ne reste pas au stade de fantasme et qu’elle puisse ensuite se réaliser concrètement. Or seul 1 jeune rural sur 10 a déjà eu cette opportunité pour une période excédant 3 mois.
S.B. – La libre circulation de la jeunesse est loin d’être une réalité pour tous. Malgré la notoriété et l’engouement pour Erasmus +, à peine 5% du nombre total des diplômés ont profité de ce programme d’échange en 2022. En ce sens, la mobilité internationale est une véritable modélisation du déterminisme territorial. Dans les zones urbaines, la concentration des réseaux et des ressources matérielles, la proximité des cultures qui y cohabitent, la familiarité de parcours internationaux, simplifient la recherche d’information et lèvent les barrières symboliques à une expatriation.
Le géographe Christophe Guilluy a montré qu’une partie de la France rurale, notamment près des littoraux, ne peut plus vivre là où elle est née, à cause par exemple de l’embourgeoisement de ces territoires lié à l’arrivée d’habitants des métropoles. Y a-t-il aussi un sentiment de frustration chez les jeunes ruraux, lié à la pression immobilière ?
V.D. – L’afflux des classes supérieures – notamment les retraités, les professions libérales et les cadres télétravailleurs – cherchant des maisons avec jardin, loin de grandes métropoles polluées et où le prix de l’immobilier flambe depuis longtemps,a intensifié la pression foncière et immobilière dans certains espaces ruraux. C’est le cas près des littoraux, mais aussi dans les zones frontalières et de montagne présentant un attrait touristique. Ces lieux de vie deviennent donc de moins en moins accessibles aux classes moyennes et modestes locales. Les jeunes ruraux sont particulièrement touchés.
S.B. – Dans ce contexte, certaines récentes séquences cristallisent ce sentiment de frustration chez cette population. On pense notamment à la fuite des Parisiens vers leurs résidences secondaires à la campagne pendant la pandémie de Covid-19. Cette liberté contraste fortement avec les contraintes quotidiennes des jeunes ruraux, limités par les coûts et les distances, quels que soient leurs talents et leurs motivations.
Votre étude montre une surreprésentation du vote RN chez les jeunes ruraux. Peut-on établir une corrélation entre le sentiment d’exclusion géographique, liée à l’absence de mobilité et le vote RN ?
V.D. – La jeunesse rurale ne se sent ni représentée ni entendue dans l’espace public. Elle se considère incomprise par des institutions qui ne s’adapteraient pas à son quotidien, bien différent de celui des urbains. Ce sentiment de décalage, voire d’abandon, se traduit sans surprise dans les urnes. Lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2022, outre l’abstention massive, 39,6% des jeunes ruraux ont voté pour Marine Le Pen. C’est plus du double des jeunes urbains (18,1%). À l’inverse, Emmanuel Macron n’a attiré que 16,8% des jeunes ruraux, contre 24,3% des urbains, et Jean-Luc Mélenchon, 16,2% contre 27,6%.
Les difficultés de mobilité géographique et sociale des jeunes ruraux participent en effet à alimenter le rejet des partis traditionnels. À titre d’exemple, plus le temps passé en voiture est long, plus le soutien à Marine Le Pen augmente : 34% pour moins de 30 minutes par jour, 43% entre 30 et 59 minutes, 42% entre 1 et 2 heures et 49% pour plus de 2 heures. L’isolement géographique joue aussi un rôle : 36% des jeunes ruraux vivant dans une petite ville, 41% de ceux vivant dans un village et 46% de ceux vivant dans un hameau ont voté pour Marine Le Pen au premier tour en 2022. Enfin, les critères socio-économiques amplifient cet effet de lieu, avec un vote RN majoritaire chez les jeunes ruraux parmi les classes défavorisées (57%), les diplômés de CAP ou BEP (60%) et les salariés du privé (51%).