Accès à l’énergie en outre-mer : « Le problème, c’est l’absence de politique industrielle régionale »

Les zones non interconnectées (ZNI), majoritairement situées en Outre-mer, ne sont pas reliées au réseau électrique continental, rendant la production et la distribution d’électricité particulièrement complexes. Pour y assurer un tarif identique à celui de la métropole, l’État applique le principe inédit de péréquation tarifaire. Pourtant, derrière cette égalité de façade, les inégalités persistent. L’étude intitulée « Énergie en Outre-mer : enjeux d’un service public sous contrainte » réalisée par Lova Rinel pour l’Institut Terram, révèle que la question énergétique, loin d’être uniquement technique, engage des choix politiques essentiels. Dans les ZNI, l’électricité ne se limite pas à un service : elle incarne l’appartenance républicaine, la cohésion sociale et la possibilité d’un avenir commun. Entretien.
Marianne – Quelles sont les principales difficultés énergétiques spécifiques auxquelles les DROM sont confrontés, et pourquoi le mécanisme de solidarité tarifaire, bien qu’appliqué, reste-t-il insuffisant ?

Lova RINEL – Les DROM cumulent des défis majeurs : insularité, dispersion géographique, climat tropical, infrastructures vieillissantes, précarité énergétique élargie (coupures fréquentes, réseaux instables, populations hors-réseau). S’ajoute à cela une forte dépendance aux énergies fossiles importées, alors même que la transition vers les énergies renouvelables s’avère plus complexe à cause de contraintes environnementales et techniques propres à ces territoires et de l’absence de nucléaire.

Si la péréquation tarifaire permet aux usagers ultramarins de payer leur électricité au même tarif que les métropolitains, alors que le coût réel peut être jusqu’à dix fois plus élevé ; cette solidarité, unique au monde qui honore la fraternité de notre devise, s’arrête à l’égalité formelle. En pratique, elle ne compense ni l’instabilité des réseaux, ni l’accès inégal au service, ni l’incapacité de l’énergie à soutenir le développement économique local. 

Au final, la péréquation tarifaire agit comme un « plafond de verre » mais avec le paradoxe d’assurer une « sécurité sociale » : elle garantit l’apparence d’une égalité de droit, mais masque une inégalité de fait sur les conditions matérielles d’accès à l’énergie, sur la qualité du service et sur la capacité des territoires à en faire un levier d’émancipation.

Le cas de Saint-Georges-de-l’Oyapock, en Guyane, met en lumière une réalité paradoxale : malgré la présence de l’investissement public, l’intervention de l’opérateur et la mise en place de la régulation, le développement énergétique ne s’enclenche pas. N’est-ce pas la preuve que le problème dépasse la simple question d’infrastructures, pour relever d’une absence de relais local, de stratégie territoriale ?

Saint-Georges-de-l’Oyapock illustre en effet cette impasse. Une centrale thermique surdimensionnée y fonctionne bien en dessous de ses capacités, faute de dynamique productive locale. Le problème n’est pas l’investissement ou la technique, mais l’absence de politique industrielle régionale.

L’État investit, l’opérateur déploie, la régulation veille, mais il manque un relais local fort, capable d’inscrire l’énergie dans un projet. Ce déficit d’appropriation conduit à des paradoxes : équipements performants sous-utilisés, dépenses lourdes sans effets d’entraînement, utilité mal perçue. En d’autres termes, la continuité du service public bute sur les effets d’échelle et l’absence de politique industrielle régionale.

Dans des territoires ultramarins en proie à une « décroissance économique », comment penser un développement énergétique cohérent sans un tissu économique solide pour le soutenir ?

La « décroissance économique » qui touche certains DROM n’est pas un choix : faible industrialisation, rareté des zones d’activité, forte précarité salariale. Dans ces territoires, plus de 70 % de la consommation électrique est résidentielle ; la demande productive reste marginale. Le développement énergétique n’a pas d’intérêt en soi : il accompagne un développement économique fondé sur un projet industriel. L’énergie est la colonne vertébrale qui permet à un territoire de se dépasser, mais ce n’est pas elle qui en est le moteur. Une politique ambitieuse suppose un tissu économique solide : débouchés productifs, filières locales, effets d’entraînement. 

Cela suppose de repenser les politiques d’accompagnement, encourager l’initiative privée, l’innovation territoriale, la formation et la montée en compétence, et adapter la politique industrielle aux spécificités ultramarines. Il faut partir des ressources et contraintes locales pour inventer des logiques de création de valeur. À défaut, l’énergie restera une assistance ponctuelle, dépendante de transferts financiers, sans autonomie réelle.

Comment faire des zones non interconnectées (ZNI) des laboratoires d’innovation politique, sociale et énergétique, capables de redéfinir les fondements du contrat républicain et d’expérimenter des modèles de soutenabilité ancrés dans les réalités locales ?

Les ZNI, ces territoires français, majoritairement ultramarins, qui ne sont pas reliés au réseau électrique continental, offrent un terrain privilégié pour expérimenter des solutions innovantes en matière de soutenabilité, de gouvernance et de cohésion sociale. Longtemps perçues comme des marges à compenser, elles sont en réalité en avance sur de nombreux enjeux : adaptation aux contraintes climatiques, sobriété énergétique, résilience des réseaux, ingénierie collaborative.

Pour transformer les ZNI en véritables laboratoires, il faut sortir d’une logique de gestion par l’exception et reconnaître la valeur des savoirs locaux et du savoir-faire centralisé. Il faut dynamiter les effets de silo et optimiser les synergies entre le terrain et le centre. Les expériences menées dans les ZNI, si elles sont documentées et partagées, peuvent servir de modèle pour anticiper les transitions nationales.