Mille-feuille territorial : « Aujourd’hui, l’écart est béant entre l’espace vécu et l’espace politique »

Auteurs de la première étude de l’Institut Terram, nouveau think tank dédié à l’étude des territoires, Jacques Lévy et Jean Coldefy proposent des pistes pour résoudre le problème du mille-feuille territorial.

La première étude de Terram s’appelle Réforme territoriale : pour une démocratie locale à l’échelle des bassins de vie, a été écrite par Jean Coldefy, ingénieur de l’École centrale de Lille, spécialiste des mobilités, et Jacques Lévy, qui travaille sur la théorie de l’espace des sociétés, sur la géographie du politique, des villes et de l’urbanité, de l’espace public et de l’urbanisme. Alors qu’une nouvelle réforme territoriale est annoncée pour 2024, cette étude apporte une piste concrète face au millefeuille territorial et l’inadéquation entre bassins de vie et gouvernance locale.

Marianne : En quoi la répartition des compétences régions-départements-communes est-elle dépassée ?

Jacques Lévy :En 1789, les cinquante mille paroisses françaises correspondaient plutôt bien aux sociétés locales, tandis que les provinces, devenues départements, jouaient le rôle de régions. Avec les révolutions spatiales de l’urbanisation et de la mobilité, l’immense majorité de la population habite 700 sociétés locales correspondant à peu près aux aires urbaines (avec, dans chaque cas, un ou des centres, des banlieues et du périurbain).

Ces espaces vécus n’ont pas de gouvernement démocratique et les institutions existantes se sont progressivement décalées de la réalité des espaces pratiqués par les habitants. Les communes correspondent à de petits morceaux des sociétés urbaines tandis que les départements apparaissent comme des buttes témoins d’une géographie fossile.

Le résultat de ce grand écart croissant entre institutions et société, c’est, sans surprise, une série de déchirures musculaires, qui depuis cinquante ans, ont été traitées par des physiothérapies bricolées qui ne font qu’aggraver le mal.

On peut en citer trois. La plus connue, le mille-feuille : pour combler l’inefficacité des échelons existants, on les garde et on en ajoute d’autres. La plus absurde, le brouillage : comme il faut bien prendre les décisions à des échelles un peu plus pertinentes, cela se fait, avec les intercommunalités, dans l’opacité, sans que ceux qui décident n’aient de comptes à rendre aux citoyens à qui elles s’appliquent. La plus grave, l’atomisation : la fragmentation de la gouvernance des grandes villes a permis aux maires, qui contrôlent leur quartier et soignent leur clientèle électorale, de s’échanger les populations et à accroître les ségrégations ou à bloquer le développement.

Pour remettre les choses à l’endroit, il faut, pensons-nous, faire intervenir deux nouveaux acteurs. D’abord, une autorité indépendante, qui fournira régulièrement aux Français un état des territoires dans leur diversité, rendant possible une mise en mouvement des territoires et une meilleure adéquation des institutions aux espaces de vie.

Surtout, les habitants, qui sont aussi des citoyens, devraient être placés au centre du processus. Ils seraient consultés très en amont de toute décision portant sur les découpages territoriaux locaux et régionaux, notamment sous la forme de conventions tirées au sort qui délibéreraient sur les découpages et les périmètres souhaitables.

Comment définissez-vous le « bassin de vie » ? Et en quoi ce périmètre du quotidien n’est plus en adéquation avec le périmètre électoral communal ?

Jean Coldefy :Le bassin de vie c’est littéralement l’endroit où l’on vit, c’est-à-dire où on réside, où on travaille, se nourrit, se soigne, se divertit. À une époque, en 1900, où l’on parcourait 4 km par jour en moyenne, ce bassin de vie était celui de la commune, les communes françaises ayant alors un diamètre de 4 km.

Un siècle plus tard nous en parcourons 40 par jour, ce qui révolutionne notre mode d’occupation des lieux. Le problème c’est que notre système de gouvernance locale n’a pas suivi ce grand changement : les communes font toujours 4 km de diamètre. Comme les communes sont trop petites pour gérer la mobilité, l’aménagement, le logement, le développement économique, nous avons mis en place des groupements de communes, les communautés de communes et d’agglomérations et des groupements de groupements de communes : les syndicats de communautés de communes et d’agglomération. La France compte 45 000 structures communales et intercommunales. Les bassins de vie, c’est-à-dire les territoires cohérents en termes de résidence et de travail, ce que l’INSEE appelle une aire d’attraction des villes, regroupent 93 % de la population française. Mais si l’immense majorité des Français travaillent en ville, 50 % y résident. La périurbanisation est un phénomène massif qui se déploie depuis cinquante ans, mais tout se passe comme si ce décalage entre là où on réside et là où on travaille, le bassin de vie, n’était pas pris en compte par la gouvernance locale.

C’est cette déconnexion entre les espaces de vie quotidienne des Français et les périmètres politiques qui expliquent en grande partie les incohérences des politiques d’aménagement, de mobilité, de logement et de vivre ensemble. Le système actuel est illisible pour le citoyen, induit de très fortes lourdeurs par la multiplication des centres de décision, et est également l’une des causes du désintérêt croissant pour la vie politique puisque les structures intercommunales ne sont pas soumises au suffrage universel alors que ce sont elles qui portent les enjeux essentiels du quotidien.

Les villes sont le cœur de la vie quotidienne de l’immense majorité des Français. Il nous faut prendre en compte cette évidence et en conséquence construire un véritable gouvernement des villes, au sens des bassins de vie, donc avec des maires bien moins nombreux mais bien plus puissants. Les communes actuelles doivent rester l’échelon de proximité avec des budgets dédiés pour gérer des enjeux purement locaux, des arrondissements de nouvelles municipalités plus vastes. Tout ce qui a trait à la mobilité, à l’occupation du sol et au logement doit à l’évidence être pensé et organisé à l’échelle du bassin de vie.

Quel est le nouveau paradigme de la gouvernance locale en cohérence avec les bassins de vie des Français que vous prônez ?

Jacques Lévy : À certains égards, la démocratie locale ressemble à ce qui se passe à l’échelle nationale, avec un primat de l’exécutif sur le législatif, qui est particulièrement marqué dans les collectivités territoriales.

Les élections locales résistent un peu mieux à la hausse de l’abstention, mais sur un malentendu : beaucoup de décisions sont prises de manière peu transparente et sans légitimité élective par les intercommunalités, tandis que le maire bénéficie d’une image de « proximité » peu méritée dans les grandes villes et assombrie par son impuissance dans les petites communes où le maire est, en pratique, davantage un « chef de village » qu’un dirigeant politique.

S’ajoute la division du travail entre le local et le national qui est une spécificité française mise en place au début de la IIIe République : l’idée d’État local, complément de l’État national, est niée, en dépit des pouvoirs généralistes dont disposent les maires. S’y substitue une vision corporatiste des territoires locaux : leurs élus auraient pour mission non de gouverner leurs sociétés, avec comme tout gouvernant, une équation associant la liberté, pour proposer sous le regard des citoyens, des choix politiques, et la responsabilité, pour que ces choix puissent être mis en œuvre. En France, les élus sont invités à se comporter comme leaders d’un syndicat géographique. Ils s’emploient à arracher à l’État central des « moyens » et la technique la plus efficace a longtemps consisté à camper au sein de cet État en cumulant mandats locaux et nationaux.

Le cœur du problème, c’est l’autonomie politique des sociétés locales. Deux piliers sont absolument cardinaux à cet égard. D’abord, la correspondance entre l’espace vécu par les habitants et l’espace politique et, comme nous l’avons dit, nous souffrons actuellement d’un écart béant entre ces deux réalités, qui empêche en pratique toute gouvernance locale à la fois démocratique et efficace. Ensuite, la responsabilité financière est décisive, car elle seule permet d’assurer un dialogue sain entre les citoyens et leurs représentants.

Les dynamiques récentes qui aboutissent à ce que les recettes du bloc local dépendent de moins en moins d’impôts levés par les élus locaux et de plus en plus de transferts, mécaniques ou négociés, provenant des ressources nationales sont particulièrement funestes car elles masquent le lien inévitable entre ressources disponibles et politiques publiques. Il faut donc impérativement réautonomiser les finances locales et élire au suffrage universel ceux qui en tiennent les manettes.

Comment penser les mobilités ensemble, si l’on vous suit ?

Jean Coldefy : L’imbroglio du gouvernement public des mobilités est patent : aujourd’hui quatre structures ont en charge la voirie, les agglomérations étant les lieux où ces quatre gestionnaires opèrent simultanément ; les transports en commun sont éclatés entre la région, les agglomérations et parfois des syndicats de transport ; le stationnement est piloté par les communes et non par les communautés d’agglomération ; le covoiturage est porté par les communautés d’agglomération mais aussi par les Régions et des syndicats mixtes. On peut comprendre que l’électeur citoyen s’y perde.

Un gouvernement à l’échelle des aires urbaines permettra de sortir de ces travers où l’on sépare le pilotage des mobilités entre les agglomérations et le reste du territoire en oubliant la moitié de la population qui travaille en ville sans y résider et donc le fait que les villes exercent une influence allant bien au-delà de leurs périmètres urbanisés. Actuellement, pour les plus grandes aires urbaines, il y a 5 fois plus de déplacements depuis le périurbain vers les agglomérations que de places dans les TER.

C’est le résultat d’une gouvernance séparant les villes du périurbain. C’est à l’échelle des aires urbaines, des bassins de vie que doit se penser et s’organiser la mobilité. Une gouvernance à cette échelle donnera aux nouvelles autorités publiques les moyens juridiques de déployer des services de transports publics depuis leur périurbain, par la route, voire par le rail, en lien avec les régions qui gèrent aussi les liaisons entre villes, donc au-delà des seules aires urbaines. Avec cette réorganisation, la question des tarifs et des systèmes différents entre transports publics urbains et régionaux ne se posera plus puisque tout sera dans une même main. Cela permettra de résoudre également le problème actuel du versement mobilité payé par des entreprises présentes en agglomération mais qui, pour une bonne partie des salariés, n’induit pas d’offre de mobilité parce que l’on se situe hors du périmètre des agglomérations.