Réforme territoriale : la « France des 36 000 clochers » a-t-elle fait son temps ?

Dans une note intitulée « Réforme territoriale: pour une démocratie locale à l’échelle des bassins de vie » pour l’Institut Terram (think-tank) qu’il publie avec le spécialiste des mobilités Jean Coldefy, le géographe Jacques Lévy plaide pour passer de 34 900 communes à 900 bassins de vie pour mettre fin au millefeuille territorial.

LE FIGARO. – Votre note accable l’émiettement communal français. La « France des 36.000 clochers » (34.900 communes en réalité) est-elle dépassée ? Pourquoi ? La fragmentation de la gouvernance des grandes villes a-t-elle entraîné une forme de clientélisme électoral, au détriment de l’intérêt public ?

Jacques LÉVY. – La révolution des mobilités et, plus généralement, des libertés spatiales est passée par là. Les 50.000 paroisses ont été pertinentes, elles sont devenues au mieux des quartiers. Aujourd’hui, l’aire de déploiement quotidien d’un individu touche plusieurs communes, parfois plusieurs dizaines, au sein d’un réseau personnel de lieux vaste et complexe. Les communes actuelles ne sont que de petits morceaux des sociétés locales.

Ce n’est pas un problème en soi, mais l’incohérence vient de ce que les élus de ses communes ont un « pouvoir de peuplement » considérable en contrôlant, de droit ou de fait, les politiques du logement et d’occupation du sol, en partage plus ou moins effectif avec les intercommunalités.

En 1953, après l’insurrection des habitants de Berlin-Est contre le régime de la République démocratique allemande (RDA), le Parti communiste avait distribué des tracts dans lesquels il expliquait que le peuple avait perdu la confiance de ses dirigeants. Bertolt Brecht avait alors sarcastiquement suggéré aux dirigeants déçus de, tout simplement, « changer le peuple ». À Montreuil ou à Levallois, à Ivry ou à Neuilly-sur-Seine, les maires ont, eux, réussi : ils ont fabriqué un « peuple » à leur mesure en s’échangeant sans vergogne des habitants qui risquaient de ne pas voter pour eux. Or, il n’est pas question ici d’une ville entière mais d’une petite partie de l’aire métropolitaine de Paris. Cela signifie qu’un quartier peut infliger des effets collatéraux lourdement indésirables à l’ensemble de la société locale sans en subir les conséquences. Comme on le sait, le déficit de mixité et la concentration des difficultés dans certaines zones se paient cher en sécurité publique, en performance éducative, en cohésion sociale, en qualité du développement… Tout cela pour satisfaire des objectifs clientélistes qui n’ont rien à voir avec l’intérêt public. On n’est pas très loin de l’idée de sécession telle que les libertariens la promeuvent aux États-Unis.

Dans le périurbain, on observe un phénomène comparable : d’abord, on ouvre quelques hectares à la construction de maisons individuelles. Ensuite, les nouveaux résidents, demandent du « calme », s’opposant à toute densification et diversification des habitants et des activités. Pour satisfaire ses électeurs, le maire cherche à bloquer le processus d’urbanisation, maintenant le mitage de l’espace des services squelettiques. Ce malthusianisme entrave l’intégration en douceur entre le monde périurbain et celui de la ville.

En quoi ce modèle a-t-il contribué à bloquer le développement de nos territoires, notamment en matière de transports ?

Comme ce sont pour beaucoup les mobilités qui ont changé la carte des bassins de vie, il est clair que ce n’est pas au niveau communal que l’on peut aborder les problèmes d’aujourd’hui sur ce sujet.

Un certain progrès a été réalisé lorsque l’on a créé des autorités organisatrices des transports (1982) puis de la mobilité (AOM, 2019). Cependant, malgré leurs périmètres agrandis par rapport aux communes, ces autorités souffrent toujours d’un décalage substantiel avec l’échelle des mobilités effectives. Sauf exception, elles n’intègrent pas le périurbain dans la gestion des mobilités alors même que les « couronnes » périurbaines sont précisément définies sur la base de leur lien, par la mobilité, avec le « pôle urbain » (centre et banlieue). Il n’existe donc aucune institution qui puisse agir sur la partie des déplacements qui concerne la couronne périurbaine et ses liens avec l’agglomération. Or c’est là que la voiture individuelle joue un rôle écrasant, posant les problèmes les plus aigus en matière de climat, mais aussi de pollution de l’air, d’imperméabilisation des sols ou d’urbanité. Un gouvernement à l’échelle des aires urbaines créerait ipso facto une autorité d’organisation des mobilités à la fois pertinente et cohérente.

Dans le cas de l’aire urbaine de Paris, on a la chance de disposer d’une autorité à la bonne échelle (Île-de-France Mobilités) mais, là où le bât blesse, c’est que le millefeuille métropolitain comprend une multitude d’échelons qui se partagent les compétences d’urbanisme. Comment imaginer dissocier la mobilité de l’ensemble de l’action publique urbaine alors qu’elle en constitue une dimension stratégique ? On marche sur la tête, non ?

Les maires ne sont-ils pas, aussi et surtout, l’échelon stratégique de notre démocratie ?

Dans la division des pouvoirs mise en place par la IIIe République et confirmée sous les IVe et Ve, les collectivités territoriales sont considérées non comme des gouvernements locaux ou régionaux mais comme des corporations qui peuvent accrocher sur les frontons des mairies des banderoles proclamant « L’État [national] peut et doit payer ». Ce système, qui a eu pour corrélât le cumul des mandats, qui permet aux élus locaux de camper dans l’appareil d’État pour mieux en tirer avantage est à la fois absurde et ruineux. Les pouvoirs démocratiques doivent correspondre à des enjeux, des compétences, des ressources et des responsabilités fondées sur des valeurs, non sur des corporatismes infra-locaux.

En revanche, pour parvenir à cette nouvelle architecture, dans laquelle les nouvelles municipalités constitueraient les entités politiques stratégiques de l’échelon local, il n’est nullement nécessaire de faire disparaître les communes actuelles. Bien au contraire, il est tout à fait utile qu’un échelon de première proximité soit conforté. Ce qui se passe avec les « freguesias » au Portugal, qui reprennent le périmètre des anciennes paroisses, mérite attention… Et aussi, tout bonnement, les arrondissements des grandes villes françaises qui peuvent servir d’exemple utile pour cet échelon réinventé. Ils ont un budget délégué, des missions qui favorisent le vivre-ensemble quotidien, et bénéficient d’une bonne relation avec leurs citoyens : ça marche !

En réponse, vous imaginez une France « organisée en environ 900 territoires locaux, de taille variable », correspondant aux « bassins de vie ». Qu’entendez-vous par des bassins de vie ? En quoi cette échelle est selon vous pertinente ?

Ce que nous appelons bassins de vie, ce sont, tout simplement, les sociétés locales. Ce sont les plus petites unités où se rencontrent et se combinent sur le même territoire, les marchés du travail et du logement, l’offre d’éducation, de loisirs et de commerce et, bien sûr, les mobilités qui relient ces diverses composantes. En pratique, ces sociétés locales ressemblent beaucoup aux aires urbaines qui, ce n’est pas un hasard, ont été conçues par l’Insee (actuellement sous le nom d’« aires d’attraction des villes ») pour prendre en compte les modes d’habiter citadins et périurbains actuels. Il y a environ sept cents aires urbaines qui regroupent plus de 93% de la population française.

Pour les habitants qui vivent en dehors de ces aires, en ayant des liens plus distants avec les villes, le bassin de vie peut être défini de plusieurs manières : par un réseau de petites villes, par un regroupement autour d’une ville un peu plus grande, voire par une constellation de bourgs indépendants.

Nous pensons que sur ces questions, les habitants devraient être largement consultés et, grâce à une autonomie fiscale retrouvée, ils seraient les mieux placés pour peser sur la décision : veut-on maximiser l’isolement, avec peu de moyens, ou l’intégration, avec des ressources partagées ? Pour nourrir leur délibération, ils bénéficieraient des travaux d’un Haut conseil des territoires, totalement indépendant, qui informerait régulièrement le public sur l’état et les dynamiques de l’espace français. Sur cette base, les autorités de niveau supérieur (national, mais aussi régional) pourraient, par des incitations financières, contribuer à une mise en mouvement des territoires, comme cela a pu se faire pour encourager les fusions de communes. Ce processus permettrait aux nouvelles municipalités ainsi établies, dotées d’un maire et d’un conseil démocratiquement élus, d’entrer en phase avec les espaces réellement vécus par leurs habitants.

Éric Woerth remettra prochainement son rapport au président de la République sur l’approfondissement de la décentralisation. Faut-il un « grand soir » de l’organisation territoriale ?

Ce serait improbable. Le seul « grand soir » de l’histoire récente fut la loi de 1982 dont les avancées… se sont aussi révélées être des reculs : on décentralisait une partie des pouvoirs de l’État central vers des échelons obsolètes ou peu pertinents. La vraie réforme aurait été l’application de la démarche « vivre ensemble » proposée par Olivier Guichard en 1976 car celle-ci cherchait à adapter la gouvernance à la réalité des sociétés locales.

Le principal changement qui a eu lieu ensuite s’est produit en 2014-2016 et a surtout porté sur le découpage des régions, la généralisation des intercommunalités et la fusion de 2500 communes. Ce n’est pas négligeable mais ce fut mené de manière technocratique, pour un résultat assez éloigné de ce qu’on serait en droit d’attendre.

Éric Woerth semble vouloir avancer sur l’autonomie fiscale, ce qui est en effet bien nécessaire, mais sans toucher à l’écheveau de la gouvernance local… Sans doute parce qu’il est difficile de demander à des élus de simplifier un système dans lequel ils sont parties prenantes et ils ont des intérêts personnels à défendre.

Dans la période récente, l’élément nouveau réside dans l’idée de différenciation (le premier D de la loi 3DS de 2022). Si l’on regarde les régions qui pourraient bénéficier de cette ouverture, on trouve en Alsace, en Bretagne, en Corse ou en Île-de-France des attentes s’inspirant de logiques fédérales, tandis que, dans d’autres territoires, les élus sont plus réticents à ce genre de réforme. On pourrait donc imaginer une évolution à l’espagnole ou à la britannique : des dévolutions de compétences, de ressources et de responsabilités variées en fonction des situations et des projets. Autrement dit, pas besoin d’un « grand soir » si la mise en mouvement des territoires est bien pensée et bien lancée.